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Nothing to hide

Dans un documentaire assez fascinant intitulé Nothing to hide (rien à cacher), marc meillassoux et mihaela Gladovic proposent à un jeune musicien berlinois de se prêter à un petit jeu : pendant quelques semaines, il acceptera de transporter dans son téléphone mobile un petit logiciel espion, du type de ceux que les agences de renseignement, voire certaines sociétés privées avides de récupérer quelques données, peuvent employer. Le résultat de l’enquête est sans appel. En l’espace d’un mois, les enquêteurs ont réussi à récupérer sans peine son nom, celui de ses parents, de ses amis, son lieu de résidence, ses heures de lever, de coucher, ses préférences sexuelles, sa consommation d’alcool, son niveau de solvabilité, la fréquence de ses infractions routières et même le temps qu’il met à décrocher quand sa maman l’appelle… et tout cela en n’utilisant que les métadonnées fournies par son téléphone : à savoir la durée et la fréquence des appels et les sites Internet consultés, sans jamais aller jusqu’à consulter le contenu de ses messages comme la NSA en fut accusée à l’issue de l’affaire Snowden. Imaginez maintenant ce que votre frigo connecté pourra balancer à votre compagnie d’assurances et vous n’êtes plus très loin de chez Philip K. Dick. Et si vous pensez encore que tout cela n’est que science-fiction ou délires de sociologues, sachez seulement que le constructeur français de smartphones wiko a récemment été accusé de transmettre les données personnelles de ses clients, telles que leur géolocalisation ou leur numéro de téléphone à sa société mère en Chine grâce à deux vilaines petites applications installées sur le téléphone à l’insu de l’acheteur. Les États ne sont, bien sûr, pas en reste. La capacité d’un État moderne en 2017 à connaître et disséquer la vie d’un individu grâce à la collecte de données fait passer la terrible STASI pour une bande d’adolescents qui jouent aux agents secrets dans leur cabane au fond du jardin. À tel point que wolfgang Schmidt, ancien officier de la STASI, a déclaré quand il fut embauché (débauché ?) par la NSA, en constatant les moyens mis à sa disposition : « pour nous, cela ressemble à un rêve devenu réalité. » Le but reste néanmoins toujours le même que du temps de la STASI : savoir qui est qui et qui fait quoi. Le règne du Big Data rend cependant le filtrage et la gestion des données extrêmement difficiles, même pour les armées d’analystes dont disposent les services de renseignement des grandes nations. Mais il est en revanche dérisoirement simple d’éplucher la biographie de n’importe quel individu sur lequel se focaliserait la surveillance d’un service de renseignement. Les moyens pour ce faire sont si nombreux que les agences de renseignement peuvent aussi rendre plus efficace ce qui constituait la première fonction de la STASI : maintenir la population dans l’éternel doute qu’elle pourrait être surveillée. Car tout le monde a quelque chose à cacher. Comme le disait l’Inspecteur général de police marchand au commissaire Mattei dans le Cercle rouge de Melville : « Personne n’est innocent, Mattei. »

S’il faut en croire une consultation du CSA réalisée en septembre 2017, neuf Français sur dix se montrent « préoccupés par la protection des données personnelles sur Internet ». Les moyens de récolter ces données ne manquent pas via les ordinateurs, téléphones ou paiements par carte bancaire. Toutes les informations disséminées par les individus sont susceptibles d’être utilisées et monnayées et les géants de l’économie numérique ne s’en privent pas, d’autant que le marché des données personnelles devient un véritable eldorado économique. Facebook tire ainsi 5 dollars de revenus par profil, selon une étude du Boston Consulting Group et, selon le même organisme, la « valeur » d’un Européen en termes de commerce de données s’élèverait à 600 $. D’après la firme IBM, nous produisons chaque jour 2,5 trillions d’octets de données. Une partie de ces données générées par l’activité des individus, institutions ou entreprises sont collectées par d’autres entreprises et précieusement conservées dans les centres de données entretenus à grands frais par les géants du net. Selon le CNRS, la Bibliothèque du Congrès américaine conservait en 2011, 235 térabytes de données archivées à partir de sites Internet. 88 % des entreprises américaines en collectent plus que la vénérable institution. L’entreprise Facebook elle-même avouait gérer un flux de 600 térabytes de données… par jour, avec une capacité de stockage total de 300 petabytes pour 1,2 milliard d’utilisateurs en 2014. Facebook consacre un milliard de dollars à l’entretien de ces coffres-forts numériques situés dans l’oregon, en Caroline du Nord, en Virginie ou en Californie. Il y a un peu moins de quatre milliards d’utilisateurs d’Internet dans le monde en comptant les propriétaires de smartphones. Si l’on veut se donner le tournis, on peut aller consulter le site internetlivestats.com, qui recense 3 792 375 290 utilisateurs du réseau le 6 décembre 2017 à 20 h et 1 297 107 502 sites en ligne. Selon le même site, 197 721 467 361 courriers électroniques étaient envoyés la même journée, dont une écrasante majorité de pourriels envoyés par des robots, ainsi que 564 101 628 tweets, 58 687 095 photos mises en ligne sur Instagram, 5 159 256 538 recherches effectuées sur Google et 3 693 603 292 Go de données échangées, on peut appeler ça une bonne journée. Parmi cet énorme tas de grosses données figurent les nôtres, les miennes, les vôtres. À peu près tout ce qu’il est possible de connaître de l’existence d’une personne à l’ère numérique, c’est-à-dire à peu près toute sa vie.

Dans le domaine de l’usage commercial des données, l’Union Européenne a déjà décidé de frapper un grand coup… sur les GAFA avec l’entrée en vigueur le 25 mai 2018 du Règlement Général sur la protection des Données adopté en avril 2016, qui s’appliquera à toutes les entreprises collectant, gérant, ou stockant des données, y compris les entreprises non-européennes et en particulier les GAFA. La charte de ce nouveau texte réglementaire européen proclame que « la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel est un droit fondamental ». Dans ce but, il sera imposé aux entreprises procédant directement ou indirectement à la collecte de données personnelles via leurs activités économiques d’informer leurs clients de l’usage qui est fait de ces données. Le consommateur pourra s’opposer à ces usages, réclamer un inventaire des données recueillies et mettre en avant le droit à l’oubli pour obtenir l’effacement des informations le concernant. Pour les contrevenants, l’amende pourra s’élever jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires.

Pour les gouvernements européens, le RGPD peut certes représenter un outil de contrainte efficace vis-à-vis des GAFA, dans un contexte de tensions fiscales avec l’UE. Mais il n’en reste pas moins que, face à ces géants de l’économie numérique, l’Europe ne pèse pas lourd pour le moment. L’Union Européenne a lancé en 2014 le « projet Horizon 2020 », auquel elle compte allouer 80 milliards d’euros sur une période de sept ans, afin de financer la recherche et le développement dans les secteurs de pointe et notamment celui de l’économie numérique. Au cours des trois premières années du projet, Horizon 2020 a alloué quatre milliards d’euros à 1 369 projets dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Quant à la France, un rapport de France-Stratégie, mission d’étude rattachée au Commissariat Général à la Stratégie et à la prospective (CGSP), établissait en 2016 que la baisse de la productivité française n’était pas tant due au coût du travail qu’à une mauvaise politique d’investissement dans le numérique. Selon une note d’analyse de France-Stratégie, « Comprendre le ralentissement de la productivité en France », publiée en janvier 2016 : « Depuis les années 1990, la France présente en effet un retard important en termes de diffusion des TIC au sein de son tissu productif relativement aux États-Unis ». « À mesure que la France s’est rapprochée de la frontière technologique (ici les États-Unis), la croissance de sa productivité horaire a progressivement ralenti », ajoutent les auteurs du rapport : d’une productivité de 4 % par an dans les années 1970, nous sommes passés à 2 % à la fin des années 90 et à moins de 1 % à partir de la crise de 2008. Le gouvernement français a annoncé un Grand plan d’Investissement (GpI) de 57 milliards d’euros pour 2018-2022, dont 9,3 milliards pour l’économie numérique. Ces mesures permettront-elles de résorber le déficit structurel du secteur du numérique en Europe et de faire émerger des géants européens capables de faire trembler les GAFA comme Airbus fait trembler Boeing ? Pour le moment, rien n’est moins sûr.

Le 21 janvier 2018, Emmanuel Macron recevait au château de Versailles les dirigeants de 140 entreprises, « poids lourds » de l’économie mondiale. Cette réunion, juste avant l’ouverture du 48e forum économique mondial à Davos, du 23 au 26 janvier, se présentait comme une véritable opération de communication ayant pour but de célébrer la renaissance de l’attractivité économique et du soft power français. Cette vaste entreprise de séduction semblait couronnée de succès avec les promesses d’investissements faites à la fois par Sheryl Sandberg, numéro 2 de Facebook, et Sundar pichai, patron de Google, à l’occasion de leur visite à paris. Pourtant, si la France paraît entamer une lune de miel high tech avec les champions de l’économie numérique, la réalité montre une relation plus conflictuelle entre les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, microsoft) et la France, ainsi que l’Union Européenne, sur le plan fiscal.

L’ascension des géants d’Internet ne semble pas connaître de limite : avec 824 milliards de capitalisation boursière pour Apple au début de l’année 2018, 773 pour Alphabet, maison mère de Google, 708 pour microsoft, 689 pour Amazon et 552 pour Facebook. Ces énormes revenus ont des origines très diverses selon que l’on considère l’un ou l’autre des mastodontes du web. Selon l’IDC, 63 % des revenus d’Apple proviennent de la vente d’IPhone, 21 % de la vente des différents modèles d’ordinateurs mac ou d’IPad, le reste des profits étant représentés par les services payants et les produits dérivés. Pour Google en revanche, l’écrasante majorité du chiffre d’affaires de la firme – 88 % – s’appuie sur les revenus de la publicité. La tendance est encore plus marquée chez Facebook, complètement dépendant de la publicité qui représente 97 % des revenus de la firme en 2017. Amazon, au contraire, se rapproche plus du modèle Apple, avec un chiffre d’affaires généré à 72 % par la vente de produits sur sa plate-forme. La seule exception de ce « club des cinq » est microsoft, la seule firme dont les revenus apparaissent nettement plus diversifiés que ceux de ses concurrents : 28 % du chiffre d’affaires est représenté par la vente de la suite office aux particuliers, professionnels, entreprises, institutions et collectivités, 22 % par la mise en place de serveurs dédiés, 11 % par les ventes de la console Xbox et 9 % par les revenus générés par la commercialisation des différentes versions de Windows.

Ces différences traduisent des modèles économiques très variés. Tandis que Google et Facebook sont des plate-formes médias tirant l’essentiel de leur chiffre d’affaires de la publicité, Apple tire parfaitement profit de la division internationale du travail en faisant produire l’IPhone, usant des avantages conférés par la main d’œuvre bon marché d’Asie pour comprimer les coûts de fabrication de produits tels que l’IPhone ou l’IPad, vendus très cher sur les marchés américains, européens ou asiatiques. La marque à la pomme développe par ailleurs un véritable écosystème marchand qui profite à tous ses produits, mais reste tout de même très dépendante des ventes de son produit phare : l’IPhone. Microsoft profite d’un marché quasiment captif, avec Windows installé d’office sur la majorité des ordinateurs portables vendus dans le monde. Amazon profite de son statut de pionnier de la vente en ligne pour déstabiliser et écraser la concurrence sur les différents marchés dont le géant américain prend peu à peu le contrôle. Après avoir récemment racheté l’enseigne américaine de vente de produits bio Whole Foods Market pour 13,7 milliards de dollars, Amazon a semé la panique dans le secteur du commerce de détail en annonçant son intention de mettre en place une politique de baisse des prix et de promotions très attractive pour les clients du service Amazon prime désirant acheter des produits whole Foods. L’annonce, faite par le patron d’Amazon Jeff Bezos en août 2017, a immédiatement fait plonger les cours des principaux concurrents de whole Foods dans le commerce de détail, à commencer par wallmart. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la capacité des GAFAM à étouffer complètement la concurrence en construisant des écosystèmes fermés rassemblant des secteurs marchands très différents ou en imposant un monopole à différents niveaux d’un circuit économique, ce qu’on nomme en économie un phénomène de concentration verticale et horizontale et dont l’histoire a déjà donné plusieurs exemples depuis les débuts de l’ère capitaliste.

La puissance des GAFAM inquiète au plus haut point les dirigeants de l’UE, bien conscients d’avoir raté le tournant de l’économie numérique et de la difficulté à rattraper aujourd’hui le temps perdu. En 2017, parmi les vingt premières tech companies au monde, on ne comptait que des firmes américaines ou chinoises : Apple, Google, microsoft, Amazon, Facebook pour les cinq premières et les Chinois Tencent, Alibaba et ICBC, respectivement en 9e, 10e et 12e position. Les seules compagnies européennes à apparaître dans le tableau sont… suisses : Nestlé et les laboratoires Roche, respectivement en 13e et 19e position. En 2012, les résultats n’étaient pas plus flatteurs pour l’UE mais le plus inquiétant reste cependant le fait qu’il y a cinq ans, les géants d’Internet « ne » représentaient que 20 % du top 20 des firmes transnationales (FTN) et 40 % du top 5. En 2017, c’est désormais 40 % et 100 %. Les compagnies américaines se sont même permis d’évacuer les compagnies chinoises du podium des cinq premiers, affirmant encore plus le poids américain en termes financiers bien sûr mais plus encore en termes de soft power.

On comprend qu’Emmanuel Macron ait voulu tenter une opération de séduction en faveur de la France juste avant le sommet de Davos mais on comprend également les critiques qui arguent du fait que cela ne favorise pour le moment pas l’émergence de géant français du numérique et que, de surcroît, ce que Google ou Facebook promettent d’investir en France, c’est ce que ces deux compagnies ne paient pas en impôts. Ainsi, en 2016, Facebook n’a déclaré en France que 37 millions de chiffre d’affaires et payé 1,2 million d’impôts pour une activité estimée en réalité à 540 millions d’euros. L’entreprise Google a versé quant à elle 6,7 millions d’euros au titre de l’impôt sur les sociétés en France en 2015 pour une activité estimée en réalité à 1,7 milliard d’euros en raison de la domination exercée par la firme sur le marché de la publicité sur les moteurs de recherche. Seulement voilà : les revenus publicitaires générés par Google sont versés à Google Ireland, ce qui a permis à cette firme d’échapper en juillet 2017 au redressement fiscal de 1,1 milliard que réclamait le fisc français pour la période 2002-2010. « Google a gagné », titrait avec sobriété le New york Times, dans son édition du 12 juillet 2017, et Google a d’autant plus gagné que la loi irlandaise permet à Google Ireland de payer ses impôts… aux Bahamas où le taux d’imposition est nul. Cette victoire pourrait bien être partagée par d’autres tech companies en constituant une jurisprudence très avantageuse si le fisc s’avisait par exemple de réclamer des arriérés à Facebook pour son activité en France. Les montages financiers des GAFAM semblent difficiles à défaire.

Quelles que soient l’efficacité et la portée des entreprises légales visant à protéger le citoyen-consommateur et utilisateur d’Internet contre le prélèvement des données ou la toute-puissance des GAFAM, il n’en reste pas moins que nous avons patiemment construit notre prison de verre, dans laquelle le confort nous maintient avec douceur, sous la surveillance de ceux qui prétendent nous servir. Jamais peut-être la dialectique du maître et de l’esclave ne fut aussi bien appliquée qu’avec le règne du Big Data et du tout numérique. « La providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir », écrivait Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. Le genre humain se charge ensuite fort bien de restreindre tant qu’il peut le diamètre de ce cercle tout en clamant haut et fort qu’il ne souhaite rien tant que de le briser. Mais c’est qu’on finit par l’aimer, notre prison dorée.