Dans les années 2000, le développement du P2P, puis l’apparition de logiciels et de réseaux darknets comme Freenet ou Tor, ne répondait pas seulement chez une partie des internautes au besoin de défier les autorités en téléchargeant du contenu illégal et gratuit pour satisfaire une pulsion libertaire. Freenet, plus encore que Tor, s’adressait aussi à celles et ceux qui étaient disposés à fournir les efforts nécessaires pour reprendre un certain ascendant sur une technologie en plein développement. Le souci manifesté vis-à-vis de la question de la protection de l’anonymat n’est pas seulement pragmatique ou, au contraire, irrationnel et complotiste. Il n’est pas dirigé seulement contre d’hypothétiques forces de l’ombre, dissimulées dans les replis obscurs du Léviathan gouvernemental ou du système capitaliste, il concerne d’abord la machine et le rapport de plus en plus déséquilibré que nous entretenons avec elle. Quand un jeune prodige écossais nommé Ian Clarke a lancé Freenet en 1999, son ambition était de permettre au consommateur de reprendre complètement le contrôle de la technologie qu’il employait pour accéder à Internet et au réseau mondial. Freenet s’adressait avant tout à ceux qui étaient désireux d’accomplir cet effort.
Au moment de lancer Freenet en 1999, Ian Clarke est un étudiant de 22 ans de l’Université d’Édimbourg, né un 16 février 1977 à Navan, petite ville irlandaise du comté de Meath. Il accomplit toute sa scolarité au sein de l’école anglicane de Dundalk Grammar School, dans le comté de Louth, et remporte, à l’âge de seize ans, deux fois le premier prix de mathématiques, chimie et physique de l’exposition annuelle de l’école, la première fois avec un projet intitulé « Kit de construction du réseau C » et la deuxième année avec « Cartographier les variations de la translucidité à l’aide d’un objet translucide utilisant un faisceau de lumière ». Il faut bien que jeunesse se passe.
Ian Clarke traverse la mer d’Irlande et débarque en 1995 à l’université d’Édimbourg en Écosse pour étudier l’informatique et les travaux touchant au domaine de l’intelligence artificielle. Après quatre ans passés à l’université, il achève un projet de fin d’étude portant sur la gestion, la distribution et l’optimisation des réseaux de communication sur Internet intitulé A Distributed, Decentralised Information Storage and retrieval System. Nous sommes en juillet 1999. En juin de la même année, de l’autre côté de l’Atlantique, Shawn Fanning vient juste de lâcher Napster sur le réseau mondial. De son université écossaise, en plein bouclage de son projet de fin d’année, Clarke observe avec attention l’aventure de Napster. La procédure judiciaire entamée contre la création de Shawn Fanning et le succès qu’elle rencontre parallèlement auprès des utilisateurs d’Internet ne peuvent que conforter Ian Clarke dans l’idée qu’il est urgent de mettre à la disposition du public un outil véritablement efficace pour protéger la liberté d’échanger et de communiquer sur Internet. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, comme Fanning qui est de trois ans son cadet, Ian Clarke, sans être un cyber-anarchiste, est convaincu que la diffusion des nouvelles technologies de la communication a vocation à bousculer les modèles classiques de distribution de l’information mais peut aussi servir à mieux contrôler les individus si l’on ne fournit pas à ceux-ci les outils nécessaires pour se prémunir de ce danger. En 1999, les échos de la Déclaration d’indépendance du cyberespace résonnent encore sur la Toile. Napster a lancé le débat autour de la diffusion et du contrôle des contenus échangés sur Internet en ouvrant la boîte de pandore du téléchargement illégal, mais ce n’est pas au téléchargement illégal que pense Ian Clarke en couchant sur le papier les principes de fonctionnement de son futur logiciel Freenet. Interrogé en 2005 par le journaliste indépendant Bruno Fay dans les pages « Cyberculture » du Monde, l’informaticien irlandais confiait : « Il y avait deux motivations. D’abord, j’étais sensible au fait qu’il est extrêmement facile pour des gouvernements de contrôler les informations circulant sur Internet. Cela me semblait contraire à la liberté d’expression. Ensuite, Freenet représentait un challenge technologique intéressant. »
Freenet se présente à la fois comme le doyen des darknets et peut-être encore le plus sûr d’entre eux en termes d’anonymat et de résistance à la censure, même s’il n’existe aucun système garantissant à 100 % l’anonymat à ses utilisateurs. Freenet constitue en effet un réseau totalement décentralisé dont le fonctionnement est garanti par les utilisateurs eux-mêmes qui, en installant le logiciel, allouent un espace de stockage sur leur ordinateur pour héberger les données des sites qu’ils consultent sur ce réseau Internet parallèle. Ce faisant, ils permettent ainsi aux freesites consultés de se voir répliqués de multiples fois à mesure que le nombre de consultations augmente. Pour autant, l’utilisateur de Freenet n’hébergera jamais en tant que telles des données qui pourraient être conservées et consultables sur son disque dur. Les informations qui transitent par son disque dur sont « hachées », disséminées et réparties en petits tronçons illisibles. Elles sont également protégées par une clé de chiffrement. Un utilisateur se connectant à Freenet et désirant consulter un site particulier demandera donc à sa machine et au moteur de recherche de Freenet d’aller chercher la clé qui permet de rassembler tous les morceaux de données « hachées » éparpillés sur les ordinateurs du réseau.
On parle à tort d’Internet comme d’un « réseau des réseaux » décentralisé. C’est une vision de plus en plus erronée qui repose sur un biais psychologique assez communément répandu. On a tendance à oublier en effet que si Internet constitue une forme de réalité virtuelle organisée par des flux d’information et des espaces d’échanges et de communication dématérialisée, cette belle architecture abstraite et numérique doit son existence à des infrastructures physiques tout à fait concrètes : câbles sous-marins, serveurs, banques de données. Ces infrastructures appartiennent aux États et aux grands acteurs privés de l’économie numérique qui peuvent louer à d’autres entreprises ou entretenir sur leurs propres fonds les data centers qui hébergent une partie des données disponibles en ligne sur Internet. Internet reste un « réseau de réseaux » décentralisé mais la tendance à la centralisation est à l’œuvre et porte atteinte à la neutralité du réseau en restreignant les potentialités de ses acteurs. L’informaticien Benjamin Bayart a baptisé ce phénomène la « minitelisation » d’Internet, en référence au système français qui aurait peut-être pu faire concurrence à Internet si les concepteurs et décideurs du projet avaient compris ce qui est apparu comme une évidence avec Arpanet aux États-Unis dans les années 70 : un réseau de communication informatique à l’échelle mondiale ne peut espérer survivre s’il reste complètement centralisé, il faut, à un moment ou à un autre, le rendre accessible à de multiples acteurs. C’est ainsi qu’est né Internet, menacé aujourd’hui à nouveau par un processus de centralisation qui amena Benjamin Bayart à qualifier le réseau de « minitel 2.0 » lors des Rencontres mondiales du logiciel libre à Amiens le 13 juillet 2007.
Bien avant Benjamin Bayart, Ian Clarke perçoit cette évolution dès 1999. Le cas de Napster démontre notamment que l’industrie culturelle n’est pas prête à laisser le modèle de diffusion des contenus culturels se faire bousculer par Internet et que les États sont tout à fait capables de faire pression sur les fournisseurs d’accès pour empêcher également que le droit d’auteur soit trop menacé. Pour Clarke, les choses peuvent même aller plus loin. Selon lui, même dans les États démocratiques, la concentration des moyens, la logique monopolistique ainsi que la volonté de surveillance du réseau manifestée par les États ne pouvaient mener à terme qu’au renforcement de la censure et au recul de la liberté d’expression sur Internet, de manière évidemment plus atténuée que dans les États autoritaires, tels que la Chine, mettant en place un vaste contrôle étatique du réseau sur leur territoire. Le projet développé par Ian Clarke à la fin de son cycle d’études avec Freenet reposait donc sur une idée assez simple : puisque Internet pouvait être menacé par l’accaparement des structures physiques – les serveurs et centres de données – lui permettant de fonctionner et que les États pouvaient être tentés d’exercer une censure plus grande sur le réseau, il suffisait de permettre aux millions d’utilisateurs naviguant sur la Toile d’héberger eux-mêmes sous forme hachée et cryptée les données des sites qu’ils allaient visiter. Si ces données sont éparpillées à travers une myriade d’ordinateurs personnels dont chacun joue le rôle d’un data center en miniature, il devient alors très difficile d’exercer le moindre contrôle et la moindre censure sur les contenus qui s’y trouvent et les utilisateurs qui les consultent. Quand on cherche un site, l’ordinateur récupère des morceaux de pages cryptés en fouillant dans le disque dur des ordinateurs qu’il connaît, qui interrogent à leur tour les autres ordinateurs qu’ils connaissent.
En tant que projet de recherche, le travail de Clarke n’a pas vraiment été reconnu et soutenu par ses pairs. En juillet 1999, un « B » lui est décerné par ses professeurs de l’université d’Édimbourg, un résultat qui, sans être infamant, ne constituait pas vraiment une reconnaissance éclatante de son travail. Boudé par l’université, Clarke décide donc de rendre son projet public et de le partager en open source, sous la forme d’un logiciel libre sur Internet distribué gratuitement sous une licence permettant à quiconque de lire, modifier ou redistribuer ce logiciel. L’ambition de Clarke est alors de faire de Freenet un phénomène viral et, en l’occurrence, le projet reçoit un accueil notable dans la presse, y compris généraliste. « Tandis que les tribunaux américains sont entraînés dans la lutte de l’industrie de la musique contre le téléchargement, Ian Clarke, un programmeur irlandais de 23 ans, ouvre un nouveau champ de bataille. Il achève un programme qui, dit-il, rendra impossible le contrôle du trafic numérique, quel que soit le type de données échangées : musique, vidéo, texte ou logiciels », écrivait John markoff le 10 mai 2000 dans le New york Times à propos de Freenet. À ce moment-là, Napster est encore dans tous les esprits. « Le programme Freenet est similaire au très populaire Napster, mais utilise un système de stockage et de recherche différent qui n’oblige à tenir aucun répertoire centralisé et ne révèle pas où les fichiers sont entreposés », peut-on lire dans la section « sci/tech » de la BBC le 12 mars 2001. Mais en quelques années, les préoccupations évoluent rapidement et en décembre 2005, la chaîne américaine CNN choisit, pour évoquer Freenet et l’ambition de son créateur d’en faire un « Internet libre », de rappeler l’histoire malheureuse de Joe Gordon, « la première personne à avoir été licenciée au Royaume-Uni à cause de son blog ». Employé de la firme waterstone’s à Édimbourg durant onze ans, Joe Gordon s’était permis de qualifier son patron de « diabolique », sans toutefois préciser son nom mais en laissant sur Internet suffisamment d’indices pour permettre à waterstone’s de l’identifier et d’intenter une action en justice. Le cas de Joe Gordon, rappelle la journaliste de CNN, Linzie Janis, accentue les craintes de voir la liberté d’expression sur Internet menacée non seulement par les gouvernements mais également par les entreprises susceptibles d’obtenir l’identité d’un internaute ou d’un blogueur. Comme le soulignait Joe Gordon, interviewé par la chaîne : « Jusqu’à présent, les gens pouvaient penser que la liberté d’expression était un truc qui concernait les tribunaux ou les gouvernements. Désormais nous réalisons que les grandes entreprises représentent une menace plus grande, nous forçant à nous demander : “Est-ce que mon patron peut lire ce que je fais ?” » Le problème de la surveillance sociale par le biais d’Internet se posait donc dès 2005, alors que les réseaux sociaux étaient encore dans l’enfance, et Ian Clarke entendait bien avec Freenet y apporter une solution durable. L’informaticien irlandais entendait aussi faire de Freenet un instrument protégeant la liberté d’expression dans les pays où dire ce que l’on pense pouvait avoir des conséquences plus graves encore que de perdre son travail, comme par exemple en Chine, où, au moment où Joe Gordon était saqué par waterstone’s, le dissident Shi Tao avait été lui arrêté et condamné à dix ans de prison suite à des propos un peu trop critiques vis-à-vis du régime chinois publiés sur son blog. Freenet devait pouvoir protéger d’un bout à l’autre de la planète les employés de waterstone’s et les opposants politiques chinois et leur permettre de dire ce qu’ils pensaient sur Internet sans risque d’être punis pour cela. Ce n’était en réalité pas si simple.