Des menus objets et papiers que contenaient mes poches, et dont ils m’avaient dès l’abord délesté, j’avais conservé ma montre. « You may need it », « Vous pourrez en avoir besoin », se borna à me dire l’un des trois comparses en me la restituant après en avoir avancé d’une heure les aiguilles, geste où je reconnus l’indice d’un changement de fuseau horaire que confirma le rapide lever du jour, et dont j’inférai que nous volions vers l’est et nous trouvions déjà, nonobstant la vétusté de l’appareil, à bonne distance de notre point de départ, toutes fenêtres étant par ailleurs closes sans que je sois à même de savoir si nous survolions la terre ou les flots.
Sans doute mes ravisseurs m’avaient-ils drogué en me donnant à boire dans l’avion, car je n’ai conservé nul souvenir, ni de l’atterrissage ni de mon transfert dans un lieu dont je ne fus pas long à faire le tour à mon réveil : à en juger par l’épaisseur des murs dans lesquels s’ouvrait, à plus de deux mètres du sol, une étroite lucarne, la salle semi-circulaire où j’étais enfermé correspondait semble-t-il à un étage d’une tour cylindrique érigée à bonne hauteur au-dessus de ce qu’une fois grimpé en haut de l’échelle je découvris être un petit port fortifié d’apparence exotique. L’inconfort de la position et l’angle de vue étroitement resserré auquel se réduisait cette unique ouverture sur l’extérieur excluant toute contemplation prolongée aussi bien que toute vision d’ensemble des lieux, je me lassai bientôt d’observer les allées et venues d’une flottille de petits bateaux de pêche aux vives couleurs. Mais il suffit de l’arrivée de ce qui me parut être un ferry-boat pour que levât en moi une question qui m’occupa bientôt tout entier et dont la résonance alla s’amplifiant à mesure que s’imposait la donnée d’un trafic régulier, dont je m’efforçai de reconstituer l’horaire précis en usant de la montre qui m’avait été laissée (« You may need it ! »). Sans en avoir autrement conscience, j’en vins progressivement à m’inquiéter non pas tant du lieu où j’étais présentement relégué que des indices ou des repères auxquels je saurais reconnaître si je me trouvais ou non sur une île. Toutes les conditions étaient en effet réunies – dans quel obscur dessein ? – qui prêtaient à une expérience des plus objectives : à quels indices, transporté qu’il se verrait de but en blanc, toutes amarres rompues, dans un lieu inconnu, un familier de la vie insulaire pourrait-il reconnaître s’il se trouve ou non sur une île, sur la base de toute autre source d’information qu’une modeste lucarne qui excluait jusqu’à l’idée d’une vue d’ensemble. Les ferries qui assurent la liaison avec le Continent, dans l’île où je passe une part de mon temps, ont leur port d’attache auquel ils font retour chaque soir pour y passer la nuit. Si fiction il devait y avoir, elle commençait pour moi, au stade où j’en étais, au seuil à partir duquel une pareille question, qu’elle ait ou non un sens, l’emportait sur toute autre considération, à commencer par la façon dont je me serais si bien laissé prendre à ce jeu qu’il m’occupât tout entier.
Et puis il y avait cette lucarne, ultime « regard » où toute distinction entre l’intérieur et l’extérieur était comme abolie. Ce semblant de fenêtre que je ne pouvais ni ouvrir, ni fermer, ni manipuler de quelque façon que ce fût, cette ouverture qu’il m’était cependant impossible d’ignorer, voire d’en faire abstraction, et par le travers de laquelle, loin de m’arrêter à ce qui m’était donné à considérer, j’étais constamment renvoyé à mes arrières et saisi, emporté dans la grande dérive de la somnolence et du rêve.