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Homo Poucens

Si l’on tente une approche générationnelle d’Internet, on peut constater que le « réseau des réseaux » a déjà marqué trois générations : ceux qui l’ont toujours connu, ceux qui se souviennent vaguement que cela n’a pas toujours existé et ceux qui sont suffisamment âgés pour avoir vraiment connu le monde d’avant. Ceux-là ont un peu l’impression aujourd’hui d’être comme les vétérans de la première Guerre mondiale : les derniers témoins d’un monde révolu et d’une période de bouleversement capital après laquelle plus rien n’a jamais été comme avant. Certes, avec la première Guerre mondiale, le séisme qui accoucha du XXe siècle eut des conséquences autrement plus tragiques que l’apparition d’Internet. Mais les transformations radicales entraînées par le développement fulgurant de la Toile n’ont rien à envier à celles causées par l’avènement de la guerre industrielle. Il faut remonter à la machine à vapeur ou à l’imprimerie pour retrouver un exemple de saut technologique aussi lourd de conséquences. Pour ceux que les médias ont baptisé les Millenials, nés au tournant du XXIe siècle, Internet donne cependant l’impression d’avoir été là de toute éternité, dans un monde où l’usage intuitif du numérique est facilité par les multiples applications mobiles palliant les aléas de l’existence dans tous les domaines : social, affectif, scolaire, universitaire, professionnel…

Dans le domaine informatique, il n’y a plus guère que l’école et son matériel souvent vétuste pour rappeler aux plus jeunes que les ordinateurs ne furent pas toujours de jolies choses fines et plates au style sobre et élégant, arborant souvent un symbole luminescent en forme de pomme croquée, à l’ergonomie enfantine et simple. Certains se souviennent d’un temps au cours duquel les gens vivaient sans téléphone portable, devaient se servir d’une carte routière ou d’un plan de métro pour se rendre chez des amis et possédaient éventuellement un véritable PC muni d’un écran monstrueusement encombrant et d’un boîtier rectangulaire également massif. À l’heure où triomphent les macbooks et tablettes, l’ordinateur de bureau IBM, avec son encombrante tour et son écran large comme une Cadillac, trouve encore asile dans cette réserve protégée que représente le monde du travail, dans les administrations et les services comptabilité des entreprises. Chez les particuliers en revanche, il cède lentement mais sûrement du terrain à ses concurrents plus beaux, plus simples, plus modernes et plus cools. C’est la cruelle loi de l’existence.

Le bon vieux PC possède pourtant un avantage indéniable sur son concurrent à la pomme : le prix, qui dissuade la plupart des utilisateurs de songer à mettre en pièce un imac pro comme on trifouillerait dans le moteur d’une mobylette. Un PC, tour et écran compris, revient dix à vingt fois moins cher, ce qui constitue une véritable invitation pour les plus audacieux à jouer aux bricoleurs du dimanche pour le simple plaisir de regarder sous le capot. Encouragés par la démocratisation d’Internet et du P2P, nombre d’utilisateurs se sont lancés avec passion et maladresse dans le bidouillage informatique, comme on se lance dans la mécanique en amateur. La boîte à outils d’un côté et la tour de l’ordi ouverte sur la table de la cuisine de l’autre, comme un animal éventré présentant ses entrailles au grand jour, l’apprenti-sorcier n’avait plus qu’à faire sauter les cartes mémoires, démonter les ventilateurs, bousculer les disques durs et faire valser les cartes-mères, pour son plus grand amusement, avant de remonter l’ensemble avec un peu d’anxiété, pour constater que l’opération à cœur ouvert avait parfaitement réussi ou, comme c’était le cas la plupart du temps, se révélait être un fiasco lamentable. Dans ce dernier cas, il n’y avait plus qu’à recommencer. Comme disait Beckett : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » À force d’essayer sans relâche pour échouer un peu mieux à chaque fois, le capot de l’ordinateur achevait sa carrière en haut d’une commode, tandis que la tour restait ouverte aux quatre vents à côté du bureau, bientôt cernée par une forêt de câbles, prenant la poussière et accueillant même des hôtes plus surprenants. Ceux qui ont déjà nettoyé l’intérieur de leur PC à l’aide d’un corps de stylo vide scotché à l’embout d’un aspirateur et ont retrouvé une croûte de pizza à côté de la carte son ou délogé une araignée établie dans un compartiment à lecteur CD vide sauront de quoi je parle. À moins d’être vraiment compétent, complètement irresponsable ou fort riche, ce n’est pas le genre d’outrages que l’on fait subir à un imac pro.

L’impulsion qui pousse à démonter une machine pour améliorer ses performances en dépit de connaissances extrêmement vagues en la matière correspond à un trait précieux de la psyché humaine qui est de comprendre à tout prix comment ça marche. Le principal reproche que l’on pourrait adresser à la civilisation du macbook, du smartphone, de la tablette et de la miniaturisation des composants à outrance est de couper court à ce besoin très humain d’aller mettre son nez partout, pour remplacer cette curiosité maladroite vis-à-vis de la machine par une sacralisation de la technologie qui n’est jamais très bonne, car elle dépossède au final l’être humain de tout contrôle sur le matériel qu’il utilise. Le cliché des digital natives, qui revient trop souvent sous la plume des essayistes ou des journalistes, tend à accréditer l’idée que les représentants de la génération née après Internet ont développé une appétence naturelle pour tout ce qui concerne les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Grave erreur. N’importe quel prof un peu observateur se rend bien compte que les compétences technologiques de ses élèves sont extrêmement variables en la matière. L’éminent philosophe michel Serres semble ainsi être victime de cet étrange état d’hypnose intergénérationnelle, qui l’a amené à élaborer la figure de ce qu’il nomme la « petite poucette », l’adolescente aux pouces agiles qui pianote à longueur de journée sur son téléphone. Pour michel Serres, la « petite poucette » est en quelque sorte déjà la représentante d’une humanité future, celle qui est parvenue à externaliser sa mémoire, sa capacité d’analyse et son savoir et qui, pour reprendre les termes employés par le philosophe lors d’une conférence à l’INRIA (Institut de Recherche en Informatique et en Automatique) en 2007 : « main-tenant, tient dans sa main l’instrument qui lui permet à l’instant de disposer de tous les lieux et de toutes les informations ». En d’autres termes, il existe aujourd’hui une façon nouvelle de se tourner les pouces qui constitue le nouvel horizon anthropologique de l’homo sapiens, que nous nommerons homo poucens, en hommage à michel Serres. Dans les années 70, marshall McLuhan parlait lui de Video Boy, adolescent élevé par la télévision. Aujourd’hui, on parle dans les rapports parlementaires de digital natives « à l’aise avec la technique », telle la petite poucette de michel Serres, comme si l’arrivée conjointe d’une nouvelle technologie et d’une nouvelle génération réalisait le fantasme d’une mutation immédiate de l’humanité. La jolie légende selon laquelle la génération des enfants nés en même temps qu’Internet, entre la fin des années 90 et le début des années 2000, aurait développé par la magie d’un processus d’adaptation environnementale et de contagion technologique une aisance particulière face aux TICE (Technologie de l’Information et de la Communication) a été vite remise en question par la pratique. La majorité de ces digital natives se comportent à peu près comme leurs aînés, c’est-à-dire en consommateurs d’applications peu au fait des technologies qu’ils emploient et qui, s’ils tiennent le monde dans la main comme l’affirme michel Serres, ne savent souvent pas en faire grand-chose. En cela, la rhétorique de la fascination pour l’outil au détriment de l’interrogation sur les usages, comme michel Serres en fournit un bel exemple, peut constituer un sujet d’inquiétude peut-être aussi crucial que celui de l’accaparement et de l’exploitation des données privées. Les deux problèmes sont intimement liés : pourquoi se préoccuperait-on de savoir ce que les appareils et applications que nous utilisons peuvent faire de nos données privées si nous n’avons plus les moyens de comprendre comment ceux-ci fonctionnent ?