La fuite

Alors qu’il s’asseyait, ainsi qu’il le faisait tous les soirs, à la table qui lui était tacitement réservée dans le restaurant de l’hôtel proche du port où, sitôt débarqué dans l’île, il avait pris ses quartiers, il se souvint de quelques mots prononcés sur un ton sentencieux par Denis Roche, lors d’une rencontre machinée de longue date à Calcutta, au Tollygunge Club. Dans cet îlot de verdure au cœur de la ville tentaculaire où, à l’écart du trafic et de la poussière des grandes avenues, et loin du cloaque des bidonvilles, mais à proximité immédiate du temple de Kali où se pratiquent encore des rites sacrificiels d’un autre âge, une poignée d’Indiens fortunés affiche sous le couvert d’un club de golf des manières héritées de l’ère du Raj, au point que le port de vêtements traditionnels y soit interdit en dehors de quelques occasions festives où le goût du luxe et de la dépense s’accommode d’une touche d’exotisme à usage interne. Comme s’il avait fallu en passer par tout un méandre de mots et de conventions pour que l’adage émis par Denis Roche prenne tout son sens : « Tout homme fuit quelque chose. »

 

Du rebord de la terrasse auquel était adossée la table qu’il occupait, au troisième étage de l’hôtel, la vue donnait en contrebas sur une rue bordée d’arcades, et qui débouchait d’un côté sur une petite place où l’on retrouvait les mêmes arcades, mais peintes en trompe l’œil, et sur laquelle stationnaient en permanence une dizaine de taxis de couleur blanche, d’un modèle désuet, et de l’autre aboutissait au quai où accostait le ferry qui, deux fois par jour, assurait la liaison avec le Continent. Le décor ainsi dressé à la nuit tombée me faisait irrésistiblement penser à la rue de Venice, aux abords de Los Angeles, où prend place le long plan-séquence sur lequel s’ouvre La Soif du mal d’Orson Welles : ce double parcours dont l’entrelacement revêt les apparences d’un montage parallèle, le cheminement, pédestre, du couple nouvellement marié formé par Janet Leigh et Charlton Heston dans le rôle du procureur mexicain, et la lente et silencieuse progression de la longue convertible elle-même de couleur blanche, et dont le spectateur est seul à savoir qu’une bombe à retardement a été introduite dans son coffre, qui peut exploser à tout moment, ainsi qu’il adviendra une fois passé la frontière.

 

Dans ce contexte, il se prit à imaginer divers scénarios dont la matière lui était fournie par le comportement des habitants du lieu ou de ceux qui ne faisaient qu’y passer : une violente dispute entre un père et son fils, l’arrivée inopinée d’un petit contingent de matelots étrangers en goguette débarqués de quelque destroyer ancré en rade du port, un bus venu de l’intérieur des terres, et chargé jusque sur le toit de passagers mêlés à quantité de ballots, et le départ d’une course cycliste, pour ne rien dire de quelques policiers errant de-ci, de-là, apparemment sans but, et qui semblaient eux-mêmes faire partie intégrante du décor, tout semblait pouvoir servir de prélude à quelque comédie.

 

Quelques jours passèrent, qui virent la scène se transformer insensiblement. Les policiers se firent plus nombreux, tandis que des agents en civil se mêlaient à eux, qui allaient d’une porte ou d’un étal à l’autre, en quête semblait-il d’informations. Plus frappante encore fut l’apparition sur les toits avoisinants d’hommes en armes, à l’uniforme et à la nationalité mal définis. Deux véhicules de la police d’État stationnaient désormais parmi les taxis sur la place adjacente à l’hôtel où il demeurait. Il se perdait en conjectures et bâtissait toutes espèces de romans autour de l’événement qui semblait se nouer là, quand il vit trois policiers en civil pénétrer dans l’immeuble, et les entendit monter rapidement l’escalier. Un instant plus tard, les trois hommes faisaient irruption, revolver au poing, dans la salle du restaurant, à cette heure-là déserte, et s’emparaient de lui sans qu’il leur opposât la moindre résistance.