La tempête

« Tout ce qui vient en premier dans Shakespeare est important. » Jules César, la pièce à laquelle W.H. Auden se réfère en ces termes dans ses commentaires sur Shakespeare, débute par une scène de foule : la foule passive et versatile, la foule que le discours le plus retors suffit à faire changer de visage et d’humeur, mais qu’il faut avoir avec soi, de son côté : cette même foule dont César, l’homme du destin, était le maître, et dont Antoine – comme parle encore Auden – « chevaucha brièvement la vague impétueuse », avant qu’Octave ne rétablisse pour un temps la pax romana. Tout un programme, toute une histoire qui en appelle dès alors à quelque chose comme une scène, au sens générique du terme.

 

Sans plus de métaphore, semble-t-il, The Tempest s’ouvre sur la perturbation atmosphérique qu’annonce le titre : non pas une vague, si impétueuse soit-elle, mais une tempête d’une violence extrême, encore que pour une large part sonore et verbale, ainsi qu’il peut et doit se faire au théâtre : grand bruit et tonnerre, éclairs, cris et vociférations, appels à la manœuvre, disputes et échanges d’injures sur le point de savoir à qui revient l’autorité en pareille circonstance entre le maître d’équipage et la suite du roi de Naples, son passager, dont le fils, Ferdinand, aurait été le premier à faire le saut hors du navire en criant : « L’enfer est vide et tous les démons sont ici ! » Mais ce ne sera déjà plus là qu’un ouï-dire, passé ce qu’Auden qualifie de « prologue » : entre-temps, et sans que rien ou presque n’ait été dit ni montré de ce qu’il était advenu du navire en perdition et de ses occupants, Miranda, la fille de Prospero étant la seule à s’insurger contre un événement qui semblait n’avoir rien de naturel, la scène se sera déplacée sans plus tarder de la mer à la terre, au lieu spécifié dans le texte : « L’île, devant la grotte de Prospero. »

 

Un prologue, la scène de tempête sur laquelle s’ouvre la pièce de Shakespeare qui de la tempête porte son nom ? Pas plus que n’en est un la scène de foule sur laquelle débute le Jules César. Mais pas davantage un prélude, non plus qu’un frontispice ; rien là qui vise à l’effet d’annonce, rien qui soit de l’ordre de la présentation ou de l’exposé des motifs, rien qui ressemble à un hors-d’œuvre, un simple avant-goût. Quelque chose plutôt – pour user d’un parler qui a, dans l’après-coup, sa pertinence – comme une mise en circuit résultant du branchement sur un champ de forces, un ensemble de flux, un réseau d’intensités, avec tous les effets qui peuvent en résulter en termes de contact, d’éclairage ou de commutation, voire d’interruption, de sautes de courant qui peuvent aller jusqu’au court-circuit. Dans Jules César, on passe du moment où l’inertie des masses connaît plus que des frémissements à celui où l’on assiste au déploiement d’une énergie dont les fluctuations iront de pair avec les détours d’une rhétorique rarement en défaut quand il s’agit de manipuler une foule, mais qui s’avère être sans prise réelle sur les masses. Dans La Tempête, le cataclysme initial va céder la place à la découverte qu’il n’y aurait eu là qu’un tour de magie – mais (pour parler ainsi que Nabokov le fait de Proust), quel tour et quelle magie !

 

Quelle magie ! Mais, aussi bien : quelle magie ? Avec un point d’interrogation : la question portant sur la nature de ce qui a toutes les apparences d’une science qui se pourrait réduire à un ensemble de formules – on dirait aujourd’hui d’algorithmes – contenues dans un livre unique, mais qui demanderaient pour produire leur effet que celui qui les prononce le fasse dans la tenue appropriée : soit le livre et le manteau auxquels Prospero dira renoncer quand l’opération qu’il aura su conduire avec leur aide viendra à son terme. Quel chef de guerre, quel leader révolutionnaire n’aura rêvé de disposer du moyen de mobiliser des forces de la plus extrême violence, sans avoir à en payer le prix ou s’en remettre à ses proches, de limiter les dégâts ou les réparer, ainsi que Zhou Enlai s’y sera employé pour le compte de Mao au temps de la grande révolution dite « culturelle », sans qu’il y ait eu, dans ce théâtre éminemment tragique à sa façon, rien qui pût passer pour du semblant.

Chez Shakespeare, la tempête ayant accompli son office sans que rien ne se laisse encore présumer de sa vraie nature ou semblance, la scène s’établit en son lieu propre, avec toutes les implications qui en sont le corollaire : « une île déserte » ou pour mieux dire « inhabitée » (The scene : an uninhabitated island) : il aura fallu attendre ce qu’on regarde communément comme la dernière œuvre autographe de Shakespeare pour que le mot qui correspondait jusque-là dans le casting de ses pièces à l’action – comme parlera Boileau – qui en faisait le sujet, quels que fussent le ou les lieux où elle se passait (« à Elseneur », « à Troie, ou dans le camp des Grecs », « tantôt en France et tantôt en Toscane », ou plus cavalièrement encore : « dans différentes parties de l’Asie Mineure »), pour que ce terme en vînt à désigner l’espace déclaré « scénique » où ladite action devait trouver son inscription spécifiquement théâtrale sous son double aspect visuel et acoustique, dramatique et textuel.

 

Un glissement sémantique analogue se marquait déjà dans le casting du Roi Lear par la suppression du syntagme « se passe à » pour faire place à une formulation qui, dans sa brièveté, sonnait comme un défi : « La scène : la Grande-Bretagne. » En 1993, au théâtre de Gennevilliers, Bernard Sobel eut l’idée de faire appel à Maria Casarès pour interpréter le rôle éponyme, et masculin : ce dont elle s’acquitta, trois ans avant sa mort, de sa voix grave et calcinée, poussant à l’extrême la confusion des genres, aux antipodes de la performance d’un castrat. Pour cette production, l’artiste romaine Titina Maselli conçut un dispositif scénique dont l’évidence le disputait à la simplicité : mêlées à des cartons d’emballage disloqués, des toiles à demi déchirées étaient étalées à même le sol du théâtre comme une immense carte de géographie censée évoquer les îles Britanniques, et sur laquelle les acteurs se déplaçaient sans que jamais se rompe l’unité à laquelle tendait la scène, dans sa définition nouvelle et proprement topique.

 

Va pour la Grande-Bretagne, et pour les îles dont elle est constituée, avec – pour ne pas parler de l’Irlande, et traversant de part en part la principale d’entre elles – une frontière en apparence ineffaçable et qui tient tout de l’histoire. Mais l’île de La Tempête, et ce qu’elle peut avoir de « déserte » sur le plan opératoire ? On ne saurait dire comment la grande femme de théâtre qu’était La Maselli aurait abordé le problème que pose le syntagme « île déserte » dans le casting de La Tempête. Comment l’évoquer, le représenter, lui donner forme de « scène », comment, en un mot, le figurer, sinon pour ce qu’il est : une idée ? Mais je ne doute pas que l’intelligence qu’elle avait de la chose littéraire autant que du théâtre ne lui eût fait rechercher dans le texte lui-même les index de la figurabilité : telle est en effet la nature de l’opération qui fait le fond de La Tempête – l’opération plutôt que l’action, le fond plutôt que le sujet –, qu’elle s’accorde en chacune de ses composantes à l’hypothèse de l’île déserte, et y trouve sa condition.