Notes sur un manuscrit
Le dossier découvert dans les conditions qu’on a dites, et à partir duquel a été composé le présent volume, consistait pour l’essentiel en un ensemble de courts essais et récits qui vont de quelques lignes à une dizaine de pages, de forme et de propos en première approche très divers, mais qui gravitent pour l’essentiel, par le biais des îles et dans ce qu’on dira être leur élément, autour d’un même thème : celui d’une distance d’une nature particulière et pour une part intériorisée, inhérente à un certain type plutôt qu’à une certaine classe d’objets, et par laquelle l’analyse doit en passer sans aspirer à sa résorption. À charge pour elle d’y reconnaître plus et autre chose qu’un aspect ou une donnée naturels : une dimension constitutive, tout à la fois marginale et irréductible, de l’expérience sensible, aussi bien qu’esthétique ou conceptuelle. Le monde ne serait pas ce qu’il est, ni l’art ni la pensée, sans la ponctuation et la profondeur de champ qu’y introduisent les îles, dans toute leur diversité et leur insubmersible distance.
Un certain nombre de notes et de documents joints au manuscrit proprement dit permettent d’énoncer la règle à double entrée – tantôt diurne, d’une grande clarté ; et tantôt nocturne, mais n’excluant pas tout éclairage – qui a présidé à la production de ces essais d’un nouveau type, dans lesquels la fiction le dispute à tout instant à la spéculation tout en la stimulant, et lui prêtant éventuellement appui. Quand l’une ne se coule pas dans les voies que lui ouvre l’autre et n’en reproduit ou n’en mime les détours, sans craindre la contradiction, mais la recherchant au contraire là où elle peut s’avérer féconde : « Marcel », le Narrateur d’À la recherche du temps perdu, n’avait pas son pareil pour défendre à quelques heures de distance des thèses inconciliables touchant les choses de l’art et celles de la vie. Mais la littérature européenne a de longue date nourri d’autres ambitions, et fait sien le fantasme qui voudrait que, de la théorie à la fiction, les positions puissent s’inverser sans que l’opération se laisse nécessairement reconnaître de prime abord pour ce qu’elle est.
L’entreprise, dans ce qu’elle pouvait avoir de méthodique, semble avoir débuté comme un jeu qui consistait à retenir, sans la noter aussitôt, mais la ruminant tout un jour, une phrase de longueur variable apparue à une heure quelconque, de préférence tôt le matin, de manière apparemment fortuite et arbitraire, dans l’attente que s’engendrât à partir d’elle, la nuit venue, plus ou moins spontanément, par association libre encore qu’astreinte à un même horizon implicite, ce qui s’apparentait à une courte fiction. Celui qui passe ou se fait passer ici pour l’auteur devait ensuite trouver le mot clé qui pût servir de titre à ce fragment, ou ce récit : « La marée », pour l’un des premiers à avoir été conçus ; « La vague », pour celui sur lequel devait à l’origine se clore le tout, devenus respectivement « Apocalypse now » et « Pandora » – ce dernier ayant entre-temps régressé de la position finale et conclusive à l’antépénultième ; ce qui suffisait à modifier radicalement la donne, le livre ne se refermant plus sur la mort programmée de « l’auteur » – mais sur ce qui s’apparentait, Shakespeare aidant, à un art poétique, désormais suivi, en manière de cul-de-lampe, par une pièce à forte connotation décorative qui reprenait le titre d’un disque célèbre du grand orchestre de Benny Goodman, sur un arrangement du compositeur noir Fletcher Henderson, première faille d’importance dans le ghetto où était alors encore confinée la musique de jazz : « When Buddha Smiles », « Le sourire du bouddha ».
En matière littéraire, le possessif tend toujours à s’imposer, à un moment ou à un autre. Très tôt, « notre » auteur semble avoir laissé son propos s’infléchir de son fait, conformément à son impetus propre, dans l’idée d’user d’un tour analogue pour traiter dans le même temps, et sur les modes les plus divers – qu’on serait tenté de tenir pour incompatibles s’ils ne participaient pas tous d’un même fantasme –, de ce qu’il considérait comme l’une des notions clés de toute topologie mentale de quelque conséquence. À mesure que progresse la lecture, un paradigme s’affirme dont ces Nuits sont l’essai, constamment renouvelé : l’hypothèse qui a présidé à ces développements veut que si quelque chose existe, à tout le moins soit pensable, comme une « île », le concept prêtera à des applications qui en vérifieront tout ensemble la cohérence et l’élasticité, et dans lesquelles la distance jouera les premiers rôles : tout se passant comme si l’esprit qu’on devrait dire « moderne » ne pouvait manquer de reconnaître dans un objet de pensée qui se laisserait contenir, géographiquement aussi bien que conceptuellement parlant, dans des limites précises, un remède contre l’anxiété que suscitent en lui de brusques et fortes variations d’échelle et de degré de complexité dans l’appréhension du monde considéré comme un « tout », quoi qu’on entende par là. Et mieux que cela peut-être : un modèle dont la pensée non seulement puisse faire usage, mais qui la conditionnerait dans sa forme autant que dans son économie, ainsi qu’il en sera allé, en son temps et dans son principe même, de l’utopie : il n’est, et ne saurait y avoir d’utopie recevable que dans la distance, la séparation, doublée d’une solution de continuité aquatique, qui est le propre des îles. Avec, pour ce qui nous occupe, la façon qui est coutumière à l’auteur de tirer parti des hasards de la lecture et de la fréquentation des salles obscures, et des phénomènes d’interférence, mais aussi bien d’amplification, voire de simple résonance, auxquels ils prêtent. Pour ne rien dire, plus secrètement, de la prégnance de telle formule, de tel titre ou de telle image qui leur sera éventuellement associée et qui servira d’amorce à des opérations qui en appelleront à la sagacité du lecteur tout en fonctionnant comme un écran où se projettera – « par défaut », ainsi qu’on le dirait en langage informatique – un contenu pour une part fantasmatique, qui devrait y gagner un semblant de cohérence, sinon de consistance (on trouvera en note quelques compléments et références qui pourront y aider). Quand le matériau ne sera pas de nature, sinon de substance, explicitement onirique.
« We are such stuff as dreams are made on » (The Tempest, IV, I, 156-157). Ou, pour s’en tenir à la traduction classique, mais taillée sur un patron un peu court, que Pierre Leiris a donnée de l’adage de Prospero : « Nous sommes faits de la même étoffe que nos songes. » Difficile, en l’occurrence, d’être plus concis que Shakespeare, sans ignorer la différence qui peut être, selon les éditions, entre l’étoffe dont sont faits (are made of) nos rêves et celle sur laquelle ils travaillent (are made on) : comme s’il y avait là un effet d’écran, d’empreinte ou de découpe ; difficile de parler d’un « travail du songe », le terme étant choisi à dessein pour éviter d’avoir à se colleter à celui de « travail » ; mais difficile, aussi bien, de ne pas faire place, fût-ce pour le pire, dès lors qu’ils sont pris, impliqués, dans cette même « fabrique » sans assise ni support (« The baseless fabric of this vision », ibid., 150), aux livres et aux journaux que nous lisons, à la peinture et aux films que nous voyons, à la musique que nous écoutons, et en général (je simplifie) à toute forme d’expression qui en appelle chez le récipiendaire à une forme de sympathie métonymique, du même au même, analogue à celle où un anthropologue comme Frazer voyait le ressort de la magie, dont il fut le premier à s’occuper de façon systématique. Sans préjuger de l’incidence dont pourra être pour l’inconscient, à l’âge du numérique, la fonction nouvelle et arachnéenne qui a nom le Web ou la Toile.
L’hypothèse de l’île, que celle-ci soit ou non réputée déserte, voire abandonnée, n’a en elle-même rien d’original. Si chaque époque, sinon chaque culture, en dispose dans les termes et aux fins qui sont les siennes, la vogue qu’elle connaît de nos jours n’est pas sans rapport – encore que de signe inverse – avec celle qui fut la sienne à l’ère de l’Utopie et des grandes découvertes, quand le monde prit forme de globe et y alla de sa propre musique, à mi-course entre celle des sphères et les chants qui émanaient des îles lointaines. « Mondialisation » rimait d’ores et déjà avec « globalisation », sous deux formes antithétiques : l’une centripète et unitaire, pénétrée de sa propre gloire et de son hégémonie ; et l’autre centrifuge, en proie au vertige des confins et en constant souci de sa défection, de sa perte. Toute équivoque n’a pour autant pas disparu, quand bien même la règle de terminaison édictée au départ du travail, et qui voulait que celui-ci s’achevât avec la sixième et dernière heure de la sixième et dernière Nuit, a perdu quelque peu de son arbitraire quand on envisagea de clore l’ouvrage sur un sourire lui-même machiné.
À défaut d’un ordre clairement édicté dans le manuscrit, à quoi contredit une abondance de doublons et de bribes qui n’ont pas connu de suite mais dont il sera éventuellement fait état, sinon dans le corps du texte, à tout le moins dans la marge, en fin de volume, sans compter les déplacements parfois drastiques auxquels les diverses « entrées » ont pu être soumises à mesure que le propos prenait forme et que s’ouvraient de nouvelles pistes, ou trouvaient place de nouveaux récits, le dispositif retenu pour la présente édition consiste en six « Nuits » dont chacune comporte six titres ou six « heures » et a sa cohérence propre, toute liberté étant laissée au lecteur d’en user autrement, et d’y aller de sa propre grille de lecture. Mais pourquoi des « Nuits », et pourquoi au nombre de six, à l’instar des six « Soirs » dont sont composés les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, en lesquels on s’accorde à reconnaître une première manifestation, nocturne encore (c’est là un autre motif que l’on retrouvera au passage, à plusieurs reprises), de l’esprit des Lumières ? Et pourquoi six « Nuits », de trente-six « heures » chacune ? Parce que 6 × 6 = 36, et qu’à défaut de trente-six chandelles, la nuit, tous les chats sont gris.