L’histoire des sciences et des découvertes techniques est pleine de tristes anecdotes et de destins malheureux. En l’an de Grâce 1679, Denis papin, physicien et inventeur français, met au point une étrange machine qu’il a baptisée « Le Digesteur ». Papin, né dans les environs de Blois en 1647 et converti au calvinisme, a prudemment décidé de s’établir à Londres en 1675, devançant de dix ans la révocation de l’Édit de Nantes. Élève et protégé de l’astronome et physicien Christian Huygens, Denis papin se lia d’amitié avec Leibniz, rencontré en 1673 à l’Académie Royale des Sciences, avec lequel il entretint une correspondance, et définit avec son maître Huygens le principe du moteur à explosion. Concepteur doué, c’est cependant avec son « Digesteur » que papin réalise une avancée majeure en mettant au point la première cocotte-minute de l’histoire dont le principe est détaillé dans un ouvrage publié à Londres en 1680, puis en France en 1682 sous le titre : La Manière d’amollir les os & de faire cuire toutes sortes de viandes en fort peu de temps & à peu de frais ; avec une description de la machine dont il faut se servir pour cet effet. La découverte des possibilités offertes par la vapeur pour l’art culinaire devait logiquement l’amener à mettre en évidence le champ d’expérimentation plus vaste encore que la vapeur ouvrait pour la mécanique et l’étude des forces motrices. À partir du modèle du cylindre à piston à poudre développé avec Huygens en 1688, papin conçoit le premier prototype de piston actionné par la vapeur en remplaçant tout simplement la poudre par de l’eau. Il publie les résultats de ses travaux en latin en 1690 puis en français en 1695 sous le titre : Nouvelle manière de produire à peu de frais des forces mouvantes extrêmement grandes. Malheureusement pour papin, il était peut-être encore un peu tôt pour inventer la machine à vapeur. Bien que révolutionnaire, son invention n’est pas très spectaculaire et papin est un mauvais commerçant qui peine à vendre son invention et à trouver des financements pour la développer. En perpétuelle quête de soutiens, papin semble être le seul à entrevoir les fantastiques possibilités offertes par son invention. Il travaille deux ans, pour le compte du Landgrave de Hesse, de 1690 à 1692, sur un modèle de barque submersible, l’« Urinator », qu’il teste avec succès dans les eaux de la Lahn (aujourd’hui située en Allemagne) et construit un prototype de bateau à roues en 1704. Des inimitiés de plus en plus marquées le contraignant à fuir l’Allemagne, il tente de regagner Londres sur son bateau à roues et embarque avec sa famille sur la Fulda en septembre 1707, où il se fait arrêter par les membres d’une corporation de mariniers-haleurs qui voient d’un très mauvais œil cette invention capable techniquement de tous les mettre au chômage. Après une infructueuse tentative de négociations, les haleurs détruisent le bateau et la machine qui permet de le mouvoir. De retour à Londres, papin tente de réintégrer la Royal Academy of Sciences, mais l’entrée lui est interdite par Isaac Newton qui a remplacé Robert Boyle, l’ancien protecteur du Français à Londres, et n’accorde visiblement aucun intérêt aux recherches de l’infortuné papin. Comble de l’ironie, on perd la trace du savant à Londres en 1712, l’année où Thomas Newcomen élabore, à partir des travaux de papin, la première véritable machine à vapeur industrielle. On suppose, d’après les registres des mariages et sépultures de St Bryde’s Church à Fleet Street, Londres, qu’il fut enterré dans le cimetière de cette paroisse le 26 août 1713.
À l’époque où la technologie donna naissance à Internet – invention dont l’impact sur nos sociétés peut être comparé à celui qu’eut l’usage de la vapeur – une autre innovation française connut une issue aussi malheureuse, même si son auteur n’a heureusement pas connu un sort aussi tragique que Denis papin. Ancien élève de l’école polytechnique (promotion 1950), Louis pouzin est une figure emblématique de la recherche en informatique en France, resté, pour l’histoire, « celui qui a failli inventer Internet ». Si, à l’époque de papin, c’est l’indifférence d’une partie des milieux scientifiques et une corporation de haleurs qui ont fini par avoir raison de l’inventivité du malheureux chercheur, pouzin, lui, se heurta à l’incompréhension de l’industrie des télécommunications française, incapable de mesurer le caractère radicalement novateur des recherches de l’informaticien. Après avoir travaillé pour Bull et avoir fait un passage au MIT, Louis pouzin, ancien ingénieur à météoFrance puis chez Simca, fut recruté à l’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique) dans les années 1970 et joua un rôle central dans le développement du projet Cyclades, visant à mettre au point un véritable réseau interconnecté, similaire à celui développé aux États-Unis par les ingénieurs d’Arpanet. Le projet Cyclades avait été initié par le délégué général à l’informatique, Claude Allègre, et Louis pouzin en avait été nommé directeur des recherches en 1971. À l’aide d’un budget très modeste et d’une vingtaine de chercheurs et salariés, Cyclades aboutit en 1973 à la finalisation du principe de datagramme, présenté la même année. Le principe de la commutation par paquets – c’est-à-dire le transfert des données par tronçons indépendants – avait été formulé théoriquement par Paul Baran en 1964, puis par Donald Davies, du National physical Laboratory, à Édimbourg en 1968 mais, en concevant le premier réseau à commutation par paquets fonctionnel, l’équipe française réalisait un saut technique radical. Présents à la conférence, Vinton G. Cerf et Bob Kahn s’inspirent immédiatement du principe pour la conception du protocole TCP/IP (Transmission Control Protocol/Information Protocol) de transmission de données par paquets indépendants appliqué à Arpanet et encore à Internet aujourd’hui. Malheureusement pour Louis pouzin et son équipe, les choix regrettables qui furent ceux de l’industrie des télécoms français allaient enterrer le projet Cyclades, en raison de la concurrence entre deux grands groupes industriels : la Compagnie Générale d’Électricité et Thomson-CSF. Soutien de Valéry Giscard d’Estaing pendant la campagne électorale, la CGE veut éloigner la CII et son actionnaire Thomson de tout ce qui touche aux télécommunications, une volonté appuyée par son grand client, les PTT, soucieux de pousser leur propre réseau de communication : le minitel. La victoire de ce réseau à la philosophie centralisée, radicalement opposée à celle induite par le datagramme de pouzin mais qui sera imposé en France au détriment du projet Cyclades, démontrait le poids et l’influence politique des grandes industries d’État en France. Les crédits de Cyclades furent coupés en 1975. Le minitel connut un grand succès en France mais ne parvint pas à franchir les frontières hexagonales. Vinton G. Cerf et Bruno Kahn rentrèrent eux aux États-Unis, nantis des précieuses informations qui allaient permettre de rendre Arpanet opérationnel en juillet 1975. On connaît la suite. En 1988, Bruno Lussato, professeur au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), pouvait se montrer railleur : « on nous dit que le monde entier nous envie le minitel. Je ne sais pas s’il nous l’envie, messieurs, mais je peux en tout cas vous dire une chose avec certitude, c’est qu’il ne nous l’achète pas ». Claude Allègre, initiateur de Cyclades et infortuné et éphémère délégué à l’informatique, se montrait plus amer quelques années plus tard en soulignant le retard entraîné par les choix regrettables réalisés au début de l’ère « modernisatrice » de Valéry Giscard d’Estaing, comme en témoigne un article du Monde daté du 4 août 2006 :
Louis Pouzin, polytechnicien et chercheur de très grand talent (est à l’époque) venu proposer un projet de réseau maillé d’ordinateurs fondé sur quelque chose de totalement nouveau : la commutation de paquets. Très vite, les recherches ont connu un plein succès, au point que j’ai déployé de grands efforts pour faire adopter le projet par la direction générale des télécommunications comme base pour leur futur réseau de transmissions de données. Je me suis malheureusement heurté à un mur. (Les ingénieurs des Télécoms préfèrent pousser le développement industriel du minitel.) Nous aurions pu être parmi les pionniers du monde Internet […]. Nous n’en sommes que des utilisateurs, fort distants des lieux où s’élabore l’avenir.
Comme Denis papin trois siècles avant lui, pouzin était sans doute arrivé un tout petit peu trop tôt avec son invention sous le bras, du moins en France. L’infortune, cependant, ne fut pas toujours française dans l’histoire du développement d’Internet et traversa aussi l’Atlantique dans l’autre sens. Elle fut, dans l’histoire d’Internet, également américaine. Au début des années 90, le World Wide Web de Berners-Lee et Cailliau eut un concurrent malheureux qui aurait pu devenir une alternative au système hypertexte du CERN et une interface logicielle peut-être aussi universellement distribuée si le sort n’en avait pas décidé autrement. Il s’agissait de Gopher, logiciel et protocole conçu par Mark P. McCahill à l’Université du Minnesota en 1991. Malheureusement pour lui, Mark P. McCahill a connu un sort assez similaire à celui de Louis pouzin – ou peut-être même de Denis papin – en France : celui d’un inventeur arrivé un peu trop tôt.