En dépit des événements, l’été fut d’une grande beauté. Tel – disait-il avec une pointe de malice grammaticale, alors que la saison n’en était encore qu’à ses débuts – qu’il n’en connaîtrait pas d’autre de son vivant : quand ils reçurent l’avis leur enjoignant de quitter l’île dans les plus brefs délais, les membres de l’équipe se réjouirent que sa notoriété, la connaissance qu’il avait des lieux et des gens, et un réseau d’amitiés qu’il entretenait avec soin lui aient valu d’être autorisé à y prolonger quant à lui son séjour, à titre privé, jusqu’aux premiers jours de novembre, lorsque fermerait l’hôtel de bon standing où il avait pris pension pour le temps qu’aurait requis le projet qui les avait amenés là et dont il était désormais l’unique dépositaire.
Il avait longtemps disposé d’une grande et belle maison dans une île, celle-là, ou une autre, parmi beaucoup d’autres possibles, petites ou grandes, proches ou lointaines – où il aimait à faire de longs séjours, le plus souvent solitaires. L’occasion parut le tenter de renouer, sur le tard, avec ce qui s’apparentait à un rituel et de s’octroyer une fois encore une cure d’insularité, tout en étant laissé libre d’observer sur place, de visu, le cours que prendraient les choses. Rien ne permettait d’espérer une fin rapide des troubles et de la violence dont l’île était le théâtre ; mais rien non plus ne laissait prévoir l’étrange et tragique accident dont on crut lire l’annonce dans un manuscrit que l’on trouva, disposé bien en vue dans sa chambre et ouvert à la page idoine, après qu’il eut disparu de l’hôtel depuis plusieurs jours. Un semblable procédé étant d’autant plus retors qu’il misait ouvertement sur l’effet de réalité que ne pouvait manquer d’induire, en termes d’énonciation, le passage inopiné du régime descriptif au régime prescriptif.
On le lira plus loin, en ayant alors tout loisir d’épiloguer sur la conjonction au sein d’une même unité textuelle – baptisée en l’occurrence du nom d’« heure », à raison de six par « nuit » – de deux paragraphes d’un style très différent : le premier qui décrit les conditions dans lesquelles pouvait être assuré durant les périodes de grande sécheresse le ravitaillement en eau d’une île pourtant dotée de bonnes réserves naturelles ; et le second qui demande à être cité ici, dès à présent dans son intégralité, si tant est qu’il soit de mise pour un livre de se citer lui-même :
« Une nuit où la mer sera étrangement calme, et la plage vidée de ses baigneurs, de ses danseurs et de ses musiciens, tu nageras jusqu’à un grand voilier battant pavillon néerlandais, ancré à bonne distance du rivage. L’eau étant plus que fraîche en dépit d’une chaleur accablante, tu agripperas une corde nouée au bastingage et te hisseras à son bord. C’est alors que surviendra la vague qui t’emportera, ainsi qu’elle le fit des deux jeunes Malais qui formaient tout l’équipage, et de la femme – une actrice qu’on disait être d’une extrême beauté, laquelle ne quittait pas ce navire, loué à grands frais pour les besoins de la production, et qui disparut corps et biens lors de la première des grandes tempêtes d’équinoxe1. »
À ce stade, seuls des linguistes s’inquiéteront de l’ambiguïté qui résulte du tour calculé par lequel on passe, sans transition, de la troisième personne du singulier du plus-que-parfait à un énoncé à la deuxième personne du futur (« tu nageras jusqu’à un grand voilier, etc. ») dont on ne saurait dire s’il fallait y voir une prescription, un ordre donné, l’expression d’une décision subjective, voire, si tant est qu’on eût affaire là à un spectacle ou au tournage d’un film, une simple indication scénique. Le commun des lecteurs n’a que faire de telles subtilités : à supposer qu’ils prennent intérêt à la chose, ce qui leur importerait, plutôt que des considérations linguistiques, serait de savoir à qui l’on a affaire en la personne de ce nageur, et ce qu’il est venu faire là. Disons-le tout net : la lecture du manuscrit que l’on a entre les mains, et qui a fait l’objet d’une édition des plus attentives, ne leur en apprendra guère sur ce point, tant sont intriqués les positions d’énonciation et, avec elles, les rôles assignables aux multiples personnages qui se succèdent sur la scène qui leur est ménagée dans le texte, quand ils n’y sont pas convoqués, sinon cités à comparaître, tour à tour. Au point que ce que l’on nomme, dans le langage du cinéma, un flash-back, un retour en arrière, mais programmé de façon plus ou moins stricte, en termes scéniques, par l’optique dans laquelle est pris ce mouvement rétrograde, répondrait le mieux à l’attente de ces lecteurs, sinon de ces spectateurs de bonne volonté. Tout se passant comme si, la lecture approchant de son terme (pour l’heure, elle en est encore à ses débuts), venait finalement à la surface, in extremis, le personnage-fantôme qui aurait fait comme en sous-jeu l’assise et le suivi de l’histoire. Cette femme, dont il ne pouvait, ne serait-ce que pour des raisons professionnelles, ignorer la présence à bord de ce grand voilier qui donnait tant à jaser, la connaissait-il ? L’avait-il rencontrée auparavant ? Lui aura-t-il parlé, l’aura-t-il seulement vue, ou aperçue, avant que la vague ne les emporte ?
Ce fatras de questions a pour effet de détourner l’attention de la seule demande qui importe : Que venait faire là, sur ce bateau et à cette heure de la nuit, ce nageur ? Le titre dont s’affecte cette trente-quatrième et antépénultième « heure » est l’indice d’une piste : « Pandora » n’est pas seulement le nom de la jeune fille du mythe, célèbre pour sa beauté, à laquelle Zeus envoya la fameuse boîte contenant tous les maux dont devait souffrir l’humanité, et qu’elle ne résista pas à ouvrir ; c’est aussi celui de l’héroïne du film d’Albert Lewin, Pandora and the Flying Dutchman, un laborieux mélodrame hollywoodien qui connaît de grands moments, ouvertement inspirés par la même légende nordique que celle dont Richard Wagner eut connaissance, en son temps, par l’intermédiaire d’Heinrich Heine, et dont il tira Der Fliegende Holländer (en français, Le Vaisseau fantôme), le premier de ses opéras dans lequel on puisse dire qu’il a trouvé sa voie. Celle, en l’espèce, que Slavoj Žižek décrit comme « la mise en scène du “fantasme principal” de Wagner (celui de la femme qui, se sacrifiant pour la rédemption du héros condamné à une vie de souffrance éternelle, lui permet de mourir en paix) abordé de manière trop directe, à la limite du kitsch ». Que cette limite soit franchie dans le film de Lewin, c’est assurément le cas. Mais qui s’en plaindra si c’est ce qui nous vaut, là où Wagner a choisi de montrer la jeune Senta se précipitant dans le vide du haut de la falaise, de voir quant à nous Ava Gardner nager vers le bateau où James Mason l’attend en s’occupant à peindre son portrait. Ce qu’il ne saurait faire que de mémoire, signifiant du même coup à celle qui se dit prête à mourir pour lui qu’elle n’est en définitive que le double de celle qu’il avait accusée à tort d’infidélité et peut-être assassinée, et dont le retour à son côté, fût-ce en image, atteste de la levée de la malédiction qui pesait sur lui et de la restitution, qui en est le corrélat, de son droit à la mort.
La force, le retentissement d’une figure légendaire telle que le Hollandais volant ne se mesure pas seulement à la qualité des formes qu’elle peut revêtir d’un côté et, de l’autre, à celle des échos qu’éveille cette activité.
D’une autre portée sont les opérations auxquelles elle prête. À commencer par celles dont elle fait elle-même l’objet : on en tient ici un bel exemple, avec l’échange des positions, du masculin au féminin, et vice versa. On imaginera la femme sur son bateau, la nuit, face à l’intrus : « Que faites-vous là ? Croyez-vous vraiment que les femmes attendent d’être sauvées, et de l’être par vous, les hommes ? »
Cf. plus loin, Sixième Nuit, « Pandora », p. 231.