Full fathom five thy Father lies,
Of his bones are Coral made :
Those are pearles that were his eies,
Nothing of him that doth fade,
But doth suffer a Sea-change
Into something rich & strange
Sea-Nymphs hourly ring his knell.
Harke now I heare them, ding-dong, bell.
Par cinq brasses sous les eaux
ton père étendu sommeille.
De ses os naît le corail,
de ses yeux naissent les perles.
Rien chez lui de périssable
que le flot marin ne change
en tel ou tel faste étrange
et les nymphes océanes
sonnent son glas d’heure en heure.
Shakespeare, The Tempest, I, II, 400
Les deux hommes, apparemment gens de télévision, parlaient trop fort, sur le ton de l’invective, et le public entassé dans le bar situé près du port suivait des yeux leurs échanges ainsi qu’il l’eût fait d’un match de tennis, chacun des antagonistes renvoyant à son tour la balle, d’un côté à l’autre de la table qu’ils occupaient avec leurs amis ou invités. Ceux-ci se tenaient cois, ne songeant qu’à se faire les plus discrets qu’ils le pouvaient. À l’exception d’une femme très belle, qui n’avait rien d’une habituée du lieu, et dont on avait pu observer peu auparavant qu’elle dansait pieds nus : ce qui faisait de toute évidence l’objet de la dispute entre les deux yachtmen étrangers, de passage dans l’île : l’un, américain, qu’elle venait de bafouer publiquement, et qui dénonçait sa vulgarité ; et l’autre, grec, qui, croyant la séduire, vantait sa liberté ; mais non sans lui rappeler dans les termes les plus crus qu’elle était son employée, et qu’il ne tenait qu’à lui qu’elle ne remontât pas au matin sur son bateau. Sur quoi, la jeune femme ayant haussé les épaules, il la gifla.
Je regardais les hommes dans la salle, et me demandais si l’un d’entre eux allait se lever, pour corriger à son tour le truand et sortir du bar avec la belle à son bras comme l’aurait voulu ce qui ressemblait à une citation. La scène pouvant connaître différentes versions et être rejouée en boucle, sous des angles différents, ainsi qu’il en va dans le film de Mankiewicz. Mais nul ne s’y risqua. L’aurais-je fait moi-même si j’avais été seul ? Rien n’est moins sûr, quelque désir que j’aie pu en avoir : il me suffisait du sentiment de « déjà-vu » dont s’accompagnait le spectacle qui nous était offert pour préférer m’en tenir, ainsi que le voulait la citation de La Comtesse aux pieds nus, à la position de témoin qu’incarnait Humphrey Bogart dans le rôle du metteur en scène, plutôt que de briller dans celui du castrat. Sans compter que l’île n’avait pas la dimension requise pour faire office de chambre d’écho ou de caisse de résonance : il n’y avait là ni casino ni route de corniche ; juste un yacht de grand luxe.
Citer, ce n’est pas seulement lire, mais élire, avec tous les risques et les effets parfois incontrôlables que peut impliquer une semblable opération quand elle se déprend du règne de la lettre, pour se mesurer à celui des images, sans toujours disposer des ressources matérielles et techniques qui s’imposent, ou les ignorant délibérément. Qu’y a-t-il de commun entre citer quelques lignes d’un poème ou un extrait de film sinon le fait même de leur comparution, pour autant que l’on réussisse à l’organiser en termes visuels, voire narratifs, ainsi que l’on vient de s’y essayer à l’école du mélodrame hollywoodien ? Or c’est là que le bât blesse, reproche étant fait à qui s’y risque sans toujours s’être acquitté au préalable de la sacro-sainte remontée aux sources, de n’avoir nul souci des distorsions, voire des contresens, qui peuvent résulter de la méconnaissance du contexte dans lequel l’opération prend place et dont elle porte la marque, mais qui a lui-même toute une histoire. Comme si quelque chose existait, pouvait, devait exister, était seulement concevable comme une citation de première main. Comme si, dans son opération même, le seul fait de citer n’impliquait pas une manière d’arrachement, de séparation, qui ne saurait aller sans une violence qui peut s’avérer décisive. Telle est en effet la force destructrice de la citation qu’elle soit « la seule où l’on trouve encore l’espoir que quelque chose de cette époque survive – pour l’unique raison que cela lui a été arraché […]. La force de la citation n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire ». Hannah Arendt, qui cite ici Walter Benjamin, parle de « forage » à propos de la méthode à laquelle s’en sera constamment tenu ce maître de la citation, et qui rêvait d’écrire un livre entièrement composé de citations : « puiser l’essence dans la citation – comme on puise l’eau par forage à la source souterraine, cachée dans la profondeur. » À ceci près que là où l’élément liquide s’avère être le lieu d’une transmutation, la métamorphose marine, le « sea-change » shakespearien, qui se traduit par la métamorphose de l’œil et de l’ossature en ces deux objets qui prêtent à collecte, sinon à collection, que sont la perle et le corail, la citation telle qu’on l’expérimente ici procède suivant d’autres voies que celles de la métamorphose, et ne donne lieu qu’accessoirement à la production de quelques perles, littéraires ou cinématographiques.