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Promesses et mirages
de la blockchain

La folie spéculative qui a marqué l’évolution du cours du Bitcoin au cours de l’année 2017 traduit un biais psychologique qui est aussi très exploité d’une autre manière par les GAFA et qu’on pourrait qualifier d’« utopie de l’immédiat ». De la même manière que Google donne l’illusion d’un accès à une forme de savoir universel dont les fondateurs de l’Église de Google se moquent gentiment, le Bitcoin, et de manière plus générale le phénomène des cryptomonnaies, donne l’illusion d’une possibilité d’accès immédiat à des profits mirobolants en achetant des Bitcoins. C’est d’ailleurs vrai dans une certaine mesure. Ceux qui ont acheté un ou deux Bitcoins à l’époque où l’étude signée par Satoshi Nakamoto était publiée sur Internet et qui ont eu la sagesse de ne jamais les revendre, même quand le cours de la cryptomonnaie faisait le yo-yo en 2011, en 2013 ou en 2014, peuvent s’estimer heureux, à l’heure actuelle, de détenir une petite fortune. Quelques anecdotes peuvent même être particulièrement propices à enflammer les imaginations comme celle de ce Britannique ayant remporté un concours de mathématiques dont le prix était de cinq Bitcoins… en 2010 et qui se retrouve aujourd’hui en possession d’à peu près 50 000 $. On peut citer aussi le cas du rappeur 50Cents qui, au creux de la vague en 2014, avait proposé à ses fans de pouvoir acheter son nouvel album également en Bitcoins. Quatre ans plus tard, le rappeur se frotte les mains, les ventes de son album réalisées dans la cryptomonnaie lui ont rapporté énormément d’argent grâce à la montée en flèche du cours du Bitcoin en 2017. Il a même publié un tweet pour remercier chaleureusement ses fans qui lui ont ainsi permis de réaliser la promesse de l’un de ses plus célèbres titres : Get rich, or die tryin’.

L’illusion des profits immédiats susceptibles d’être générés grâce au Bitcoin n’en reste pas moins dangereuse pour tous ceux qui ont investi sans compter dans la cryptomonnaie à un moment où les petits investisseurs ne font plus vraiment le poids face aux 70 ou 80 grands fonds d’investissements qui contrôlent aujourd’hui largement le cours du Bitcoin. En 2008, selon le principe énoncé dans l’article scientifique de Nakamoto, il était possible de « miner » du Bitcoin. Cela consistait à installer sur son ordinateur le logiciel Bitcoin, puisque Bitcoin est au départ une application logicielle, et non une monnaie, et à allouer une partie de la capacité de calcul du processeur de son ordinateur pour permettre à la chaîne de blocs du Bitcoin de fonctionner au plan mondial. En échange, on pouvait réellement être rémunéré en Bitcoins. Puis les choses se sont compliquées avec le premier engouement pour la cryptomonnaie. Allouer de la puissance de calcul du processeur d’un ordinateur portable ne suffisait plus, il fallait dédier à cette tâche le processeur d’une carte graphique, puis de plusieurs cartes graphiques pour faire en sorte de miner de manière à peu près convenable, ce qui entraînait pour le particulier une explosion de la facture d’électricité (sans compter la nécessité de disposer d’un système de refroidissement pour éviter que cet appareillage électronique ne devienne dangereux en raison de la chaleur dégagée).

Le processus, au cours d’une dernière phase assez récente, s’est industrialisé avec le développement des fermes de Bitcoins, selon une logique assez similaire à celle qui avait vu les artisans textiles au XVIIe siècle se regrouper dans les manufactures du temps de Colbert, ancêtres des usines. On a donc vu germer en Chine, en Russie ou en Europe des pools, des associations de « mineurs » de Bitcoins, puis de véritables fermes de Bitcoins, rendant dérisoire le minage à petite échelle. Comment, en effet, faire le poids face à un entrepôt regroupant cinq cents machines tournant à plein régime nuit et jour pour participer aux compétitions de calcul en ligne qui permettent à la blockchain Bitcoin de fonctionner en échange d’une rétribution en unités de Bitcoins ? La logique s’applique déjà aussi à l’Ethereum : ne comptez pas devenir riche comme 50Cents en faisant exploser votre facture d’électricité pour miner de l’Ethereum, vous ne faites déjà plus le poids…

De la même manière, acheter des Bitcoins ou de l’ethereum, autre manière de se procurer de la cryptomonnaie, ne représente aujourd’hui plus grand intérêt si votre objectif est la spéculation. La capitalisation boursière de Bitcoin est extrêmement concentrée. 90 % des 18 millions d’unités déjà en circulation (sur un maximum de 21 millions) ont été achetés par des fonds d’investissement qui ont réalisé d’énormes bénéfices sur les douze derniers mois en jouant des fluctuations du Bitcoin. Un fait assez troublant pour l’économie mondiale est d’ailleurs que les investisseurs dans les produits « à risque » ont semblé investir ou retirer leurs investissements à peu près en même temps dans le Bitcoin et dans les autres produits financiers à risque. Dans le courant du mois de février 2018, les mouvements qui ont fait plonger très soudainement le Dow Jones, l’indicateur boursier de wall Street, avant de le voir remonter, présentent une similarité troublante avec les mouvements du Bitcoin sur la même période. Plus troublant encore, les mouvements du Bitcoin au cours de la période de novembre 2017 à février 2018 présentent également une similitude avec ceux du NASDAQ.

Pour certains observateurs de la finance et du monde des cryptomonnaies, l’adéquation entre les courbes s’expliquerait par le fait que les plus jeunes générations de traders n’hésitent plus à panacher leurs investissements en actifs risqués et Bitcoins, pour bénéficier des spectaculaires variations de la cryptomonnaie qui a donc à la fois suivi et reflété les acrobaties du Dow Jones. Certains analystes financiers en tirent la conclusion, en comparant cette évolution à celles qui avaient été observées en 2007, juste avant le crash des subprimes, que ces variations très rapides et très fortes concernant des produits à risques – dont le Bitcoin – annonce l’éclatement d’une bulle spéculative dont le Bitcoin ne constitue que la partie émergée de l’iceberg et donc, potentiellement, une prochaine crise économique mondiale.

Pour Monsieur-tout-le-monde, et en particulier chez les plus jeunes générations, visiblement friandes d’investissements dans la monnaie magique, l’hystérie spéculative autour du Bitcoin (et peut-être bientôt autour du Litecoin ou de l’Ethereum) traduit le fantasme du profit immédiat mais aussi celui de la possibilité de se libérer des États et des institutions grâce aux cryptomonnaies, « monnaies sans banque », rêve libertarien qui se heurte cependant à une réalité, évoquée un peu plus haut, celle d’une capitalisation de plus en plus concentrée – au moins dans le cas du Bitcoin – entre les mains d’un nombre limité de fonds d’investissement. Le principe du Bitcoin, celui des transactions pair-à-pair, peut cependant représenter la promesse d’une métamorphose à venir des institutions financières et de la finance internationale, mais il reste douteux que les cryptomonnaies aient la capacité de faire disparaître les États en tant qu’acteurs de l’économie mondiale. La capitalisation boursière cumulée des quelques 2 000 cryptomonnaies à ce jour représente environ 800 milliards de dollars, ce qui représente une part infime de l’économie financière (représentant des mouvements de capital dont le total atteignait plus de 100 000 milliards de dollars en 2016 à en croire les estimations du Fonds monétaire International). Parmi les particuliers qui investissent dans le Bitcoin et font de la concurrence à wall Street dans leur salon, beaucoup viennent bien sûr de l’univers de l’informatique mais aussi de celui du jeu vidéo, retrouvant avec le Bitcoin un univers et des réflexes assez similaires à celui de l’univers du jeu. L’engouement pour le Bitcoin traduit une défiance vis-à-vis du monde de la finance depuis la crise financière mais le succès du Bitcoin importe aussi au sein même de la finance de nouveaux biais psychologiques susceptibles d’en modifier profondément les pratiques à plus ou moins court terme.

Pour autant, ce qui peut amener à une réforme profonde de la finance mondiale est l’adaptation à grande échelle du principe de la chaîne de blocs au fonctionnement des grands marchés boursiers. L’exemple en a été donné récemment par l’Australian Security Exchange (ASX). La principale Bourse australienne, huitième marché d’actions du monde, a déjà annoncé qu’elle comptait remplacer son système actuel appelé CHESS par le principe de la chaîne de blocs, qu’elle estime plus sûr pour valider ses transactions. Ce système, qui pourrait être lancé à partir de mars, selon l’ASX, vise à réduire le coût des transactions et à les rendre plus sûres. Singapour envisageait également en novembre 2016 de passer au système de la blockchain pour la validation et l’enregistrement des transactions afin de faciliter les paiements transfrontaliers entre banques, a indiqué la Banque centrale de l’archipel d’Asie du Sud-Est. Singapour ambitionne ainsi de devenir un pôle techno-financier. Dans la finance, la blockchain devrait rassurer le vendeur d’un produit financier sur la solvabilité de l’acheteur et réduire les coûts de nombreuses opérations financières. Ces espoirs apparaissent au moment où l’industrie financière est de plus en plus automatisée et bousculée par des start-ups qui révolutionnent le secteur bancaire, du prêt à l’épargne en passant par le courtage, à coup de technologies. Les traders doivent apprendre à coder, tandis qu’il est recommandé aux banquiers de comprendre des algorithmes permettant d’analyser des masses de données (Big Data) pour gagner de nouveaux clients, détecter de nouveaux marchés ou élaborer des stratégies d’investissements. « Quand les gens entendent blockchain, ils pensent crypto-monnaies et fraude », expliquait, le 3 novembre 2011 à l’AFp Greg LaBlanc, un des deux enseignants en charge des nouveaux cours sur la blockchain proposés depuis peu aux étudiants du campus américain de Berkeley. « Or nous pensons qu’elle va avoir un gros impact sur les contrats, la logistique, la santé, les transactions financières. Quasiment toute activité économique va être affectée », s’enthousiasmait-il.

En réalité, la technologie de la chaîne de bloc, en permettant de mettre en place un système de distribution rétribué a ouvert la voie à un type de financement assez novateur appelé ICo (Initial Coin offering) qui permet à une entreprise ou à des meneurs et développeurs de projets d’opérer une levée de fonds en émettant une monnaie électronique qu’il est possible d’échanger contre de l’argent apporté par des investisseurs désirant soutenir le projet et se rétribuer en profitant de la montée du cours de la monnaie ainsi créée. Pour donner un exemple, le ClimatCoin permet de financer des recherches sur les variations climatiques en proposant d’investir dans le projet en achetant les ClimatCoin contre de l’argent. Ceux qui achètent des ClimatCoin peuvent ainsi soutenir le projet de recherche tout en espérant faire des bénéfices si la monnaie virtuelle voit son cours augmenter. L’ICo est donc un procédé de recherche d’investisseurs basé sur la technologie de la chaîne de blocs permettant des levées de fonds très faciles à mettre en œuvre. Néanmoins, ce procédé encore très peu encadré peut aussi engendrer la formation de bulles spéculatives semblables à celles que l’économie numérique a connu dès la fin des années 90 avec les investissements tous azimuts dans des start-ups qui disparaissaient en quelques mois ou ne réalisaient jamais le moindre profit. Les règles financières qui entourent cette pratique des ICo sont également peu contraignantes, voire inexistantes, ce qui confère au système une opacité propice à certains dérapages.

Le livre de comptabilité infalsifiable que constitue une chaîne de blocs pourrait cependant faciliter le travail des établissements bancaires confrontés à des procédures de vérifications de plus en plus lourdes, notamment en ce qui concerne le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Entre 2009 et 2016, les sanctions financières prononcées contre les banques pour non-conformité ont atteint 321 milliards de dollars dans le monde (dont 37 % pour les banques européennes), selon le Boston Consulting Group. Et le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui entrera en vigueur en mai 2018 ajoute de nouvelles obligations très contraignantes pour les entreprises chargées de faire respecter le principe de transparence dans la collecte et la gestion des données privées… et des amendes éventuelles allant jusqu’à 20 millions d’euros ou 4 % du chiffre d’affaires annuel en cas de non-respect. Cambridge Blockchain, jeune société basée dans le massachusetts a ainsi conçu un logiciel d’identité numérique basé sur la blockchain permettant en théorie de tracer les flux avec facilité et efficacité. La société travaille actuellement avec plusieurs grands établissements financiers mondiaux pour des contrats à “plusieurs millions de dollars”, indique matthew Commons, CEo et cofondateur de Cambridge Blockchain. La société française Rockchain, créée et dirigée par Sébastien Jehan, propose elle des solutions de gestion et d’échange de données sécurisés et traçables pour les entreprises et les particuliers.

Séduites par ce processus de certification, les banques et assurances planchent sur des projets de blockchain privée, sans Bitcoin, qui permettraient de garantir l’identification de clients et de biens, et de simplifier les transactions. C’est le cas du britannique Everledger ou de l’assureur allemand Allianz qui travaillent à développer ce type de services basés sur l’emploi de la technologie de la chaîne de blocs. Quatorze assureurs français expérimentaient le déploiement de cette technologie pour des échanges de données sécurisées, rapportait en novembre 2017 la Fédération Française des Assureurs dans un communiqué, précisant que l’expérience avait duré quatre mois et sans révéler l’identité des compagnies concernées. L’expérimentation de la blockchain visait ici « à simplifier les échanges inter-assureurs », expliquait la start-up Stratumn, qui a développé la plate-forme de test pour ces assureurs français. « Ce projet […] constitue l’initiative la plus avancée d’expérimentation de la blockchain dans le secteur de l’assurance en Europe », affirmaient les dirigeants de la start-up.

Du côté des banques, « le fait de partager une base de données est intéressant notamment sur des actifs complexes comme les actions, les produits dérivés, ce sont des transactions qui demandent beaucoup de vérifications », explique à l’AFp Christophe Chazot, directeur de l’innovation à HSBC. La validation d’un échange de titres ou d’actions prend actuellement jusqu’à trois jours alors qu’elle ne prendrait que quelques minutes avec une blockchain entre banques. D’après un rapport de la banque Santander, publié en 2015, cette nouvelle technologie pourrait ainsi réduire les coûts d’infrastructure des institutions financières de 15 à 20 milliards de dollars par an d’ici 2022. Reste qu’aujourd’hui la blockchain du Bitcoin peut traiter au maximum 600 000 transactions par jour quand Swift, le réseau de transactions interbancaires le plus utilisé, en gère 24 millions. La base de données partagée des banques pourrait ainsi rapidement atteindre plusieurs millions de gigaoctets qui devront être stockés sur les serveurs des institutions financières. Le principe de la blockchain se heurte à un autre écueil : celui de la consommation énergétique. « Il y a un coût invisible, la blockchain est un registre qui grossit au fur et à mesure qu’on l’utilise et cela a un coût énergétique qui croît dans le temps », note ainsi l’économiste michel Barne. À titre d’exemple, la blockchain du Bitcoin qui pèse aujourd’hui 78 gigaoctets consomme aux alentours de 600 mégawatts (mw) d’énergie pour fonctionner, soit un cinquième de la capacité de la centrale nucléaire d’EDF en projet à Hinkley point (3 200 mégawatts). Pour y remédier, les experts analysent des solutions techniques comme l’utilisation du cloud ou le sharding où tous les acteurs de la blockchain ne gardent qu’un bout du registre au lieu de la totalité. Les centres de données travaillent de leur côté à améliorer leur efficacité énergétique. Le groupe Bitfury, dont les ordinateurs superpuissants consomment dans les 72 mégawatts, utilisent ainsi une combinaison d’énergie géothermique et hydroélectrique pour alimenter ses serveurs situés en Islande.

Mais la technologie de la blockchain ne concerne pas, loin s’en faut, que les banques, les assureurs ou les institutions financières. Le 8 décembre 2017, la Blockchain Agora, forum organisé par La Fabrique du futur et Veillemag, en partenariat avec des institutions telles que le De Vinci research Center, l’Institut mines-Télécom, France Living Labs ou la French Tech, réunissait au pôle Léonard de Vinci de la Défense une multitude d’intervenants, entrepreneurs, ingénieurs, informaticiens, juristes et professionnels de différents secteurs, venus évoquer les multiples applications du principe de la blockchain. L’atmosphère de la réunion reflétait l’effervescence créative de ce qu’on pourrait qualifier désormais de « bulle blockchain », qui n’a fait ces douze derniers mois que continuer à enfler à vitesse accélérée. Si le principe de la chaîne de blocs et du calcul distribué peut intervenir à bien des échelles et dans bien des secteurs économiques ou technologiques, les organisateurs de l’événement et intervenants insistaient également sur les retombées attendues pour le citoyen lambda qui pourrait, selon les défenseurs du principe de la blockchain, trouver dans cette nouvelle technologie et ses retombées la solution pour échapper au caractère de plus en plus intrusif d’Internet et reprendre le contrôle de ses données personnelles et de son identité numérique. On rappellera à quel point les pompes à données privées sont innombrables et ce carburant est aussi précieux que l’or. La vie personnelle d’un Européen « vaudrait » aujourd’hui plus de 600 euros à en croire une étude du Boston Consulting Group. Et trois fois plus en 2020. À raison de 5 milliards de dollars de revenus pour 1 milliard de profils, Facebook tire en moyenne 5 dollars par profil. Selon IBm, 90 % des données hébergées par les disques durs et les serveurs ont été collectées. « L’internaute a compris le deal et a une conscience accrue de sa valeur », rappelle Alain Levy, président-fondateur de l’agence weborama, à la devise explicite : from data to value.

De fait, un certain nombre de projets visent à permettre à des internautes et contributeurs individuels de tirer directement parti de leur production sans passer par un intermédiaire. C’est le cas de Steemit, plate-forme de publication collaborative qui pourrait s’apparenter à un Twitter ou un Reddit fonctionnant grâce à la chaîne de blocs et permettant aux contributeurs de la plate-forme d’être rétribués pour leurs contributions selon le même système que celui qui permet aux internautes de « miner » des Bitcoins. Le site number.ai propose quant à lui d’agréger sur le même principe et de rétribuer les productions scientifiques. 30 000 contributeurs se sont inscrits à ce jour. Ce modèle de rétribution pair-à-pair se donne pour objectif de dépasser et de rendre obsolète le modèle de l’überisation, considéré comme de la captation de valeur inéquitable par les avocats du système de la chaîne de blocs, pour rétribuer les producteurs de contenus ou de services. Cette rétribution s’opérerait par le biais des smart contracts dont l’informaticien Nick Szabo avait conçu le principe. Ils permettent la signature d’un contrat électronique et l’exécution d’une transaction par le biais du système de la chaîne de blocs, et donc l’inscription des données du contrat et de la transaction dans un registre de comptabilité virtuel mais infalsifiable, un « code d’Hammourabi » en ligne, comme on l’a décrit plus haut, sans passer par un intermédiaire, que cela soit une banque ou une plate-forme de paiement. Ce système de contribution, expliquent ses promoteurs et concepteurs, pourrait même révolutionner le mode de rétribution scientifique dans les universités : « les chercheurs seraient rémunérés selon un algorithme évaluant l’impact de leur contribution […]. Si les chercheurs sont assurés de recevoir le bénéfice de leur travail et que celui-ci soit reconnu de façon juste en éliminant les risques de plagiat et de vol, les collaborations entre pôles de recherche pourraient être démultipliées » (Eric Seuillet, pour 7x7.press).

L’une des applications les plus essentielles de la technologie de la chaîne de blocs serait de permettre aux utilisateurs de services sur Internet de reprendre le contrôle de leurs données personnelles, voire d’être en mesure de les monnayer eux-mêmes en bénéficiant d’une complète transparence. Comme le rappelle à nouveau Eric Seuillet, président de La Fabrique du futur : « Les données individuelles sont capturées dans des ‘silos’ appartenant à des entreprises privées. Ces données sont exploitées et revendues sans même que le consommateur puisse être au courant de l’utilisation qui en est faite, soit à des fins commerciales, soit même dans un but de manipulation des opinions. Grâce à la blockchain certaines plates-formes telles Facebook ou Twitter peuvent être décentralisées, les données globales seraient anonymisées et revendues mais chaque utilisateur pourrait décrypter ses données personnelles grâce à sa clé privée. »

Le célèbre massachusetts Institute of Technology a annoncé utiliser la technique de la blockchain pour la certification et l’authentification des diplômes délivrés par l’institution tandis que l’ONG Bitnation propose quant à elle d’utiliser cette technologie pour permettre aux réfugiés de pouvoir prouver leur identité en stockant les pièces nécessaires sur une chaîne de blocs. De la même manière, la start-up française wespr propose un nouveau modèle de rétribution des auteurs dans le domaine de l’édition en utilisant la technologie de la blockchain. Dans le domaine des projets culturels associés à cette technologie, le projet Cellarius propose même la première « œuvre cyberpunk 100 % collaborative sur blockchain », proposant aux contributeurs de développer l’univers de Cellarius en l’inscrivant sur la blockchain spécialement dédiée au projet, c’est-à-dire de contribuer à l’écriture collective d’un livre virtuel et même à la création collective d’un univers virtuel auquel l’algorithme d’une blockchain pourrait donner vie.

La blockchain semble même être devenue en peu de temps une sorte de label que l’on appose à peu près sur tout et n’importe quoi pour attirer le chaland et faire moderne. Le youtubeur spécialisé « Crypto investor » révèle dans une vidéo intitulée avec un certain humour Proof of stupidity (« preuve de stupidité », référence au principe de la Proof of work sur lequel repose la blockchain du Bitcoin) que la marque de thé « Long Island Tea », qui commercialise ses produits sur Internet s’est rebaptisée « Long Blockchain Tea ». Pas sûr que les clients saisissent vraiment le rapport et l’intérêt…

L’usage de cette technologie peut également alimenter les craintes de voir des « robots » ou des algorithmes entraîner la disparition de certaines professions en supprimant certains intermédiaires de confiance dans les métiers de l’assurance ou de la banque ou encore dans le domaine juridique. Cette crainte n’est pas la seule que peut susciter la blockchain. Si cette technologie offre les possibilités énoncées ci-dessus, elle comporte aussi un risque qui est de faciliter l’installation d’un système efficace de contrôle de tous les aspects de notre existence par un algorithme mathématique. Rien ne prémunit en effet la blockchain du phénomène de concentration et des dérives monopolistiques qui caractérisent aujourd’hui Internet. Rien n’interdit non plus qu’une technologie de ce type, permettant d’inscrire des données dans un registre infalsifiable et aisément consultable, ne puisse être utilisée par des gouvernements pour installer un processus d’enregistrement et de contrôle de tous les aspects de l’existence de ses citoyens avec une efficacité et une rapidité qui ferait passer l’univers de 1984 pour une agréable fantaisie. C’est toute l’ambivalence de cette technologie qui inquiète aujourd’hui tout autant qu’elle enthousiasme. Comme n’importe quelle technologie potentiellement disruptive, elle offre les moyens d’installer un monde pire encore que celui dont elle prétend effacer les imperfections. Le principe même de la chaîne de blocs, qui sous-tend le fonctionnement des cryptomonnaies, est en lui-même terriblement révélateur de la crise profonde qui mine finalement nos sociétés modernes : avons-nous désormais si peu confiance dans nos institutions politiques, financières et sociales, au point d’envisager de nous en remettre aux algorithmes pour la gestion de nos données et peut-être la conduite de nos existences ?