Au printemps 1940, lorsque les divisions blindées allemandes déferlèrent sur la France, je me trouvais, encore adolescent, avec ma mère, ma sœur aînée et ma grand-mère, dans une grande villa appartenant à des cousins éloignés, aux abords de La Baule, après avoir passé en Bretagne et en galoches l’hiver de la « drôle de guerre », ma mère ayant préféré ne pas rentrer à Paris à la fin des vacances précédentes, hantée qu’elle fut, dès l’ouverture des hostilités, par le pressentiment de bombardements de masse, d’une échelle sans mesure commune avec ceux auxquels elle avait pu être exposée durant la Première Guerre mondiale. Bizarre, paradoxale, la guerre sembla l’être encore, pour un bref moment, quand à la veille de l’armistice, en fin d’après-midi, alors que toute trace d’une présence militaire française avait disparu, une Wolkswagen décapotable de couleur grise marquée d’une grande croix rouge et conduite par un officier allemand qu’accompagnait une infirmière en blouse blanche fit le tour de la côte dite alors sauvage pour s’assurer de la tranquillité des lieux, où ne subsistaient que les affûts démantelés de quelques pièces d’une artillerie d’un autre âge disposées bien en vue sur les falaises rocheuses. Le lendemain matin, alors qu’une semaine plus tôt nous avions encore pu voir les nouvelles recrues faire gauchement l’exercice sous les murailles de Vannes, je devais connaître l’une des grandes peurs de ma jeunesse quand un bimoteur Dornier aux ailes d’un gris métallique arborant de grandes croix de fer noires et blanches déboucha soudain, à grand fracas au ras des toits devant l’église, au-dessus de la grand’rue où les tanks allemands firent quelques heures plus tard leur entrée, tourelles ouvertes, sur lesquelles paradaient les équipages, torses nus et cheveux courts, dûment bronzés, dans tout l’éclat mécanique et physique de la victoire.
Les jours précédents avaient vu une division d’infanterie de la Wehrmacht atteindre la Loire et se diriger vers Nantes et Saint-Nazaire, où une armada de près d’une centaine de navires de tout tonnage venus d’Angleterre s’employait à rembarquer ce qui restait, après Dunkerque, du corps expéditionnaire britannique, soit plus de cent cinquante mille hommes. En face de La Baule, la ligne d’horizon n’avait pas cessé d’être obstruée par une suite ininterrompue de bateaux que nous observions à la jumelle depuis la côte, quand un drame se produisit dont, si frappant qu’il ait pu être, nous ne mesurâmes pas sur-le-champ l’ampleur : au milieu de l’après-midi, l’aviation allemande, la Luftwaffe, fit son apparition, et nous vîmes très distinctement un stuka aux ailes d’oiseau de proie plonger en piqué sur ce qui semblait être un paquebot de moyen tonnage, et larguer sur lui un chapelet de bombes (j’en comptai trois) dont l’une le frappa au droit de sa cheminée. Sur quoi le navire se coucha presque aussitôt sur le flanc et ne fut pas long à sombrer. Mais les choses, pour nous, n’en restèrent pas là : plusieurs semaines durant, alors que nous avions adopté sans trop d’états d’âme un comportement d’estivants, des nappes de mazout ne cessèrent d’arriver aux abords des plages et des criques de la côte, entraînant avec elles les cadavres de jeunes hommes en chemise blanche et pantalon de toile kaki, bientôt répertoriés après avoir été délestés de leurs montres, bagues et bracelets d’identité, ainsi que des papiers et de l’argent qui pouvaient se trouver dans leurs poches, par quelque officier allemand dès alors accompagné de policiers français. Mon frère, de cinq ans mon aîné, venu à vélo de Quimper, où il étudiait, me confia plus tard qu’il avait lui-même manqué de peu de rejoindre l’Angleterre, et qu’il eût fort bien pu se trouver sur ce bateau.
À quelque distance de là, une île, la plus grande de celles dites du Ponant, Belle-Île-en-Mer, ne manqua pas de connaître de sérieux problèmes dans ses relations avec le Continent, les occupants tardant à se manifester, tandis que les hommes valides de dix-sept à cinquante ans recevaient l’ordre de s’embarquer vers une destination inconnue et se retrouvèrent en fin de compte à Casablanca, d’où une Administration dès l’abord aux ordres les renvoya sans tergiverser vers ce qui était déjà la France occupée. Sans doute, les lieux se prêtaient-ils mal à une entrée triomphale, si modeste fût-elle ; mais les vainqueurs se firent si bien attendre que les ressortissants de l’île commencèrent de s’en inquiéter, au point, les jours passant, d’en ressentir quelque humiliation : « Nous comptons donc si peu, qu’ils ne s’occupent pas de nous ? » Jusqu’au jour où la nouvelle arriva de Lorient qu’une vedette allemande venait de quitter le port et faisait route vers l’île. La population en ayant été informée, une petite foule se pressa sur le môle et les quais, au pied de la Citadelle. L’embarcation annoncée vint se ranger le long de la rampe d’accès et, la passerelle ayant été déployée, un officier de haut rang en descendit qui glissa, à peine débarqué, sur un paquet d’algues et s’étala de tout son long, suscitant un éclat de rire général, aussitôt réprimé dans la crainte des plus sévères représailles. Mais l’officier se releva en riant lui aussi ; et ce n’est que quelques jours plus tard, le 25 juillet, que le drapeau allemand fut hissé sur la Citadelle.
Je ne saurais dire si l’on eut vent, à Belle-Île, du sort tragique des soldats de différentes nationalités embarqués sur le bateau coulé au large de La Baule. Il aura fallu attendre plus d’un demi-siècle avant que ne soit levé le secret gardé sur ce drame depuis le jour de juin 1940 où la guerre fit irruption sous mes yeux, et pour la première fois en direct, dans ma vie d’adolescent. Il y a quelques jours (ceci a été écrit en septembre 2010), alors que je cherchais sans succès sur le Web la date exacte de l’entrée des troupes allemandes à La Baule, je tombai, en suivant l’un de ces plis associatifs dans la Toile qui pourraient passer pour autant de tours que nous jouerait l’inconscient, sur un site qui dès l’abord me bouleversa : j’avais sous les yeux des images et les éléments d’un récit, comme échappés du presse-papiers sous le poids duquel ils étaient demeurés si longtemps resserrés. Un site – puisque c’est ainsi qu’on nomme, en langage informatique, la partie des circuits de la mémoire vive par laquelle on accède à un ensemble d’informations plus ou moins cohérent et systématique –, mais qui ouvrit pour moi comme un précipice dans le temps même de sa découverte, sans que le hasard y fût pour rien. Ce qui m’était donné à voir et à lire sur l’écran de mon ordinateur correspondait en effet très exactement au souvenir, lui-même étonnamment précis, que j’avais gardé du naufrage de ce qui s’avère avoir été le HMT Lancastria, un transatlantique de luxe de la Cunard Line, transformé en transport de troupes, et coulé le 17 juin 1940, peu après 16 heures, à la suite d’une attaque aérienne et au lancer d’un chapelet de quatre bombes (une de plus que je n’en avais compté !). Conçu pour accueillir de deux à trois mille passagers et hommes d’équipage, il semble que ce paquebot ait eu ce jour-là à son bord entre six et neuf mille passagers sur lesquels on compta, après que les avions allemands se furent acharnés sur eux à coups de mitrailleuses et de bombes incendiaires, moins de deux mille cinq cents survivants, ce qui fait de ce naufrage, statistiquement parlant, l’une des plus grandes catastrophes maritimes de l’histoire, avec un nombre de disparus proche du double de ceux du Titanic ou du Lusitania.
Sans doute a-t-on dû à la volonté de Churchill d’insuffler à l’Angleterre, dans le grand style de la tradition impériale, la volonté de poursuivre la lutte en dépit de la défection de la France, qu’une telle catastrophe n’ait à l’époque pas connu le retentissement que l’on pouvait craindre, face à ce qui se tramait sur le Continent sous le masque du défaitisme. Quelques heures après la tragédie dont nous avions été les témoins, vint l’annonce de l’ouverture, « dans l’honneur », de pourparlers visant à l’arrêt des hostilités prononcée par Pétain de sa voix au chevrotement calculé, et d’autant plus insupportable cette voix, d’autant plus ignoble ce chevrotement, avec le recul du temps, qu’on a aujourd’hui la preuve irréfutable du parti que lui et ses pareils entendaient tirer d’une défaite qui ne répondait que trop bien à leurs vœux, ainsi qu’il advint dès l’automne avec les mesures prises de son propre chef par le régime de Vichy contre les Juifs. L’humeur changea le lendemain, 18 juin, quand ma mère, qui ne cessait d’écouter la BBC, m’appela à deux reprises dans la cuisine, en fin de matinée et dans la soirée, pour y entendre – c’est là l’une des grandes dettes que je me reconnais envers elle – un autre appel, lancé celui-là depuis Londres par un général français du nom de De Gaulle qui se trouvait être là-bas, dans cette île dont désormais tout dépendait : cette voix en effet autre, cette autre voix (je souligne) qui, dans l’instant, fit de nous des « gaullistes », à tout le moins de la première heure, ou soit dit pour prévenir toute confusion, des « gaullistes de guerre », ainsi que d’autres étaient ou seront, en leur temps et pour des raisons analogues, devenus communistes, voire « maoïstes ». À la grande fureur, dirais-je, de ma sœur, laquelle ne devait pas en rater une, tout au long de sa vie, et d’un groupe de réfugiés belges, abrités sous notre toit, qui n’aspiraient qu’à retourner à leurs affaires, sitôt la paix faite, si ce n’étaient là choses qui n’ont besoin, pour être dites ou écrites, ni du biais de la fiction ni des masques de l’autobiographie.
J’ai longtemps tenu pour un effet secondaire du Blitzkrieg, la « guerre éclair » à laquelle l’armée allemande dut, en 1940, ses premières grandes victoires, le fait que, coupant court à la grande colère de mes années d’enfance, moins de vingt-quatre heures aient suffi pour que cristallise un noyau dur de mon surmoi qui depuis lors n’a rien perdu de son intransigeance. Si difficile qu’il soit pour moi, sinon impossible d’imaginer ce que le témoin en herbe que j’étais a pu ressentir lors de ce premier baptême du feu que représenta pour lui la vue en direct du naufrage du Lancastria, l’image à laquelle se sera arrêté Blaise Pascal, et qui correspondait à une avancée théorique d’importance sur la voie d’une géométrie descriptive, celle d’un bateau qui se fait de plus en plus petit à mesure qu’il s’approche de la ligne d’horizon dans laquelle il finira par se résorber tout en prenant figure de « point à l’infini » – cette image m’aura longtemps occupé dans mes études sur la perspective des peintres sans que je soupçonne en rien le lien qui pouvait exister entre une expérience que j’hésite à qualifier d’infantile et une recherche qui aurait quelques titres à passer pour adulte. Ce qui s’est joué au large de Saint-Nazaire, dans l’après-midi du 17 juin 1940, ne se réduit pas à un codicille à la métaphore du voyage en mer et à la description de la configuration dite par Hans Blumenberg du Naufrage avec spectateur qui a eu cours dans la littérature européenne sous des modalités diverses après que Lucrèce l’eut introduite pour la première fois au départ du livre II du De natura rerum en l’associant à la position d’un spectateur qui aurait observé avec curiosité, depuis la terre ferme, la détresse d’autrui aux prises avec une mer secouée par la tempête… E terra magnum alterius spectare laborem, – ou quand la citation en appelle à une seconde, et autre main : loin de jouir de surcroît de me savoir en sécurité, comme l’aurait voulu Lucrèce, en bon épicurien, je m’étonnais seulement qu’il n’y eût pas de mot en français pour désigner un naufrage qui ne résulterait ni d’une tempête ni d’une catastrophe naturelle, mais d’une malignité humaine qui ne saurait prêter à aucun accommodement.