ULTIMO BAGAGLIO : c’est là l’étiquette en grandes lettres noires sur fond d’un jaune phosphorescent sous laquelle lui parvint, à son retour à Paris, son unique bagage : un sac de voyage des plus ordinaires dont il avait fait l’acquisition sur place, à Venise, peu avant son départ précipité. Selon toute apparence, cette étiquette avait été apposée, bien en vue, sur l’un des côtés du sac, à l’aéroport Marco Polo, où il fut le dernier à se présenter au comptoir d’enregistrement, en fin d’après-midi, avant que la soute de l’appareil ne se refermât sur ce signal. Mais quel ne fut pas l’étonnement du propriétaire du sac quand il découvrit que celui-ci avait été délesté de son contenu pour faire place à un autre, d’une nature pour le moins singulière.
Ultimo bagaglio – le dernier bagage, celui-là après lequel il n’en sera plus accepté d’autre, l’heure en étant passée, ainsi que le critique Nicolaï Taraboukine avait pu le dire du « dernier tableau » – un monochrome exposé par Alexandre Rodtchenko à Moscou, en 1923. Le dernier bagage, le dernier tableau – censés qu’ils seraient correspondre l’un et l’autre à la fin d’une partie dont ils scelleraient chacun pour sa part la clôture. Quitte pour le jeu à se poursuivre à guichets fermés, sur un mode toujours plus compulsif, dans l’attente d’un nouveau départ ou d’une relance hypothétique. Ce qui correspond assez bien à l’idée d’un viatique, dans la double acception du terme, qu’il s’agisse de la communion portée à un mourant ou du pécule dont peut disposer un voyageur. Quelque chose comme un bagage minimum alloué à qui peut y prétendre, quand il ne lui est pas refusé, voire dérobé, l’intéressé se retrouvant avec entre les mains un sac vidé des effets, des livres et des papiers qu’il y avait placés. Tel un livre dont le volume imprimé aurait été excavé, et qui se réduirait à une boîte ne contenant que de menus objets, parmi lesquels quelques articles de papeterie et d’écriture, dont la réunion hétéroclite faisait penser à un kit de survie : l’ultime bagage, la trousse de dernier recours où s’annonce, sinon la clôture de l’histoire, à tout le moins la défection du récit (l’écriteau entrevu à l’aéroport de Tel-Aviv, à la veille de la guerre des Six-Jours : « Le dernier qui quittera les lieux sera prié d’éteindre la lumière »).
L’incident qu’on a dit se produisit au terme d’une période de sa vie durant laquelle il avait cru pouvoir forcer la note en s’enfermant durant plusieurs mois, pour y travailler, dans un cabanon sur la lagune, aux abords de Torcello, d’où il ne s’extrayait que pour se procurer quelque nourriture et, plus rarement, pour rendre visite à un restaurateur de tableaux qui vivait avec sa sœur, une belle femme mais de sévère apparence, dans une grande ferme dont les hauts murs donnent sur le canal jouxtant la basilique. L’homme – un autodidacte dont le talent de copiste avait attiré l’attention de Michelangelo Muraro, alors directeur de la Ca’d’Oro, à Venise, lequel en vint à lui confier des travaux toujours plus importants, au grand déplaisir des spécialistes patentés – occupait dans cette bâtisse une salle de vastes dimensions dont les parois étaient couvertes, bord à bord, par les copies de toiles de très grand format parmi les plus célèbres de l’école vénitienne : l’épreuve consistant pour le visiteur à identifier les deux ou trois tableaux authentiques de Giovanni Bellini ou de Carpaccio que le restaurateur avait à charge de nettoyer et qui se fondaient de surprenante façon dans cet ensemble pour le moins déroutant, mais qui excluait toute idée de « faux ». De ce que furent les conversations entre ces deux manières de Robinsons, on ne peut que supputer qu’elles portèrent sur l’isolement, la séparation dans laquelle ils opéraient l’un et l’autre, et qui avait elle aussi quelque chose à voir avec l’hypothèse de l’île déserte en même temps qu’avec la constitution d’une archive privée, sinon d’un semblant de musée à usage strictement intime.
Les jours allant se raccourcissant à l’extrême, tandis que la nebbia étendait son règne humide et cotonneux sur la lagune, sa santé se détériora rapidement, et il se trouva bientôt dans une situation proche de celle de l’écrivain se mourant sous sa tente de la gangrène, dans Les Neiges du Kilimandjaro, tandis que se défait sous lui son manuscrit, dans l’attente de l’avion qui pourrait le sauver – l’image s’en mêlant, dans ce qui ressemblait à un rêve, à celles, plus confuses, de Mort à Venise, sur fond d’adagietto malhérien. Les choses changèrent brusquement quand la sœur du restaurateur, avec laquelle il n’avait jusque-là échangé que quelques mots, et à qui son frère déniait tout droit de regard sur ses propres travaux, fit brusquement irruption dans le cabanon pour en extraire le malade et le conduire d’autorité à l’aéroport Marco Polo, en passant par Venise où il fit l’achat d’un sac de dimensions suffisantes pour contenir, outre ses quelques vêtements et objets de toilette, le manuscrit auquel il avait cessé de travailler depuis bon nombre de semaines. Or si grande était sa fatigue qu’il s’en remit à la femme d’en prendre soin durant la remontée de la lagune en motoscaffo et jusqu’au moment de l’enregistrement, lui laissant tout loisir de procéder – à quelles fins, charitables ou non, et mue par quelle curiosité, ou par quelle jalousie, quel obscur ressentiment ? – au tour de passe-passe dont il avait été victime. Ce qui, dans l’état d’hébétude où il se trouvait, passait pour lui l’entendement.