Le sourire des bouddhas

Fractales ou pas, le paysage qui émerge ici de l’eau, au pied des falaises, lors des grandes marées d’équinoxe, n’en répète en rien la structure, massive et monolithique. Il évoquerait plutôt la multitude des îles qui se pressent aux alentours de Vancouver et qui, le brouillard aidant, ont figure de montagnes à demi englouties, séparées par de multiples bras de mer et diversement peuplées. Rien qui ressemblât au détail de la côte de cette île sise au centre d’une grande baie et d’où l’on peut apercevoir, au sortir des temples rupestres qui font sa renommée, la chaîne des centrales atomiques qui occupe partie de l’horizon.

 

Parmi les temples, moins construits que sculptés, excavés à même le roc, que compte l’île, il en est trois, sur la côte Ouest, de dimensions modestes, et qui ne sont accessibles à pied sec que durant de fortes marées, par un étroit passage qui s’ouvre au nord-ouest. Il s’agit de grottes aménagées comme autant de sanctuaires, et qu’on dit être tapissées, sur un ou plusieurs étages, de statues du Bouddha assis, tous identiques, au visage impassible, d’un style voisin de celui, plus récent, d’Ellora.

 

La différence entre les deux sites est évidente : à la haute falaise rocheuse qui s’élève ici à pic au-dessus de l’océan s’oppose le repli de terrain dans l’immense plateau du centre de l’Inde où sont creusés les sanctuaires d’Ellora. Seul point commun : l’orientation vers l’ouest et le soleil couchant. Il est difficile, à Ellora, d’échapper aux guides qui s’emploient à capter les rayons du soleil par le moyen de grands miroirs dont ils usent pour éclairer le décor des sanctuaires qui s’échelonnent à flanc de coteau. Leur tour le plus constant, et qui trouble la paix des lieux aussi bien que l’attention que requiert le décor sculpté, consiste à imprimer aux visages présumés impassibles des bouddhas, par un jeu adroit d’ombres et de lumières, diverses expressions, allant de l’ire au sourire. Quelle ne fut pas notre stupéfaction de découvrir, le soir venu, que, ce faisant, ils ne faisaient qu’imiter, par des moyens artificiels, un effet dont les artistes auront été les premiers à tirer parti sous des espèces qui ne devaient rien qu’à la nature des lieux, et qui pourraient bien faire partie intégrante d’un programme qui n’aurait pas seulement une dimension iconographique. Logés que nous étions dans la zone archéologique, quand nous revînmes sur le site en fin d’après-midi, une fois disparus guides et touristes, les rayons du soleil qui allait déclinant face à la falaise pénétraient jusqu’au fond des grottes, et les bouddhas souriaient, sans qu’il y fût besoin d’aucun recours à la catoptrique.

 

À qui – ou à quoi – sourient les bouddhas de l’île à l’heure où le soleil darde ses derniers rayons ? Est-il un jour de l’année où la chose soit visible à quiconque emprunterait le passage au nord-ouest de l’île, à la façon dont la structure du temple védique pouvait être conçue, calculée, ordonnée de telle manière qu’une fois l’an un rayon de lumière en traversât la masse, et illuminât pendant quelques brefs instants l’idole disposée sur l’autel ?