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L’Enfer de Dante

La monnaie virtuelle a connu au départ un succès mitigé, suscitant d’abord l’enthousiasme avant d’être confrontée à une chute de son cours en dollars au cours de l’année 2011. Système décentralisé de transaction, le Bitcoin est par nature l’objet d’une intense activité de spéculation. Dès sa création, il a donc généré une première bulle spéculative portant le cours de la monnaie électronique de 1 $ fin 2010 à 30 en juin 2011. Après avoir enregistré des chutes brutales en 2011 et en 2013, le cours du Bitcoin a connu de multiples variations, avec une véritable explosion, passant de 2 500 $ en juin 2017 pour en atteindre près de 20 000 $ le 17 décembre de la même année et redescendre aujourd’hui (en avril 2018) à un peu moins de 9 000 $. En dépit des premiers pronostics négatifs engendrés par sa forte volatilité, la monnaie électronique a donc bien connu une flambée impressionnante des cours et une augmentation significative des échanges qu’elle permet de réaliser. De grands acteurs de l’économie réelle et numérique ont désormais adopté le Bitcoin, à l’instar de paypal, et en mai 2014 la commission électorale des États-Unis a même accepté que les campagnes puissent désormais accepter le Bitcoin comme moyen de financement. Et le Bitcoin n’est plus seul. Désormais concurrencé par d’autres monnaies électroniques telles que monero ou Zcash, la créature de Satoshi Nakamoto ne règne plus sans partage sur l’univers des transactions cryptées. En août 2016, le marché en ligne Alphabay, qui disposait aussi bien d’un site sur Internet que sur le Darknet, a annoncé qu’il acceptait désormais monero comme unité de paiement et souhaitait également intégrer Zcash le 1er juillet 2017… avant de disparaître le même mois.

« Il y a beaucoup d’échanges sur le Bitcoin actuellement, principalement motivés par la peur de manquer et l’appât du gain », a témoigné Leonhard weese, président de l’Association Bitcoin de Hong Kong, le 29 novembre 2017, au moment où la célèbre monnaie créée par le mystérieux Satoshi Nakamoto s’apprêtait à conclure une ascension folle et ininterrompue au cours de l’année 2017 par une nouvelle flambée la portant en une semaine de 12 000 à 17 000 $ début décembre. Le monde de la finance s’inquiète de l’engouement pour le Bitcoin, cette « monnaie sans banque » gérée par un algorithme qui repose sur une gestion décentralisée et le principe du calcul distribué à travers une communauté mondiale d’utilisateurs. Les autorités financières françaises ont même souligné que le Bitcoin était qualifié à tort de « monnaie virtuelle », une appréciation erronée qui pouvait amener les investisseurs à prendre des risques inconsidérés. Ces craintes ont été répercutées par des sommités aussi importantes que les prix Nobel Joseph Stiglitz et Jean Tirole, dénonçant les risques d’implosion de cette « bulle spéculative », le premier n’hésitant pas à réclamer l’interdiction pure et simple de la cryptomonnaie qui fait tourner les têtes. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a tenu à prévenir ceux qui investissent dans le Bitcoin qu’ils le font « à leurs risques et périls ». Le président de la banque britannique RBS, Howard Davies, a même estimé pour sa part sur Bloomberg TV le 8 décembre 2017, au plus fort de l’emballement, qu’investir dans le Bitcoin revenait à pénétrer dans l’Enfer de Dante, en cédant à une pulsion irrationnelle.

Après avoir presque atteint les 20 000 $ à la fin 2017, le Bitcoin a connu en janvier 2018 une dégringolade spectaculaire lui faisant perdre 50 % de sa valeur en l’espace d’une semaine, après l’annonce du piratage de 540 millions de dollars en cryptomonnaie NEM sur la plate-forme Coincheck en début d’année, un piratage qui ne concernait pas directement le Bitcoin mais qui laissait planer le doute sur la sécurisation de l’ensemble des cryptomonnaies, ainsi que l’interdiction des transactions en cryptomonnaies par le gouvernement sud-coréen alors que ce pays représentait… 20 % des échanges en Bitcoin sur la planète. La situation actuelle n’est en réalité pas si éloignée de l’hystérie déclenchée dans les années 90 par les débuts d’Internet.

Dans les deux cas, une technologie nouvelle que peu comprennent encore, des perspectives aussi floues que fascinantes et une furie spéculative qui laisse présager un krach. L’éclatement de la première bulle Internet en mars 2000 avait laissé sur la paille de nombreux investisseurs, moins nombreux étaient ceux qui avaient su préserver les fortunes considérables bâties sur du sable en si peu de temps. L’ensemble des profits réalisés de 1995 à 2000 s’élevait à 145 milliards de dollars, les pertes enregistrées au cours de l’année 2000-2001 se sont chiffrées à 148 milliards de dollars. Et le bûcher des vanités spéculatives a fait s’envoler en fumée les rêves d’argent facile pour laisser la place à une évolution technologique dont nous voyons – pour le meilleur et pour le pire – toutes les conséquences s’imposer dans notre quotidien depuis lors : réseaux sociaux, smartphones, Internet des objets et réalité augmentée… Sans verser dans les excès des modernistes de la dernière heure qui ne jurent que par la « révolution des tablettes » à l’école ou veulent tout connecter, du professeur à l’entrepreneur en passant par le frigo, il n’en reste pas moins qu’en deux décennies, quelques innovations capitales ont changé à jamais nos vies et nos sociétés. Le même type de saut technologique se profile derrière le très médiatique Bitcoin, arbre virtuel qui cache la forêt des applications bien réelles du principe de la blockchain à l’économie et à la vie de tous les jours. Outre le Bitcoin, d’autres cryptomonnaies ont été créées, utilisant également le principe de la chaîne de blocs, comme Ether, Litecoin, Dash, Zerocoin ou monero. Ces monnaies électroniques furent associées pendant des années à la part sombre d’Internet puisqu’elles servent encore à assurer pour partie des activités illégales sur les fameux darknets ou réseaux cachés, tels que le fameux Tor. La frénésie qui s’empare aujourd’hui des places financières autour du Bitcoin confère néanmoins à ces nouveaux moyens de paiement et de transaction une publicité bien plus grande et radicalement différente. En l’état actuel des choses, le cadre fiscal de l’imposition des gains réalisés avec des cryptomonnaies est celui de l’impôt sur le revenu pour les bénéfices non commerciaux. Néanmoins le cadre juridique reste flou. L’État s’apprête donc à préciser sa politique de fiscalité en la matière, et l’on parle de la mise en œuvre d’un nouveau cadre fiscal à partir d’avril 2018.

La technologie qui permet au Bitcoin d’exister suscite à l’inverse l’enthousiasme chez de nombreux acteurs. « C’est comme un livre de compte tenu par tout le monde. Il est infalsifiable car si on veut changer une transaction, il faut la changer en même temps chez tout le monde », résumait en 2016 Alexandre Stachtchenko, cofondateur du site d’information Blockchain France. De fait, la blockchain intéresse de plus en plus d’investisseurs. L’Australian Security Exchange a déjà annoncé qu’elle comptait adopter le principe de la « chaîne de blocs », qu’elle estime plus sûr pour valider ses transactions. Cela vaut aussi pour les opérations de calculs, les travaux et contributions scientifiques, tout ce qui peut en fait participer à la recherche et à l’innovation et peut être indexé, conservé et crypté sur un répertoire de type Blockchain afin de garantir que les auteurs et chercheurs ne soient pas dépouillés de leurs travaux par des institutions privées ou publiques peu scrupuleuses. Au-delà du Bitcoin, c’est le droit de la propriété intellectuelle qui peut potentiellement être bouleversé, et tout ce qui concerne la diffusion d’œuvres culturelles en ligne. Les applications sont multiples également dans le domaine commercial avec les smart contracts dont le principe repose lui aussi sur la validation automatisée d’une transaction pair-à-pair inscrite sur un registre électronique tel qu’une chaîne de blocs. Sur le campus américain de Berkeley, on consacre déjà des cours et des conférences à ce nouveau principe. « C’est la plus importante technologie depuis Internet », vante le club des étudiants. Pour nombre d’observateurs, même si la folie Bitcoin passera, la blockchain est là pour rester.