Le voyageur et son double

À l’attention de Mrs Winifred Chute

Cardholder Services-Security Department

P.O.Box 2750

Omaha NE 68103

(sans date)

 

Chère Mrs Chute,

C’est avec le plus grand étonnement que j’ai pris connaissance des faits que vous relatez dans votre lettre en date du 2 janvier de cette nouvelle année dont j’ignore sous quel nom la désigneront, quand en viendra l’heure, les calendriers chinois. Que ces faits aient attiré l’attention de vos services est tout à leur honneur : ils n’ont en effet pas manqué de s’aviser que le retrait de 12 000 dollars effectué sur mon compte AE le 21 novembre dernier à Hong Kong l’aura été, compte tenu du décalage horaire, le même jour que celui où j’ai réglé la note d’un repas pris par moi et quelques amis dans un restaurant de Palerme, en Sicile, à des milliers de kilomètres de là. Les choses se compliquent du fait qu’un concours de circonstances malheureux a voulu qu’après cette transaction j’aie cessé d’utiliser cette carte pendant plusieurs jours durant lesquels d’autres dépenses de moindre importance continuèrent de s’inscrire sur les relevés que vos services ont eu le bon goût de conserver par-devers eux, et qui auraient fait l’objet d’un prélèvement automatique s’ils n’en avaient soupçonné le caractère délictueux. Il resterait à savoir comment une pareille fraude a pu être commise, et par le biais de quelle manipulation informatique, ou de quel procédé technique, prise d’empreinte ou saisie numérique de ma carte de crédit ? Mais qu’elle ait été le fait d’un individu, plutôt que d’une bande organisée me semble assuré.

 

Ce qui précède est en effet de peu d’importance au regard de ce que cette affaire a, pour moi, de plus stupéfiant, de plus mystérieux, et aussi de plus inquiétant : à savoir que la liste des dépenses dont vous avez su reconnaître d’emblée le caractère frauduleux, correspond exactement, sur le double plan chronologique et géographique, à toute une partie d’un long voyage que j’avais moi-même effectué en Chine il y a quelques années : de Nankin à Shanghai, en passant par Hangzhou, et Shu-Jo, et de là à Canton, par le train, et jusqu’à Hong Kong, via la rivière des Perles, dont les abords étaient encore exempts des gigantesques mégalopoles qui ont surgi en quelques années sur ses rives, tout se passe comme si l’escroc – ou présumé tel – avait mis ses pas dans les miens. Et cela jusque dans le détail, descendant dans les mêmes hôtels et usant des mêmes moyens de transport, à la seule différence du rythme autrement précipité de l’équipée et du terme qu’elle connut : là où je fis retour de Hong Kong à Paris, toute trace se perd de mon double, à l’exception d’une somme insignifiante dépensée à Taipei, et qui pourrait avoir correspondu – du moins me plais-je à le croire – à l’achat d’un guide pour la visite de l’île de Taïwan, Cette même île où je devais me rendre à mon tour quelques mois plus tard, et où il m’aura cette fois précédé.

 

Vous me demandez de vous adresser un affidavit certifié par l’ambassade des États-Unis. Reclus comme je le suis dans une autre île, à bonne distance de Paris, la chose me serait difficile dans l’immédiat. Je ne puis pour l’heure qu’attester sur mon honneur, à la mode américaine, n’avoir à aucun moment égaré ni ne m’être fait voler ma carte de crédit, pas plus que je n’ai quitté l’Europe durant la période considérée Quant aux voies par lesquelles celui que j’ai nommé mon double a pu avoir accès à une mémoire comptable dont les relevés qui me sont adressés périodiquement sont le reflet, et aux raisons qui auraient pu le pousser à reprendre jusque dans le moindre détail un périple qui n’avait en lui-même rien d’original, je n’en saurais rien dire sinon qu’elles me semblent être de l’ordre du rêve ou du fantasme : ce qui s’accorde mal avec l’objectivité et la rigueur avec laquelle vos services ont mené l’enquête.

 

Je vous prie d’agréer…, etc.