L’homme sans tête

Était-ce un rêve du petit matin, à la veille d’une visite chez le médecin qui semblait devoir être de peu de conséquence ? Pour des raisons strictement thérapeutiques que j’ignore, on doit me couper la tête, ce qui ne semble à ceux qui m’en avisent guère plus grave que couper un bras, ou un pied. Et rien ne presse (« Il faudra y penser. Vous aurez tout le temps de vous habituer à cette idée »). Une seule chose est sûre, qui n’a rien d’une « idée » : je n’y verrai plus rien. Pour le reste, apparemment pas de problème, vie normale (à part la cécité), et surtout nulle trace de sang ni de cicatrice apparente, ce qui importe au voyant que je suis encore. Je m’imagine réduit à une manière d’étui cylindrique, clos par une poche souple en plastique noir, un peu comme une chambre à air.

La nouvelle commençant à se répandre, je suis invité au séminaire de Lévi-Strauss, où l’on parle de tout autre chose, tandis que je fais passer un disque de Frank Sinatra. Le tout paraît de peu d’intérêt, nonobstant que, subitement, on envisage de précipiter les choses et d’opérer le dimanche à venir – ce qui ne saurait se faire dans l’île.

 

Une chose m’inquiète, bien que me trouvant semble-t-il à Paris : mon état, pour l’heure en apparence normal, justifiera-t-il un transport en hélicoptère, ou me faudra-t-il, comme à l’ordinaire, prendre le ferry pour me rendre sans plus de formes sur le Continent ? (Il semblerait qu’en cas d’urgence les secours ne demandent guère qu’une heure de plus que ceux qu’on est en droit d’attendre à la ville.) Et qu’en sera-t-il du retour, quand je n’y verrai plus ? Avec le temps, le sens de certains mots tend, à la lettre, à s’inverser : on apprend à ne plus faire retour sur le Continent mais dans l’île.

La fenêtre s’ouvrit d’elle-même, sans nulle violence, et je m’éveillai. Il y avait là des gens qui me regardaient, par-dessus le mur, sous une pluie fine, sans mot dire. Des loups.