Plus nous nous éloignions de la côte et progressions vers l’intérieur de l’île, plus paradoxal m’apparaissait le terme dont il usait dans sa correspondance pour désigner le lieu où il résidait depuis plusieurs mois : comment une « lagune » aurait-elle trouvé place à l’intérieur des terres à une telle distance de la mer, dans une région au relief prononcé et couvert d’une forêt particulièrement dense, aux allures de jungle ? Les rares missives que recevaient de lui les uns ou les autres gardaient sur ce point un silence qui avait de quoi étonner émanant d’un aussi fin linguiste et grand navigateur. Pas plus qu’on n’y trouvait la moindre allusion à un mode de vie apparemment si contraire à ses habitudes. À peine étions-nous arrivés à destination, avant même d’avoir quitté le canot à moteur à bord duquel nous avions remonté le cours de l’étroite rivière qui constituait l’unique voie d’accès au marais sur le bord duquel était établie ce qu’il disait être sa « cabane », de seulement le voir se tenir immobile sur le ponton, le dos tourné à la forêt qui se dressait là comme un mur, à quelques dizaines de mètres à peine du rivage, laissant nos hommes vaquer à la manœuvre, avec pour seul souci apparent de ne rien perdre, ni rien précipiter du moment qui venait à lui, je crus deviner partie des raisons qui l’avaient fait se retirer là, après la mort de sa femme. Pour en arriver à ce dernier message où il m’enjoignait de lui rendre visite au plus vite, avant qu’il ne fût trop tard.
L’équipée avait été fatigante : cinq heures dans un mauvais camion sur une piste défoncée, suivies de quatre heures dans un canot où il n’y avait place que pour trois, sans qu’il fût possible de s’arrêter pour se dégourdir les jambes sur les berges, couvertes de hautes herbes dures et coupantes qui ne laissaient rien voir du paysage environnant, avant de faire halte dans un dernier hameau de quelques baraques, dont un petit trading post, et de s’engager dans l’étroit passage taillé à même la forêt par la rivière. C’est dire le soulagement, doublé d’un grand étonnement, avec lequel, au débouché sur le lac, au terme de ce qui n’avait rien eu d’une descente au cœur des ténèbres, je découvris qu’en fait de « cabane », celle-ci tenait plutôt du bungalow et n’était pas dénuée d’un certain confort. Nous déjeunâmes de quelques poissons pêchés sur place, et d’un grand panier de fruits apporté par mon équipage. Après une longue sieste sous la véranda durant laquelle je dormis profondément, je me réveillai légèrement nauséeux et anxieux à l’idée du tour que prendrait notre rencontre. Ma surprise fut grande quand j’appris qu’il était parti chasser et ne reviendrait qu’à la nuit. Mais non sans m’avoir laissé la longue note manuscrite que voici :
« Pas facile de s’essayer à être une monade, au sens où l’entendait Leibniz ; pas facile de s’essayer à l’être, et à en être une ; pas facile d’être cette substance simple, mais dotée de mémoire, qu’est une “âme” ; pas facile de se vivre comme un “point métaphysique”, à l’origine et à la jonction de tout un jeu de perspectives. J’ai longtemps cru que m’y aiderait le fait de vivre dans une île, elle-même partie d’un archipel aux horizons indéfiniment multipliés, quelque part au bout du monde, s’il y a encore un sens à parler de la sorte. J’aimais l’idée qu’une monade n’eût point de fenêtres par lesquelles quelque chose puisse y entrer ou en sortir qui influerait sur elle ainsi que le ferait une cause externe : autre façon de dire que les changements auxquels elle est sujette découlent d’un principe interne. Sans doute une île n’est-elle pas une monade, pas plus que ne l’est une langue ; mais Saussure avait raison de dire qu’en matière de langue, et qu’il s’agisse d’influence ou d’emprunt, doit être considéré comme interne tout ce qui change le système à un degré quelconque. Les historiens ont beau jeu de montrer que les échanges ont le pas sur les refus ou les blocages. Mais si l’on doit en conclure qu’une île n’en est pas une, je préfère les anthropologues qui en tiennent pour l’objet “île” dans ce qu’il a tout à la fois de réel et d’imaginaire, de symbolique et de métaphorique, d’hypothétique et d’expérimental. Il s’en faut d’une lettre pour que, d’isola, on passe à ce qu’un neurologue comme Oliver Sacks s’autorise, moyennant quelques précautions de méthode et de langage, à considérer comme un isolat qui peut prêter, en tant que tel, à des observations et des expériences des plus fécondes.
« La mort de ma femme a coïncidé avec un déplacement géographique autant qu’existentiel. Là où nous avions mené jusqu’alors une vie d’anthropologues de terrain, avec pour horizon le plus constant et omniprésent une mer où s’éparpillaient une poussière d’îles dont nous habitions la plus grande, nous avions décidé ma femme et moi, de retourner la situation comme on le ferait d’un gant et de passer plusieurs mois par an à l’intérieur des terres. Du moins l’entretenais-je dans cette idée, la sachant condamnée. Elle disparue, je fis mien ce projet et, pour tourner le dos à l’étendue marine qui entourait de toutes parts ce bout de terre en fin de compte conséquent, allai m’installer au lieu que nous avions repéré, au bord d’un lac cerné par la forêt, laquelle ne laissait place qu’à une étroite bande de sable : soit l’équivalent d’un atoll – autrement dit une île formée d’un anneau de terre émergé entourant une étendue d’eau qui est comme un trou, une lacune, ouverte dans la jungle, et plutôt qu’une île à l’envers, l’envers d’une île. Ce qui me paraissait être bien dans la ligne de nos entretiens sur l’élasticité des concepts. »
L’espace où chasser n’était pas d’une étendue telle qu’on pût s’y attarder ; d’autant que le gibier y abondait, sous des espèces au premier abord assez peu ragoûtantes. Les préparatifs du dîner ne donnèrent lieu qu’à quelques remarques sur les problèmes d’approvisionnement. Quand nous en eûmes fini avec ces agapes, il fut le premier à aborder brièvement la question qui – l’amitié mise à part – motivait ma présence en ce lieu. Après m’avoir demandé si je connaissais la nouvelle « The Lagoon », partie des six Histoires inquiètes, si bien nommées, de Joseph Conrad, il me fit observer qu’en français à tout le moins, « lagune » peut être regardée comme une anagramme de « langue ». Ce dont il s’autorisait pour tirer de la relation marquée dans nombre de dictionnaires entre « lagune » et « lacune » (du latin lacuna) une leçon qui allait à l’opposé du dire de Mallarmé sur « la langue imparfaite parce que plusieurs ». Loin de voir dans la pluralité des idiomes la cause de l’imperfection de la langue, ce saussurien de stricte obédience y reconnaissait au contraire plus qu’un corollaire : un trait constitutif de la langue elle-même, dans ce qu’elle a de nécessairement lacunaire, fonctionnellement parlant. Babel aurait dû prendre place dans une île, à l’écart de la rivalité des empires et du conflit sans merci des religions monothéistes.
Nos adieux furent sans apprêts ni lendemain. Quelques semaines plus tard, j’appris qu’il était mort, victime (ainsi qu’il me l’avait laissé à entendre) de la même maladie que celle à laquelle sa femme avait succombé, trois ans plus tôt, et avait été incinéré sur le rivage de la lagune. On trouva dans ses papiers une courte étude sur la langue parlée à l’île de Pâques, de famille polynésienne ainsi que l’avait déjà conclu le capitaine Cook en voyant un Tahitien de son équipage se faire comprendre des Pacouans. Une autre brochure portait sur les Ahu, ces plateformes de pierre sur lesquelles reposent les célèbres statues géantes de l’île de Pâques qui toutes tournent le dos à la mer, et regardent vers l’intérieur des terres, en direction du terroir du clan. Tel qu’à mon départ il se tenait à nouveau debout, immobile sur son ponton, tournant le dos à la forêt, me regardant.