« Quel étrange poisson ? »

L’exergue emprunté à Shakespeare dit assez la perplexité de celui qui l’a placé là. Avec cette trente-sixième et dernière « heure », notre manuscrit arrive en effet à son terme : ainsi le veut la règle de terminaison dite des « trente-six chandelles » édictée, comme on l’a dit en son temps, au départ de l’entreprise, et dont l’arbitraire est souligné par l’usage auquel prête, dans le langage qualifié de « familier », le nombre trente-six pour désigner sur le mode intensif – dixit le Petit Robert – un « grand nombre indéterminé » auquel atteindront, tous les trente-six du mois, ceux qui sortiront alors du trente-sixième dessous. Sans compter (mais la fiction n’exclut pas nécessairement tout décompte), sans compter juin trente-six, et le paquet de souvenirs d’enfance qui s’y rattachent, et qui sera le lot commun et distinctif de la génération qui parviendra à maturité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour n’en retenir qu’un seul, je citerai celui d’une claque, la plus violente jamais reçue de ma mère en réponse aux vifs applaudissements – comme on le disait à la Chambre – par lesquels j’avais salué dans le métro aérien, entre les stations Lamotte-Piquet-Grenelle et Dupleix, juchée sur le toit de ce qui était alors, au débouché de l’avenue Émile-Zola, un dépôt de La Belle Jardinière, l’apparition, dans cet afflux de connotations historiques, d’une carriole de livraison de la maison mère, La Samaritaine, sur laquelle flottait un immense drapeau rouge.

 

Si maintenant l’on adjoint à ce fatras qui nous sépare radicalement de la génération suivante le lot supplémentaire de mémoire auquel tout un chacun peut avoir accès par le détour des autres, à commencer par les plus proches : la naissance de Teri à Paris, en ce même printemps de l’année trente-six qui vit le succès, à l’échelle locale, de ce qui se prenait ou passait encore pour le mouvement ouvrier aux illusions internationalistes duquel le pacte germano-soviétique devait mettre un terme, marque le début de sa filière à elle, qui la conduira pour un temps vers l’Amérique, via le Marseille de Walter Benjamin, des surréalistes, de Lévi-Strauss, et via les îles (encore elles !) qui ont nom Trinidad et Ellis Island, avec, déposée, enclose en elle, sa part de ce qu’elle nomma un jour, au cours d’un entretien avec une psychanalyste de renom, et dans l’un de ces moments de génie que connaît l’inconscient, « le Gâteau de Varsovie ». Dans ce contexte, les lignes sur lesquelles se clôt le dossier que l’on a présentement entre les mains ne font quant à elles qu’ajouter au mystère d’une disparition qui semblait avoir atteint à son comble avec la nouvelle parue dans la presse locale selon laquelle les cadavres des noyés qui avaient refait surface après le naufrage d’un grand voilier de croisière avaient trop souffert de la dent de quelque féroce poisson pour prêter à identification, tandis que nulle trace de son passage n’avait été retrouvée sur les listes d’accès aux avions ou aux ferries qui assurent la liaison avec le Continent. Il suffit que la note qu’on est en train de lire s’avère être de la même graphie que le reste du texte pour que l’essai qui précède sur La Tempête de Shakespeare ne puisse passer pour un ajout de dernière heure alors qu’il aura de toute évidence fait dès l’abord partie intégrante du projet qui, sans en dire le mot, trouve ici sa fin.