Le jour
où la terre s’arrêtera
Quand il fait une belle nuit étoilée, M. Palomar déclare : « Je dois aller regarder les étoiles. » Et Calvino de souligner ce « Je dois ». Palomar dit : « Je dois » parce qu’il hait le gaspillage et ne saurait supporter l’idée de laisser perdre l’énorme quantité d’étoiles ainsi mises à sa disposition. Mais aussi parce que regarder les étoiles ne va pas de soi : il y faut un certain effort, et quelques conditions, qui ne sont pas toujours réunies ; à commencer par un ciel bien dégagé, et l’absence d’éclairage électrique, ainsi qu’il peut en aller sur une côte basse et déserte.
J’en connais un, proche de Palomar, qui partage ce sentiment d’un devoir à l’échelle et aux résonances astronomiques. Mais le souci qui l’habite revêt des formes plus spéculatives et moralisantes. Au point qu’il lui arrive, à la lecture des journaux où il est fait état des informations recueillies par divers engins lancés à profusion dans l’espace, non pas tant de douter de l’existence d’un monde extérieur, que de s’abandonner à une rêverie cosmologique dans laquelle le mythe de l’« île déserte » fonctionnerait pour ainsi dire à l’envers, la planète Terre étant assimilée à une île surpeuplée perdue, seule de son espèce, dans un univers désespérément vide et désert. Et lui de feindre de s’étonner (« Il n’y aurait donc de vie qu’en ce point infime de l’univers ? »), tout en sachant combien la nature peut se montrer dispendieuse, hors semble-t-il de toute proportion, en matière de semences : tant de graines, tant de pollens ou de spermatozoïdes gâchés au bénéfice d’une fécondation toujours aléatoire ; tant de mondes inhabités, voire inhabitables, pour un îlot unique où auraient été réunies les conditions nécessaires à l’apparition de la vie, à ses développements, voire, à terme, à son maintien, sa préservation ? Un îlot de vie, sinon de conscience, ce qui suffirait à restituer à la planète Terre, et avec elle à l’espèce humaine qui y a vu le jour, un peu de la position-phare dont elle se sera vue dépossédée au fil de quelques millénaires et de deux ou trois grandes révolutions, copernicienne et autres.
Le ratiocineur que je disais (sans que le terme soit nécessairement à prendre en un sens péjoratif) ne se soucie guère de la mort, non plus que du grand mystère des origines de la vie. Seule l’occupe et le poursuit – au point qu’il en ressente comme un vertige – l’idée qu’un terme puisse être assigné, sinon à toute forme de vie, au moins à celle qui a cours sur terre, et du même coup à l’épiphénomène que serait la « conscience ». Le fait qu’après une courte période durant laquelle divers signaux auront été émis dans l’immensité céleste sans rencontrer d’échos, ladite conscience puisse être vouée à s’éteindre, et l’univers à se retrouver plongé dans le silence qui effrayait tant Pascal, lui inspire un malaise qui ne peut aller que croissant, ce genre de questions n’étant pas de celles auxquelles s’arrêtent aujourd’hui les esprits sérieux. En dépit des résistances de l’Église, laquelle ne pouvait se faire à l’idée que la Providence souffrît aucun partage ni que le drame de l’Incarnation ait pu se rejouer, dans ce qu’il avait d’unique, sur d’autres scènes et avec d’autres acteurs, l’hypothèse avait fini par prévaloir d’une pluralité des mondes, à laquelle Descartes lui-même ne voyait pas d’objections. Avec, pour contrepartie, celle de la possible altérité de ces mondes, et des conflits qui seraient susceptibles de résulter de leur rencontre. Le paradoxe veut que là où la théorie de l’évolution a mis un terme à la fiction d’une intelligence supérieure, mais – comme semble l’être la vie – désespérément locale, et qui se serait retrouvée face à elle-même après avoir dû abdiquer toute hégémonie créationniste, ce qu’on dit être « l’humanité » se voie du même coup investie d’une responsabilité qui ne figure au programme d’aucune organisation internationale. L’heure n’est plus à l’attente de messages ou de visiteurs venus d’ailleurs, mais à la fuite en avant, les mêmes progrès dans le domaine technique et cognitif qui induisent à conclure à la solitude radicale de l’homme le poussant à essaimer. L’évolutionnisme s’accommoderait de voir les Terriens étendre leur présence dans le cosmos et coloniser quelques corps célestes plus accueillants que d’autres : à commencer par les roches qui recèleraient de l’oxygène, ce qui rendrait plus aisé un établissement humain. Quand ne commencerait pas à se faire jour l’utopie d’un univers déclaré « virtuel », dans le cadre duquel la circulation et l’échange d’information tiendraient lieu de pensée, sinon de « vie », quoi qu’on entende par là.