Au moment d’appareiller, le doute l’assaillit : qu’allait-il faire dans cette galère ? Vous avez dit « galère » ? – Un bien grand mot pour un gros canot à moteur ; et quant à prendre la mer, il en est qui s’y entendent mieux que d’autres : question d’habitude. À cette heure de la nuit, ferait plutôt frisquet. Mais revenons à nos moutons (– Vous avez dit des « moutons » ? – Il en est, chacun a son mot à dire sur tout, qui y voient un signe de pluie, d’autres l’annonce du beau temps). Ce matin, la météo marine n’était pas bonne. Ferais mieux de rebrousser chemin et d’aller à quai, ou à contre-quai, écouter Billie Holiday.
Pas demain la veille : le temps de siffler La Paimpolaise, ou de jouer les héroïnes de films noirs : « You know how to whistle, don’t you, Steve ? » Après un coup pareil, ça peut traîner en longueur. Attendre que les choses se tassent. Curieux, les mots. Tout semble bon à prendre, la mer, une femme, un bain, son temps. Pas le choix. À la guerre comme à la guerre, quand bien même, en juin quarante, beaucoup ont voulu croire qu’on en avait fini avec la dernière en date et qu’on pouvait rentrer chez soi, au lieu de filer à l’anglaise, pardon me, pour rejoindre ces quelques fous de Français qui ne l’entendaient pas ainsi. « Sur terre, sur mer et dans les airs, une force appréciable continue le combat ! » Play it again, Sam ! Et laissons la flotte française – la seconde du monde ! – croupir dans la gadoue et le déshonneur d’avoir préféré jouer les crapauds au fond de l’eau plutôt que d’aller donner un coup de main à ces cochons d’Anglais contre Hitler.
Que disait Jipé à propos d’Ulysse ? Les îles et les elles, il en aura connu beaucoup, lui, l’homme d’une femme et d’une île. La mienne me menaça de divorcer si j’acceptais le poste qu’on me proposait à Cornell : « Je ne t’ai pas épousé pour aller m’enterrer à Ithaque ! » Pénélope, pas vraiment son genre, ni le mien ; mais Ithaca ? Pas même une île, un trou perdu, tout entouré qu’il fût de bourgades aux noms tirés de L’Odyssée mais qui n’en fut pas moins, ne l’oublions pas, au temps du cinéma muet, comme une première mouture d’Hollywood : c’est là, dans les gorges de Watkins Glen, que furent tournés The Perils of Pauline, avec Mary Pickford ; tandis que les films-poursuites d’Harold Lloyd ont laissé leur marque dans les avenues surdimensionnées de ce qui n’est, encore aujourd’hui, qu’une bourgade universitaire.
Problématique pour le moins, d’un point de vue sémantique, le fait d’aller s’enterrer dans une île, ou d’y être enterré. S’y enfermer, peut-être ? S’y enclore, s’y reclure, au moins pour un temps. Celui pour Nabokov d’écrire Lolita. L’il et elle, comme le dit Agnès Varda. L’île ou elle. De deux choses l’île. Elle et Lui. L’escale en rade de Villefranche-sur-Mer ; visite à la vieille tante de l’un qui fait cadeau à l’autre d’une somptueuse écharpe (mais il n’y a là, me dit-on, qu’un remake, l’original avec Charles Boyer et Irene Dunne étant d’un bien meilleur cru). Une île est-elle à proprement parler une « terre », sinon pour les navigateurs qui n’ont rien d’autre à se mettre sous les pieds qu’un bout de planche ou de ferraille, voire un peu d’air comprimé dans un pneu (ils appellent ça un « bateau », « leur » bateau) ?
NB. Penser à rédiger ce papier pour demander à être incinéré, puis vaporisé, tel Stan Getz au large de Catalina Island. Ou Gene Tierney, répandant les cendres de son père dans la lande du Nouveau-Mexique, au galop de son cheval, dans Leave Her to Heaven. Cours toujours. Le temps viendra, Heaven Can Wait.
Oui, je me souviens maintenant : Ulysse autrement dit « Personne », Nemo (comme le capitaine du même nom, celui de Vingt Mille Lieues sous les mers et de L’Île mystérieuse). La tempête qui s’abat sur les Grecs quand ils doublent le cap Malée, sur la route d’Ithaque, et qui transporte la flottille dans un espace différent ; « Désormais Ulysse ne saura plus où il se trouve […] il sort en quelque sorte des frontières du monde connu, de l’oikoumenos humain, pour entrer dans un espace de non-humanité, un monde de l’ailleurs. […] Un nuage d’obscurité demeure toujours suspendu au-dessus des navigateurs, qui menace de les perdre s’ils se laissent aller à l’oubli du retour. »
Le nuage au-dessus de la mesa ; le nuage de Diderot qui « s’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger ». Si cauchemar de l’histoire il y a, il a ceci de spécifique qu’il ne prête pas au doute. Un cauchemar dont on a conscience qu’on ne s’en éveillera pas, dont on saurait trop bien par expérience que le doute (« Suis-je en train de dormir, ou non ? »), s’accompagnât-il de quelques pincements, ne saurait avoir sur lui aucune prise : ce pourrait être là une définition du réel.