Il faut toujours prendre au sérieux les écrivains de science-fiction. Il arrive assez souvent que leurs intuitions soient fondées. Deux d’entre eux ont excellé dans l’art de prédire leur futur et notre quotidien : William Gibson et le grand Philip K. Dick.
William Gibson, né le 17 mars 1948 à Conway en Caroline du Sud, est un écrivain américain de science-fiction et l’un des leaders du mouvement cyberpunk*1. Il est l’inventeur du terme « cyberespace »* (cyberspace), contraction de « cybernétique » – science des mécanismes autogouvernés et du contrôle – et « espace ». Le cyberespace, mis en scène par Gibson dans son roman Neuromancien, est un espace informatique virtuel auquel il est possible de se connecter grâce à une console. Hormis l’expérience d’immersion virtuelle totale qu’imagine Gibson dans ses écrits, la description qu’il fait du cyberespace en 1984 correspond exactement à celui qui sera popularisé quelques années plus tard sous la forme d’Internet* et du Web* ou de la « Toile », que Gibson nomme lui « The Matrix », la matrice, terme popularisé par le film d’Andy et Larry wachowski en 1999. Le cyberespace imaginé par Gibson désigne aujourd’hui un ensemble de données numérisées constituant un univers d’information et un milieu de communication, lié à l’interconnexion mondiale des ordinateurs. Gibson publie son Neuromancien en 1984, un an après la naissance officielle d’Internet et il n’est certainement pas resté étranger aux premiers balbutiements du réseau mondial. Depuis, la réalité a presque dépassé la fiction gibsonienne et l’on pourrait reprendre au sujet d’Internet la phrase de Paul Éluard : « Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci. » Il y a même désormais plusieurs mondes dans cet ensemble de réseaux qu’est Internet et qui ne cesse de s’étendre.
Hasard de la chronologie, un autre auteur prophétique s’est lui éteint juste avant l’avènement d’Internet. Il s’agit de Philip K. Dick, né en 1928 à Chicago et mort en 1982 à Santa Ana, en Californie, deux ans avant que Gibson ne publie son Neuromancien, un an avant la naissance officielle d’Internet à partir du réseau Arpanet. Le génial auteur des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? avait tout prévu. Dans Ubik, K. Dick imagine une société ultra-capitalistique dans laquelle le quotidien des personnages est constamment parasité par les « machines homéostatiques », des objets doués d’intelligence artificielle* présents partout, réclamant constamment de l’argent aux personnages, y compris pour les actions les plus banales. Le protagoniste principal du roman, Joe Chip, est ainsi contraint de se promener constamment les poches pleines de pièces de 40 cents, afin de faire face à l’insatiable appétit de l’appareillage électroménager de son appartement qu’il doit perpétuellement payer pour accéder ne serait-ce qu’au frigidaire ou à sa cabine de douche. Le summum de l’absurde est atteint quand Joe Chip se voit empêché de sortir de son appartement parce qu’il n’a plus de pièces en poche pour payer sa porte d’entrée afin qu’elle daigne s’ouvrir. Pour sortir de chez lui, il devra donc entreprendre de démonter au tournevis le verrou de ladite porte qui le menace, par le biais de l’interphone, de lui intenter un procès pour dégradation de matériel tandis que les vis tombent une à une. À l’heure de l’Internet des objets*, une partie de la fable n’est plus vraiment de la science-fiction, à cette différence près qu’on ne risque pas de payer un jour son frigo ou sa voiture de location en monnaie sonnante et trébuchante comme chez K. Dick mais en monnaie scripturaire et électronique. À l’heure où les objets deviennent connectés et où l’on a pu voir, comme en avril 2017, des hackeurs* pirater l’équipement connecté d’un hôpital, prendre le contrôle de caméras de surveillance ou s’attaquer à la Banque Centrale de Russie, on ne peut que louer ici encore le talent prophétique de Philip K. Dick, qui n’a pas vécu assez longtemps pour connaître Internet.
Quand Arpanet* devint officiellement Internet le 1er janvier 1983, il y eut pourtant peu de monde pour lui prédire un grand avenir. Et vingt ans plus tard, en 2001, lors de la première crise du NASDAQ, nombreux étaient encore ceux qui pronostiquaient la fin prochaine du « réseau des réseaux », emporté par l’éclatement de la bulle spéculative de l’économie numérique. Seize ans plus tard, Internet est toujours là. Internet a changé nos vies mais Internet a aussi changé. Il semble rester peu de traces aujourd’hui de l’enthousiasme techno-libertaire qui avait marqué les premières décennies d’existence du réseau. Après un temps d’adaptation, États et grands conglomérats industriels ont su reprendre l’initiative. L’affaire Snowden a montré en 2013 que les agences de renseignement au service des gouvernements savaient désormais comment tirer profit des avancées technologiques pour tenir à l’œil notre « humanité connectée » et les tout-puissants GAFAM* – Google, Apple, Facebook, Amazon, microsoft – ont utilisé ce formidable outil de communication aussi bien pour nous faciliter la vie que pour l’envahir. Jeremy Bentham, philosophe anglais, avait imaginé en 1780 dans The Panopticon (Le Panoptique en français) un modèle de prison novateur dans lequel un gardien situé en position centrale pouvait observer l’intérieur de toutes les cellules disposées en cercle autour de lui. Dans « Le panoptisme horizontal ou le panoptique inversé » (revue tic&Sociétés vol. 10, n° 1, 1er semestre 2016), le sociologue Simon Borel avance la thèse selon laquelle les réseaux sociaux instaurent un « panoptisme horizontal » qui permet à chacun de surveiller tout le monde à tout instant. L’incroyable succès des réseaux sociaux a donné naissance à ce que certains chercheurs en sciences sociales désignent comme un panoptisme numérique : au lieu de nous libérer, Internet nous a enfermés dans une prison de verre virtuelle où chacun observe tout le monde et où notre vie privée semble nous appartenir de moins en moins.
Le 21 mars 1974, l’éditorialiste du Monde Philippe Boucher publiait un article intitulé « Safari ou la chasse aux Français » qui débutait par ce terrible constat : « Rue Jules Breton, à Paris-13e, dans les locaux du ministre de l’Intérieur, un ordinateur Iris-80 avec bi-processeur est en cours de mise en marche. À travers la France, les différents services de police détiennent, selon la confidence faite par un très haut magistrat, 100 millions de fiches, réparties dans 400 fichiers. » À l’époque, la confidence pouvait sans doute faire frémir tous ceux qui étaient soucieux de préserver les libertés individuelles des progrès du renseignement électronique et de la surveillance d’État. Mais en 1974, le monde, en matière de renseignement électronique et de surveillance d’État, était encore dans l’enfance. Aujourd’hui, les moyens de collecte de données sont sans commune mesure avec ceux du super-ordinateur Iris 80 bi-processeur de 1974. Et nous aimons tant notre prison virtuelle qu’il semble de plus en plus difficile de nous en passer en nous déconnectant, tout simplement. Cette possibilité finira par disparaître totalement : avec l’avènement des objets connectés et de la réalité augmentée, Internet aura bientôt achevé de s’imposer comme un incontournable monde parallèle se superposant à notre quotidien. Cette réalité de moins en moins virtuelle peut être angoissante, mais la déplorer ne sert à rien. Comme toute réalité, elle est là et l’on ne peut s’en débarrasser. Mais il semble cependant que nous puissions encore l’aménager pour qu’elle nous serve au lieu de nous asservir.
Depuis l’avènement d’Internet en 1983, le réseau a grandi de façon exponentielle et la masse de données qu’il charrie est devenue incalculable. L’observatoire mondial de la donnée estimait en 2014 que la masse de données stockées en ligne sur Internet représentait 4,4 zettabytes et qu’elle en représentera 44 en 2020. Pour donner une idée de ce que représente cette unité de mesure, l’Observatoire de la donnée nous explique qu’un zettabyte représente l’équivalent de 260 millions d’années de visionnage vidéo. On peine à imaginer combien de paquets de chips et de cacahuètes seraient engloutis pour accompagner le visionnage du film représenté en 2020 par les 44 zettabytes d’Internet. À l’intérieur de cet immense univers numérique reposant sur l’architecture physique d’Internet, on distingue des espaces très différents les uns des autres, bien qu’en réalité souvent superposés les uns aux autres. Ce que l’on nomme par commodité le « web de surface » désigne les services en ligne que nous consultons tous les jours : actualités et journaux en ligne, sites aux thématiques diverses et, bien sûr, réseaux sociaux. Le « deep web », terme médiatique désignant un supposé « web profond », est constitué par l’immense majorité des données et pages hébergées sur Internet qui ne sont pas ou plus référencées par les principaux moteurs de recherches pour diverses raisons liées à leur accessibilité, parce qu’il s’agit de pages orphelines, mal référencées, des archives d’un site Internet ou tout simplement de contenu privé ou protégé. Le contenu de nos messageries électroniques ou les documents stockés en ligne sur le Cloud peuvent être considérés comme faisant partie du deep web. Enfin, le « Darknet »*, qui connaît par l’entremise des cryptomonnaies* et du Bitcoin* une certaine gloire médiatique mais qui devrait plutôt porter le nom de « Dark Web » ou « réseau caché », est constitué quant à lui de l’ensemble des applications logicielles permettant d’accéder à des réseaux parallèles ou protégés par le chiffrement* des données, tels que Tor, Freenet ou I2P. Précédés d’une fort mauvaise réputation, ces réseaux cryptés qui peuvent certes donner asile, en vertu de l’anonymat qu’ils prodiguent, à des activités tout à fait répréhensibles, accueillent aussi – en majorité – des sites qui n’ont rien d’illégal, aux centres d’intérêt aussi variés que ceux que l’on trouve sur le web classique. Ces réseaux, qui nécessitent, pour s’y connecter, l’installation de logiciels ou la mise en place de protocoles particuliers, bénéficient auprès d’un nombre toujours plus important d’utilisateurs d’Internet, d’une popularité grandissante. Les révélations d’Edward Snowden en 2013 ont mis en lumière les capacités des États modernes à opérer la collecte des données privées dans les messageries électroniques, profils de réseaux sociaux ou historiques de navigation. En conséquence, pendant les mois et même les années qui ont suivi, le nombre de personnes utilisant des outils renforçant la vie privée a connu une importante augmentation : forums ou messageries cryptés, moteurs de recherche anonymisants, voire réseaux cachés et parallèles comme Tor, dont le navigateur garantissant de pouvoir surfer anonymement sur Internet recense quotidiennement entre 2 et 3 millions d’utilisateurs. On évacuera donc définitivement l’idée d’un « web profond » ou, pire encore, la métaphore de l’iceberg, encore trop souvent utilisée pour différencier ces espaces. Internet est un ensemble, composé d’une architecture physique supportant différents réseaux dont le World Wide Web est le principal. À l’intérieur de cet ensemble, la masse de données peu, pas ou mal référencées que l’on appelle à tort « deep web » représente peut-être 95 % de la totalité. Le « Darknet » lui, en constitue bien moins d’1 %, même si sa popularité grandit.
Les États ne sont pas seuls en cause dans ce regain d’intérêt pour l’anonymat et la protection des données privées, après une décennie placée sous le signe de l’extraversion et de l’Internet 2.0, celui des réseaux sociaux. L’inquiétude grandit en effet dans l’opinion publique vis-à-vis des informations et données personnelles que des réseaux comme Facebook sont susceptibles d’engranger et de revendre à notre insu. Le phénomène a de quoi inquiéter en effet tant le réseau de Mark Zuckerberg se comporte comme un grand frère très envahissant : Facebook, qui compte aujourd’hui plus de deux milliards d’utilisateurs dans le monde, a récolté 300 petabytes de données personnelles depuis sa création, selon le site Frenchweb.fr, soit cent fois la quantité que la Bibliothèque du Congrès aux États-Unis a pu collecter en deux siècles ! Big Brother nous regarde en effet constamment sur Internet, et Facebook n’est qu’un exemple : le cas de Google, utilisé par les trois-quarts des internautes est peut-être plus préoccupant encore. Dans l’ère du Big Data*, les données sont avidement rassemblées et analysées : les entreprises et les organisations les utilisent pour personnaliser des services, optimiser les processus de prise de décision, prévoir des tendances futures et plus encore. Aujourd’hui, les données sont un actif de valeur de l’économie mondiale. Ce marché florissant, estimé à 28,65 milliards de dollars dans le monde (1,7 milliard d’euros pour la France) en 2016, pourrait atteindre 66,79 milliards en 2021. Face à cela, les initiatives visant à limiter cette capacité des grands acteurs d’Internet à concentrer et capitaliser ces énormes volumes de données personnelles semblent séduire un nombre grandissant d’utilisateurs d’Internet. Parmi elles, les darknets bien sûr, mais aussi les cryptomonnaies et surtout le fameux Bitcoin dont les variations du cours font fantasmer ou donnent des cauchemars aux investisseurs. Le principe des darknets, comme le réseau Tor, était, au moment de leur création, de s’affranchir des capacités de contrôle des États ou des grandes entreprises pour redonner à l’utilisateur une pleine et entière liberté de mouvement et d’expression sur le réseau à travers la garantie de l’anonymat. Le principe des cryptomonnaies, comme le Bitcoin, est de permettre à l’utilisateur de s’affranchir du monopole des institutions bancaires ou étatiques sur le contrôle des transactions pour confier leur enregistrement et leur validation électronique à un algorithme mathématique plutôt qu’à une institution jouant le rôle de tiers de confiance. En quelque sorte, puisque les bons comptes font les bons amis mais que l’on ne peut compter sur personne, même pas sa banque, autant s’en remettre à un calcul mathématique et automatisé pour s’y retrouver puisque l’algèbre lui, ne ment pas.
Les quatre premières décennies d’Internet nous ont apporté l’e-mail, le World Wide Web, les réseaux sociaux, le web mobile, le Cloud, le Big Data et l’Internet des objets. Il sature désormais notre environnement à tel point que nous n’avons plus besoin de nous connecter : nous le sommes constamment. Et cela entraîne tout à la fois l’invasion de nos existences, l’utilisation de données personnelles sans que nous en ayons même conscience et la crainte liée à la possibilité que les transactions sur Internet ne soient pas aussi protégées qu’on veut bien le dire. En 2008, au moment où le monde s’enfonçait dans la plus grave crise économique depuis 1929, un mystérieux informaticien, Satoshi Nakamoto, mettait au point un protocole de paiement en ligne révolutionnaire, qu’il prénommait Bitcoin, pour bit, qui représente l’unité de mesure informatique de base, et coin, pièce en anglais. La monnaie électronique était née et n’allait pas tarder à faire parler d’elle. Ces nouveaux moyens de paiement étaient en effet essentiellement associés aux réseaux cryptés, tel que Tor, qui reçoivent aujourd’hui une attention accrue de la part des médias. Les darknets hébergent des dizaines de milliers de sites cachés que ni Google ni aucun autre moteur de recherche ne recensent, et utilisent presque exclusivement les monnaies électroniques – Bitcoin, Ethereum, Monero, Dash… – pour les transactions en ligne dont une partie sont illégales : drogues, armes, logiciels de piratage, failles d’exploitation, téléchargement illégal… Le terme Darknet est donc encore largement associé par le grand public à la cybercriminalité la plus inquiétante ou la plus repoussante, jusqu’au terrorisme et à la pédopornographie, tandis que le Bitcoin connaît désormais une célébrité et un succès tels que Nabilla elle-même recommandait à ses fans d’en acheter au moment où le cours était au plus haut. Mais à l’heure où les cyberattaques* deviennent mondiales et peuvent prendre pour cible les comptes bancaires des institutions comme des particuliers, et au sortir d’une crise économique qui, de 2008 à 2017, a durablement miné la crédibilité des marchés et institutions financières, comment M. ou Mme Tout-le-monde pourrait-il ou elle rester longtemps insensible aux charmes des cryptomonnaies ? Les prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz ou Jean Tirole ont beau tempêter contre le Bitcoin, voire réclamer son interdiction au nom de la protection des petits investisseurs, ces derniers ne se sentent de toute façon plus protégés depuis longtemps par le système financier traditionnel. Pourquoi pas les cryptomonnaies, alors ? Un algorithme vaut après tout peut-être toujours mieux qu’un trader, se sont sans doute dit les quelques milliers d’Américains qui ont été jusqu’à hypothéquer leur maison pour acheter du Bitcoin. Les États eux, restent globalement insensibles aux charmes de la cryptomonnaie. Et on les comprend puisque cette monnaie n’a pas besoin d’eux. Et les États détestent qu’on n’ait pas besoin d’eux.
Mais l’histoire des darknets et de la cryptomonnaie commence bien avant le Bitcoin, l’Internet 2.0 ou Facebook : elle est même indissociable de l’histoire de la création d’Internet et des premières années de l’utilisation d’Internet à grande échelle qui voit les premiers pirates informatiques se lancer à l’assaut du réseau, le téléchargement illégal donner naissance aux premiers darknets et les États être confrontés pour la première fois à la question épineuse de la régulation et de la gouvernance d’Internet face au poids de plus en plus important des GAFA et à l’émergence de réseaux parallèles. Trente ans après la naissance du « réseau des réseaux » Internet, il n’est pas inutile de se lancer dans un petit voyage dans le temps, depuis les prémices d’Arpanet dans les années 1960 jusqu’à nos jours, pour comprendre la manière dont les géants d’Internet convoitent et exploitent nos données personnelles et savoir comment nous pouvons nous en prémunir tout en découvrant un peu mieux l’univers souvent encore trop diabolisé des réseaux cachés et des cryptomonnaies.
1 Tous les termes suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire qui se trouve en fin d’ouvrage.