Ce sont les professeurs qui ont mis le désordre dans le monde.
Tchouang-tseu
L’autre soir, je regardais la télé. Que des conneries. Je zappais comme un malade. Du trente chaînes à la minute, au moins. Tout à coup, je suis tombé sur un vieux film érotique. Le gars avait une coupe de cheveux pas possible, genre membre du groupe Kiss. Il portait un pantalon qui lui moulait bien la queue, et une veste en jeans ouverte sur des pectoraux glabres. Il descendait de voiture, devant une propriété huppée, alors que deux jeunes femmes, en minirobes au ras des fesses, sortaient de la maison. La brune laissait la blonde discuter avec le gigolo. Elle montait à la terrasse pour mieux observer le couple. La caméra prenait alors le relais de son regard, comme dans une scène de voyeurisme kitsch. L’homme et la fille marchaient en contrebas, dans l’herbe. Travelling de la caméra. Ils échangeaient des propos insignifiants. J’ai eu un début d’érection. Je m’attendais à une scène hot en pleine nature, entrecoupée de plans sur la brune en train de se caresser, le tout dans un va-et-vient dionysiaque. J’ai baissé mes bobettes, et au même moment est apparu le mot « Fin ». Le noir total. C’était quoi, cette merde ? J’ai appuyé sur le bouton « Menu » de la télécommande, piqué au vif. Le texte du service satellite indiquait : « Le Genou de Claire, un film d’Éric Rohmer ». J’étais scié. Je n’avais jamais vu ce classique, un conte moral français. Il s’était bien fait plaisir, le petit Éric, avec Laurence de Monagham, la Claire en question. J’en aurais fait un tout autre film, moi, de sa gogosse à la Marivaux, avec cette fin en queue de poisson. Quelque chose de résolument hard, avec coït et tout, les genoux de la blonde en sang, le gars qui se transperce les yeux, la brune qui saute du balcon et reste figée dans le sol, les jambes en l’air, comme un automate désarticulé. Du Sophocle actualisé. Quelque chose d’anti-rohmerien. J’aurais dû être scénariste. Non, réalisateur : les scénaristes ne deviennent jamais célèbres.
De toute façon, un écrivain est un mort en sursis. Tout le monde sait ça. En tout cas moi je le sais, puisque ça fait des années que j’essaie d’écrire, sans succès. Maintenant, je suis au moins convaincu d’une chose : on noircit du papier pour ne pas péter les plombs trop vite. Des fois, ça ne change rien. Comme pour Artaud ou Nelligan. Comme pour Dan Brown, l’auteur du Da Vinci Code. Vous ne me croyez pas pour Dan Brown ? Ce n’est pas lui. Je veux dire : celui qu’on voit dans les médias. Le vrai s’est éteint en 1984 : il a sauté une coche avec cette histoire de descendance de Jésus. Il ne s’en est jamais remis, Dan. Pauvre Dan. Le Fils de l’Homme n’a pas eu de descendance. On sait par contre qu’il a cloné toute une série de papes. Il y a bien eu un peu de contrefaçon, à Avignon, mais c’est de l’histoire ancienne. Des chinoiseries. Aujourd’hui, il n’y a qu’un pape. Dieu merci ! Tout le monde veut lui expliquer ses torts, aussi. À l’écrivain, je veux dire. Pas au pape, qui n’a jamais tort. Tout le monde sait ça. Les torts de l’écrivain : il a dit ceci, mais pensait cela ; écrit cela, alors qu’il voulait dire ceci ; s’est tu, alors qu’il aurait dû parler ; a parlé, alors qu’il aurait mieux valu pour lui qu’il se taise ; a vécu telle vie idiote, alors que son œuvre est sublime ; a écrit telle idiotie, alors que sa vie est sublime. On y perd son latin (qu’on n’apprend plus de toute façon). Et puis l’Auteur est mort. Tout le monde sait ça (aussi). Mais l’écrivain, lui ? Car il y a bien quelqu’un qui écrit, non ? Peut-être pas, au fond. Peut-être bien que tout est programmé sur le Rouleau céleste. On pense qu’on influe sur le cours du temps, mais c’est réglé comme du papier à musique. Dieu fait semblant de jouer sur son orgue immense, avec des tuyaux gros comme la tour CN à Toronto. Mais c’est même pas lui. Il fait du play-back. Alors, question : qui est derrière, à la régie ? Maman Dieu ? Mystère. C’est comme le Big Bang : on en fait tout un plat, mais il y avait quoi avant le Big Bang ? Il est né de quoi et dans quoi, le Big Bang ? Mystère. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que je suis né dans un siècle formidable : celui qui a enfanté la bombe atomique, le sida et tous les avatars de la StarAcadémie. Les trois plus grandes calamités jamais recensées sur notre belle planète. Les guerres ? Il y en a toujours eu, il y en aura toujours. Les autres épidémies mortelles ? Elles ne se transmettent pas avant tout par le sexe. Les catastrophes naturelles ? Il n’y en a pas de plus grandes que celles qui peuplent les émissions de téléréalité. C’est à pleurer de désespoir pour la race humaine. Vraiment. Bien pire que le réchauffement climatique. J’en parle parce que c’est un sujet à la mode, c’est tout. Aujourd’hui, on n’en a que pour le réchauffement climatique. Et la santé. Avant, on parlait du mystère de l’île de Pâques, du bloc de l’Est ou du secret des Japonais qui se font hara-kiri. Mais les baby-boomers deviennent frileux, ils ont mal aux articulations, alors on parle du climat, des bobos. Le troisième âge exige des bisousbobos. Et on s’étonne, après, que les jeunes se suicident. « Mais pourquoi tant de jeunes se suicident-ils ? » demandent les médias. Mais parce qu’ils sont entourés de fous qui parlent du climat et de leurs bobos à longueur de journée. En boucle. Ne cherchez pas plus loin. On se tire une balle pour moins que ça.
Tout a commencé, pour moi, à ma naissance. Mais non, je blague. Je vais partir d’un colloque en littérature française à Toronto, ce sera plus simple (je sais, c’est difficile à croire). C’est à partir de ce colloque que tout s’est mis à déraper. Je ne savais plus très bien où j’étais, cette nuit-là. Je me suis rappelé avoir tiré les rideaux avant de m’endormir et réglé le réveil fourni par l’hôtel. Il s’est mis à chanter du Wagner à deux heures du matin ; une suite de sons discordants et boursouflés tout à fait horripilants. Je ne trouvais pas le bon bouton ; j’ai arraché le fil. En pleine nuit, seul dans un lieu qui ne me disait rien, j’avais tout de suite pensé au début de À la recherche du temps perdu, alors que le narrateur se demande dans quelle chambre il est, que siffle au loin un train normand (ou breton ?), et que dans son rêve une femme naît de sa cuisse. Rêve fucké, comme tous les rêves. Et puis je me suis souvenu de ce que je faisais là, dans cette chambre-là. Le cauchemar intégral au-dessus de moi, comme un nuage de cartoon, avec de la pluie et des éclairs : j’étais professeur de Lettres. J’ai sommeillé, très mal, jusqu’à six heures. Je me suis fait un café en me levant. Un truc indigeste, avec une odeur âcre. Le soleil se levait à peine. Je n’avais pas terminé ma communication. Un truc sur Céline, mon dada d’alors, après des années passées à travailler sur Proust. Tout ça me sortait par les oreilles. J’en avais des nausées. J’aimais toujours autant le lire, Céline, quoique avec moins d’enthousiasme poétique que les premières fois, sans doute, mais je ne supportais plus d’en parler. Je ne me supportais plus moi-même. Je venais de me réveiller à Toronto, donc. Pour un autre colloque. Je me suis remis à la tâche, jusqu’au petit déjeuner. Je peux vous dire une chose : ça pensait fort.
Ce matin-là, je me souviens d’avoir commandé, au restaurant de l’hôtel, l’« assiette du camionneur », the trucker’s breakfast. C’était stupide, je n’avais même pas faim. La serveuse m’a demandé comment je voulais mes œufs. C’est sorti spontanément : « Mirror, please. » « Could you repeat that, sir ? » J’ai rougi. « You know, not turned… » J’en perdais mon anglais. Elle a eu un petit sourire, en se grattant l’oreille. Elle était plutôt mignonne, pour une Ontarienne. « Oh ! You mean sunny side up ! — Oui. Voilà ! S’il vous plaît. » Je lui ai répondu en français ; il paraît que ça les excite. Elle est repartie en pivotant très rapidement sur elle-même. En regardant ses jambes, dans leurs longues chaussettes Life Saver, je me suis passé cette réflexion : presque quatre cents ans de vie commune, et on ne peut toujours pas intégrer leurs expressions sur les œufs. Ce n’était même plus « deux solitudes », maintenant. Plutôt deux entêtements, deux plantes bien enracinées sur le bouclier canadien. Un des deux végétaux aurait bien aimé étouffer l’autre, mais sans y paraître, petit à petit. Alors qu’il y a tant d’espace. J’étais perdu dans mes réflexions sur notre merveilleux pays et je n’avais pas remarqué l’arrivée d’un collègue. « Salut Raphaël. Tu permets ? » J’ai failli dire non. « Mais je t’en prie Edmond, je t’en prie… Tu as vu notre belle serveuse ? — Ah non. Où ça ? — Arrête, elle revient. Avec ses chaussettes multicolores, je me sens comme le serpent Ska dans Le Livre de la jungle. Je pourrais peut-être le lui dire, non ? « Mademoiselle, j’aimerais m’enrouler à vos jambes, remonter les lianes de votre jungle, hypnotiser votre petite chatte. » — T’es con ou quoi ! Elle comprend peut-être le français… — Mais non, t’as vu ses traits ? Belle straight coincée, avec une touche de folie pour la forme. » N’empêche, elle me plaisait bien. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de ses lèvres, de son petit nez en trompette. J’adore voir les femmes rougir lorsqu’elles se sentent observées. Edmond commanda un yaourt avec toutes sortes de noix et de petits fruits, dans un anglais impeccable, ce qui m’énerva d’autant plus. Il s’était mis sur son trente-six. Avec son nœud papillon à motif paisley, sa chemise blanche à rayures bleu royal, ses lunettes rondes cerclées d’argent et son Dupont dans la poche poitrine de son veston, il correspondait parfaitement à l’image qu’on se fait chez nous, quand on n’est pas universitaire, de l’érudit prétentieux, complètement déconnecté, avec les babines en cul-de-poule. Il me fatiguait, avec ses théories vaseuses, sa recherche du mot juste, constamment, même au petit déjeuner. Il prenait des cuillerées de son yaourt en choisissant chaque petite graine, chaque bleuet, pour créer la sublime harmonie. Tout ça roulait longuement dans sa bouche. On pouvait même distinguer, de temps en temps, une noix de Grenoble remonter la paroi interne de sa joue, poussée par une langue que j’imaginais bien fourchue. Ça me donnait des haut-le-cœur. « Ta communication est prête ? — Quelques détails à régler », me dit-il. Avec de grosses barniques fumées, c’était Karl Lagerfeld en personne. « C’est sur quoi déjà ? — Toujours Duras. J’explore les voix sous-jacentes au discours proliférant dans le cycle de L’Amant. J’ai intitulé ma communication Marguerite Duras, ou les voix tremblantes aux effets de réel dans un monde disloqué. Il attendait ma réaction, les mains jointes, en me regardant droit dans les yeux. J’ai dit : « C’est beau. » Je vous jure que ça m’a tout pris. Il m’a remercié en se trémoussant, très fier, puis il a pris un air vraiment fâché : « Jean Ricoux sera là, tu sais. Je l’attends bien avec ses questions, ce salaud ! » À côté de nous, des hommes-cravates discutaient de stock-options et de marge de profit. À une table de biais, un couple projetait un voyage à Cuba. Ils étaient déjà bronzés. Bruit des couverts, bourdonnement des humains… J’ai un coffret de Glenn Gould sur les voix du Grand Nord. Au cours de ses voyages pancanadiens, le pianiste avait enregistré, pendant des heures, les paroles, les bruits, les voix de tout un tas de gens. Pépites sonores, piaillements humains. Dans un restaurant quelconque, à Iqaluit, j’aurais sans doute perçu ces mêmes bruissements de la langue qu’à Toronto, mêlés aux sons des assiettes et des verres qui se percutent. À quoi tient la spécificité d’un discours ? De quoi parle-t-on, ailleurs, pendant qu’on discute, ici ? Et de tout ce bubbling de mots, par quelle magie certains se trouvent-ils changés en actes, en événements ou en objets concrets ? Je n’en avais rien à foutre, de la communication d’Edmond. Comme la quasi-totalité de l’humanité. Et pourtant, j’étais là, à l’écouter pester contre Ricoux, à justifier ses propres recherches. Mon cerveau filtrait l’information, prêt à enregistrer dans sa mémoire à court terme les quelques mots qui relanceraient la discussion, processus automatisé qui permet à des êtres d’un même milieu de surfer sur des coulées de phrases, pour n’en retenir que ce qui sera pertinent au bon échange des politesses, quelques bulles de salive insignifiantes, écloses sur ce tas de matière volatile qu’on appelle le langage. « Ah oui, les voix off… L’étrangeté narratoriale… Comment ? Ailleurs que chez Duras ? Je ne sais pas. Mais c’est très intéressant Edmond. Bon filon, bon filon. J’ai très hâte de t’entendre, vraiment. Tu passes à quelle heure ? » Je ne savais pas du tout comment j’allais faire pour arriver au bout de la journée. J’étais loin de chez moi, loin de mes projets d’écriture, loin d’Eva. Je m’en voulais d’avoir accepté de faire le clown, une fois de plus, dans un colloque sans importance — mais quand, exactement, un colloque d’universitaires en lettres avait-il été, dans toute l’histoire du XXe siècle, important ? Important pour qui ? Je pestais contre moi-même, contre tous ces fous furieux du Verbe dont je faisais partie et qui se prenaient pour le nombril du monde avec leurs questions futiles et leurs théories bidon. Comment avais-je pu atterrir dans ce milieu-là ? En me grattant les avant-bras, je me rendis compte que je faisais une crise d’urticaire. Une de plus. La peau en pelure d’orange. Des sueurs froides. Je n’étais pas prêt.
Je cherchai du regard ma belle Ontarienne, en vain. Edmond devait retourner à sa chambre. Pour se faire vomir, sans doute. Je décidai de me promener, le temps de décompresser un peu. Toronto me laissait plutôt froid, maintenant. Ce devait être la quatrième ou la cinquième fois que j’y passais quelques jours, chaque fois pour des raisons bien différentes. Un poste que je n’ai pas obtenu (heureusement). Un petit house-boat qui me plaisait bien, un Chris-Craft Aquahome mal entretenu sur l’île en face de la métropole ; l’inspection m’avait dissuadé de l’acheter. C’était une belle journée de mai. Les canards et les oies dodelinaient entre les bateaux toujours recouverts de bâches, et je me prélassais en attendant le retour du taxiboat, alors que tout le monde travaillait au centre-ville, sur l’autre rive. Quelle profonde satisfaction, cette suspension du temps, quand tous les autres se démènent dans leur emploi débile ! Je n’ai jamais été fait pour un « emploi ». Je suis jaloux de tous ces rentiers qui n’avaient qu’à penser à une chose : écrire. Flaubert, Proust, Gide, Roussel, Martin du Gard, Mauriac… Avouons que c’est quand même moins difficile de pondre une bonne œuvre quand on n’a que ça à faire, sans souci de gagner sa vie. Je ne devrais plus parler ainsi. Je disais donc que Toronto est une ville plutôt sinistre. Oui, je sais : il est de bon ton maintenant, au Québec, de dire que Toronto est une ville in, vivante, raffinée. Pour moi elle est trop propre, avec ses rues parfaitement déployées, ses gratte-ciel qui puent l’argent qu’on y brasse, tous ses macaques sur deux pattes déguisés en Hugo Boss qui attendent patiemment le OK du passage piétonnier. Une ville de cinq millions d’habitants où l’on a l’impression qu’il ne se passe strictement rien de chaud, de sale, une métropole qui ne sent pas le sexe, la luxure — il faut le faire. Même le quartier italien respire le conformisme, la gaieté papier glacé. C’est tout dire. J’avais un mal de tête extrême. L’air était frais en cette fin avril. « Sous la normale saisonnière. » Je me suis répété ces mots plusieurs fois, tout en marchant : « sous la normale saisonnière ». Les saisons n’avaient plus rien de normal, depuis quelques années. On ne savait plus comment s’habiller. Je me surpris à crier : « Y fait fret, tabarnak ! » C’est fou ce que ça fait du bien de sacrer. Encore plus en pays étranger. C’est une belle soupape, les sacres. C’est tout ce qu’on avait, avant, comme système d’autodéfense. Quelques bons citoyens ontariens se sont retournés, avec leur air condescendant. J’ai bien failli aller jusqu’à la gare et rentrer chez moi. J’aurais prétexté un malaise grave, un retour d’appendicite mal soignée (est-ce que ça existe ?). Mais j’avais encore ma valise à l’hôtel. Et puis, c’était trop bête, il me fallait vraiment une ligne de plus sur mon CV. C’est ainsi que je pensais, alors. J’étais un galérien, ramant un coup sur trois, laissant les autres s’emmerder avec délectation dans leurs obsessions académiques. Travaillez, mes amis, travaillez, multipliez le pain de la grande conscience intellectuelle universelle, qui porte tout haut le flambeau de l’espérance, du devoir de mémoire, la pureté sur les ténèbres, la victoire désintéressée de la vérité sur le mal propagé par la mafia de la finance et les méchants capitalistes, avides de profits. Allez, allez, il faut rappeler aux incultes tout ce que vous faites d’essentiel pour l’humanité. Colloquez ! Publiez ! Étalez vos productions savantes sur la surface de la Terre. Si vous ne le faites pas, qui le fera ? Qui lira vraiment ? Oui, qui lira, sinon l’amateur de Harry Potter ? Éduquez ! Éduquer… Traduire l’autre… Penser l’autre… Être le postier, le passeur. Oui, c’est ça, le passeur des âmes nobles, cultivées, vers une terre promise, où tout le monde s’aimera en lisant Habermas. I have a dream. Que ce serait beau. Mais non, que des incultes, des ignares. Ha ! les abattre. Qu’ils rampent, vipères ! Poursuivre la recherche du vrai. Il faut continuer. Un colloque de plus. Au millionième colloque, les langues de feu traverseront l’atmosphère, astéroïdes de lumière postmoderne, pour enfin le révéler, lui, le Savoir. Un jour, oui, grâce à la Recherche en Lettres, nous saurons. Nous verrons l’Enola Gay académique enfin lâcher sa bombe du Grand Tout Théorique. Ce jour-là, nous aurons tout compris. Le langage révélé. L’autre-en-soi dans la pensée de l’Étant, main dans la main avec le petit a du phallus de la chose. Toute douce la chose, toute douce. Un p’tit rien tout neu, bordé en bleu, comme disait ma grand-mère. Prions mes frères, mes sœurs, prions, et gardons courage : plus que neuf cent vingt-huit mille trois cent trente-trois colloques à se taper.
Je sortis de mon cartable le programme de la journée. Rien n’indiquait qu’il y aurait bien une pause avec muffins et café ; c’était scandaleux. J’achetai une barre granola dans un dépanneur, au cas où. Arrivé au centre des congrès, je me perdis dans les couloirs. Les directions étaient incompréhensibles, comme dans toute grande surface. On devrait lyncher les architectes de grandes surfaces, et les spécialistes de l’orientation, tant qu’à y être. Non, encore mieux : on devrait les enfermer dans leurs centres d’achats ou leurs tours à bureaux pour le restant de leurs jours. Folie garantie. Quelques participants, comme moi, cherchaient leur lieu de supplices. Je n’ai jamais compris ce qui peut bien nous pousser à « aller de l’avant », dans ces moments désespérés. Par quel radar interne réussit-on à se rendre soi-même au calvaire ? L’être humain n’est pas fait pour la sérénité ; il court toujours à sa propre exécution, porté par le souvenir des applaudissements innocents de l’enfance, espérant cette répétition d’amour factice, cet ersatz de l’ennui. Je pus au moins repérer des toilettes. Très utiles dans les colloques, les toilettes. J’en fis le tour. Propres. High-tech. Bien, très bien. C’est le meilleur endroit pour se ressaisir. On se regarde en face, dans le grand miroir des lavabos. Il n’y a plus de faux-semblants. On peut y faire le point. Quelquefois, lorsqu’on y croise quelqu’un qu’on connaît, on peut même pousser un soupir de connivence. Genre : « Qu’est-ce qu’on se fait chier ! » Sans jeu de mots. Du direct. Très important, les toilettes publiques. Eh oui, c’est là qu’on évacue, qu’on se lave de ses fausses représentations, et qu’on en remet, pour un autre tour de piste. Il y avait mon savon préféré dans ces toilettes-là, celui qui sent la résine, comme à la maternelle de mon enfance. J’ai humé mes mains, longuement, les yeux fermés. J’étais redevenu tout petit. Ça m’avait rassuré. Au bout d’une demi-heure, j’ai fini par trouver ma salle. Le premier prof à passer s’égosillait déjà. Tout le monde avait l’air sérieux. Ça colloquait déjà à fond. Tout était en place pour qu’à la fin les organisateurs se félicitent de ces journées stimulantes et oh ! combien productives, qui donneraient certainement lieu à des actes, pour le profit du plus grand nombre. La communication était incompréhensible, baragouinée par un grand spécialiste de Gide sorti tout droit du fin fond de l’Autriche. Je n’écoutais jamais vraiment les borborygmes des spécialistes, de toute façon. Une forme de protection, sans doute. J’étais passé maître dans l’art de faire semblant. Remarquez, ce n’est pas bien difficile : il suffit d’étendre un bras sur le dos de sa chaise, et de regarder le plafond, de temps en temps, avec une petite moue, puis de fixer rapidement l’intervenant, en fronçant bien les sourcils, l’air de dire : « Mais je ne suis pas d’accord ! » On peut aussi, à l’occasion, échanger un regard moqueur avec un collègue, pour montrer qu’on a bien compris toutes les subtilités et les nuances du propos. Un climax est généralement atteint lorsque toutes les personnes présentes se mettent à rire de bon cœur, mais de manière un peu « rentrée », en étouffant juste assez leur élan d’enthousiasme pour bien montrer qu’elles savent se tenir. Alors, d’un air entendu, celui qui communiquait peut reprendre sa prestation, avec l’air fier de celui qui sait divertir tout en instruisant, ce qui constitue évidemment le summum du bon goût et la preuve ultime qu’il est bel et bien dans son élément. De ce point de vue, je me débrouillais plutôt bien. Je paradais. Oui, je savais parader.
Les autres intervenants passèrent. Une Italienne parla des rapports entre le cinéma muet et les changements de paradigme dans les romans français de l’époque, ou quelque chose du genre. Elle se tenait debout, derrière un petit lutrin en plexiglas. Dans ses moments d’extase, elle regardait au loin, sur la pointe des pieds. Visiblement, ce genre d’exercice lui procurait une belle jouissance. Ça arrive. Certains participants entrent ainsi en état de grâce, pour une formule bien tournée, un mot bien placé, une explication soi-disant révolutionnaire, le sexe des anges enfin révélé. On meurt toujours de faim en Afrique, mais que voulez-vous, il faut bien vivre, trouver un sens à tout ça. Proust a bien écrit son roman pendant la grippe espagnole — quarante millions de morts, peut-être plus. Je mélange tout, je sais. L’Art est immortel. Il transcende le contingent. Bon bon bon. J’étais le dernier de la journée. C’est le moment où tout le monde en a vraiment ras le cul et ne pense qu’à retourner à sa chambre, avant le cocktail. J’expédiai mon truc, « Céline chez les Dion », en dix-sept minutes trente-trois secondes — mon record personnel. En dessous de seize, dix-sept minutes, ça passe pour de la fumisterie. Au-delà de trente, pour de la masturbation incontrôlable. C’était n’importe quoi, ma communication. Il n’y eut aucune question, à part celle du président de séance, ce qui ne compte pas, évidemment. Je les regardais un par un dans la salle, avec leur sourire gêné, leurs yeux dans la guimauve. Je n’ai jamais compris ce conseil de coaching en croissance personnelle, qui consiste à s’imaginer les gens de l’auditoire complètement nus. S’imaginer une suite de seins et de bites qui vous observent, ça me paraît plutôt angoissant. Ce n’est, encore une fois, qu’un fantasme revanchard de vieux twits nouvelâgeux. Je me suis demandé, en quittant l’estrade, si je ne venais pas là de donner ma dernière communication, trente ans avant ma retraite. J’aurais bien aimé pouvoir dire ça, à la fin, en parlant de moi à la troisième personne : « Il donna sa dernière communication à l’âge de…, pour se consacrer entièrement à… » Comme Glenn Gould avec ses concerts. Il avait tout compris, Glenn. Résultat, nous pouvons écouter, tranquillement dans notre salon, des prestations du maître qu’il n’aurait pas enregistrées s’il avait passé son temps en concerts et en représentation. C’est vraiment fascinant, quand j’y pense, cette propension des gens à vouloir s’exposer tout de suite, tout le temps, comme si leur carrière et leur vie en dépendaient. Comme si ne pas paraître était un mal à combattre, une tare d’inadapté social. Mais, au fond, on va surtout dans les colloques pour voir les autres se planter. On veut toujours être le premier de sa classe. Sur ce plan, les professeurs d’université sont vraiment les champions, loin devant les artistes de la scène. Ils ont le syndrome du A+, les profs. C’est gentil, les A+. Ils contemplent, impassibles, le reste de la salle, prêts à éprouver leur supériorité. Pourtant, ils sont morts de peur. Ils sont bouffés par la peur, par l’angoisse de la petite fêlure, de la craquelure qui gâchera leur plaisir. La faute d’orthographe, la phrase mal tournée, l’expression de travers. Ils en vomissent, de cette peur. Comme Edmond. Il était tout blanc, mon Lagerfeld des colloques. Je lui ai fait un petit coucou de la main. Il m’a renvoyé un sourire étrange. Le sourire de quelqu’un qui croyait pouvoir vaincre son monstre intérieur, mais qui n’a encore une fois rien résolu. Le sourire perplexe d’un gamin qui doit tout recommencer.
Le reste de la soirée se passa comme prévu. Le repas bien arrosé, les cerveaux retrouvèrent leurs couilles. Elles n’étaient pas bien loin, même pour des universitaires. Une petite virée dans les bars de la ville fut vite approuvée. Je n’avais pas le cœur à la fête. Pas du tout. Je suis retourné à ma chambre, et puis j’ai filé au terminal. J’ai pris le dernier autocar de la nuit. Un retour sans incident. Je me rappelle avoir lu un peu de Flaubert, entre deux ronflements, pour mon dernier cours de la session. L’Éducation sentimentale : le dernier livre dont j’avais besoin, à l’époque. Tout ce vide, cette relativité. C’est étrange qu’il n’en soit pas devenu fou, l’ermite de Croisset. Je devais prendre le train à Montréal. Une petite fantaisie de ma part, que le service des finances de mon université a vue d’un très mauvais œil, d’ailleurs. J’ai failli ne pas être remboursé. Comme je n’étais pas arrivé à temps pour le départ du matin vers le Bas-Saint-Laurent, j’ai eu une journée à tuer dans la métropole québécoise. J’en ai profité pour aller manger quelques natas achetés à la rôtisserie portugaise, boulevard Saint-Laurent. J’affectionne particulièrement ces petites tartes aux œufs, proches du flan, en plus cochon. Je me suis installé un peu plus haut, au Laïka, avec un bon café et un magazine sur les bateaux acheté au Point vert. Le bonheur. Je pouvais rester là un bon moment, avant de me faire les bouquineries de l’avenue du Mont-Royal. Je flottai toute la journée, sans incident. J’aime bien lire des trucs sur les bateaux — tous ces termes techniques, les derniers gadgets, le raffinement des tissus, le luxe à l’état pur. Je ne pouvais pas me payer le moindre trawler. Les plus petits commencent à trois cent mille dollars. J’avais au moins du rêve à neuf piastres le numéro — et puis ça impressionne toujours les gens autour. Soudainement, certaines filles te regardent avec plus d’insistance. Je me suis toujours demandé qui pouvait s’offrir des bateaux à un million, vingt millions, soixante millions.
Je parvins à Rimouski comateux, vers quatre heures trente du matin. On dort plutôt bien dans un train. J’avais dix taxis pour moi tout seul, à la sortie de la gare. C’est une petite ville, Rimouski, perdue sur les rives du Saint-Laurent. Il y a bien Québec, trois heures avant. Bof. Après, c’est le désert, à travers le rocher Percé, jusqu’à Nantes, en France. Le paysage est magnifique, surtout aux îles du Bic. « Riki », comme la surnomment poétiquement ses habitants, était bien dynamique, oui, pour une ville de quarante mille personnes. Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat, tout de même. Disons qu’avec trois bons restaurants, un cinéma de répertoire, deux musées et quatre bars de danseuses, ça passait tout juste le test. On venait d’y construire une salle de spectacles, attendue depuis trente ans. Les stars pouvaient donc venir y roder leur show dans l’anonymat. C’était bien pratique. J’en parle avec un peu d’ironie, mais au fond j’aime bien cet endroit, franc, salubre, énergique. On a l’impression que tout y est encore possible. Enfin, c’est le sentiment que j’ai eu en m’y installant avec Eva. Jeune professeur de littérature française, prêt à tout, s’étant vu offrir une place à l’université. Il y en a qui sont prêts à tuer pour ça. Ils sont vraiment virés su’l coco. Eva m’avait suivi — elle m’aimait encore un peu, sans doute. Elle ne devait pas obtenir d’emploi avant des mois. Ce furent des moments angoissants, mais nous avions trouvé une demeure digne des revues de déco — enfin, disons : avec le potentiel nécessaire.
L’accueil, à la maison, ne fut pas des plus chaleureux. Cinq heures du matin : Eva était encore au lit, la figure contre le mur. Elle ne se retourna même pas pour me parler. « T’es d’jà là ? — Colloque stupide. — T’aurais pu me prévenir, non ? Tu ne penses jamais aux autres. — OK, génial. Tu m’en veux pourquoi, cette fois-ci ? — Rien. Sort donc Toblerone, tant qu’à y être. » Le chien était content de me voir, lui, au moins. Nous l’avions acheté en arrivant dans la région. Un bouvier des Flandres. Je l’appelais « mon Chewbacca », comme le gros nounours dans Star Wars. Il courait comme un cheval, au bord de l’eau. Son jeu préféré était de mordre les vagues. L’eau salée lui donnait la chiasse. C’était de toute beauté. Il m’a regardé d’un air suppliant. J’ai donc « pris une marche » avec lui, comme on dit chez nous. To take a walk, en anglais. Le soleil n’était même pas levé. Il devait faire cinq degrés, pas plus. Quelques maisons étaient éclairées. « Une autre osti de semaine qui commence… », me suis-je dit. Je serais bien reparti, cette fois-là, pour je ne sais où, sans le dire à personne. Je pressentais que le vent allait tourner. Mal tourner. Enfin, c’est ce que je crois aujourd’hui, mais quand on est dans l’œil du cyclone, on manque totalement de jugement.
Au retour de ma marche, Eva était déjà dans la douche. J’avais besoin d’elle, de son corps cuivré, de sa vulve. Je pouvais me perdre pendant des heures dans sa vulve. Elle sentait le cuir et le jasmin. Vrai comme je vous le dis. Je n’ai jamais senti ça chez aucune autre femme. Pas que je sois un spécialiste de la chose, mais bon. Eva me tenait à distance, depuis plusieurs semaines déjà. Je ne savais même pas très bien pourquoi elle agissait ainsi. Au petit déjeuner, elle fit brûler ses toasts, comme d’habitude. Elle mangeait son pain carbonisé. L’alarme partait une fois sur deux, c’était franchement insupportable, mais dès nos premiers jours ensemble, j’avais compris que c’était une habitude que je ne pourrais absolument pas lui faire perdre. Elle avait un caractère de cochon, ma petite chatte andalouse. C’est comme ça que je l’appelais. Nous n’échangeâmes plus un seul mot. Elle embrassa Toblerone près de l’oreille, en lui susurrant je ne sais quoi, ne me regarda même pas en quittant la maison pour le travail. Je l’observais toujours en catimini depuis la fenêtre du salon, quand elle reculait la voiture. Surtout le jour des poubelles. Elle faisait souvent des scratchs de deux mètres sur la peinture métallique. Orientation spatiale zéro. Ce matin-là, elle s’en tira plutôt bien. Elle s’était examinée longuement dans le rétroviseur et s’était même remaquillée un peu. Elle se rendit compte que je pouvais peut-être la voir. Elle partit très vite, en faisant crisser les pneus. Je me retrouvai seul à la maison, avec mes devoirs d’universitaire.
Je n’étais pas du tout en forme pour mon dernier cours de la session, et j’ai bien failli me présenter en classe en donnant congé à mes étudiants. La journée s’annonçait radieuse. C’était un de ces rares moments du printemps, dans le bas du fleuve, où le mercure grimpe à plus de vingt degrés, alors qu’il est à quatre degrés la nuit. Je serais bien allé aux îles du Bic ; je savais qu’il n’y aurait encore personne, à ce temps-là de l’année. Même en plein été, ce n’était évidemment pas l’achalandage de la Côte d’Azur. La région n’avait tout simplement pas la masse critique. Les pitons du Bic, les falaises de la Gaspésie, les champs cultivés sur les trois plateaux de la côte représentaient pourtant un potentiel récréotouristique indéniable. Mais les Québécois ont besoin de chaleur. On ne peut pas leur en vouloir. Ils vont donc dépenser des fortunes en Floride, à Cuba, en République Dominicaine, au Mexique, là où ils en auront pour leur argent. La péninsule et la Côte-Nord québécoises restaient donc isolées, lunaires par endroits, même en plein été, par vingt-cinq degrés Celsius. Il y aurait toute une histoire anthropologique à faire sur la non-colonisation des rives de l’estuaire du Saint-Laurent. Pendant que des fous creusaient vers le Saguenay, vers le Témiscamingue, avalés par les ours et les maringouins. Il n’y a peut-être rien à comprendre. Je ne sais plus. C’est assez désolant, quand même, un si beau pays si peu habité. Comme si l’explosion de la population québécoise aux XIXe et XXe siècles s’était produite dans un espace trop grand, trop froid, sidéral. Comme si Montréal avait tout ravalé, dans un retentissant burp suicidaire. C’est peut-être un phénomène universel : au-delà de x particules humaines, les forces d’attraction opèrent à partir des points les plus denses, pour former des gigaboules de matière urbaine, qui exploseront ou imploseront à leur tour, pour redistribuer ces mêmes particules, qui s’agenceront alors en de nouvelles gigaboules, ailleurs sur la planète. Vu comme ça, ce n’est pas bien sorcier. Ça n’empêche pas d’exister, comme disait l’autre. Je pensais à tout ça en annotant L’Éducation sentimentale, un « roman sur rien ». Un roman sur le vide de toute vie, quoi qu’on en dise, quoi qu’on fasse. Déprimant ? Lucide. Remarquez, mieux vaut, pour la condition humaine, essayer de faire des choses plutôt que rien, sans cela on crève tous en moins de deux. Il fallait que je leur dise cela, à mes étudiants : « Sans cela on crève tous en moins de deux. » J’aurais pu leur parler des théories de Silvio Fanti, le fondateur de la micropsychanalyse, mais je me sentais las. Je n’en avais plus du tout envie, moi qui avais pourtant étudié tout ça à fond, pendant des années. C’était Silvio que je voulais revoir, pas ses théories. Le vide, le vide, le vide… Je ne savais plus quoi faire avec tout ce vide. Et si Flaubert s’était trompé ? Et si, dans sa rage antiromantique et antilyrique, lui qui pouvait être plus romantique et lyrique que tout autre, il avait détruit l’essence du romanesque ? Et si, depuis, nous ne marchions plus que sur les ruines du roman ? Le doute, l’ère du soupçon, le désenchantement, blablabla. Ça remonte à bien loin, en fait. Avant Flaubert, même. N’empêche, il a systématisé le vide, Gustave. Le vide de nos vies. Il fallait que j’ajoute ça, dans mon cours : « Il a systématisé le vide de nos vies. » La mienne l’était d’ailleurs de plus en plus. Elle se vidait de sa substance au fur et à mesure que je tentais de la retenir, de lui redonner du corps, du muscle. Je me liquéfiais. Me rendre à ce dernier cours me demandait trop de forces. Je me suis mis à pleurer, je m’en souviens. Dans un sursaut d’orgueil, j’ai collé des post-it partout dans mon exemplaire de L’Éducation, comme pour mieux montrer l’étendue de mon travail, à quel point je l’avais lu, mon Flaubert. Je le possédais très bien, mais j’avais peur que les étudiants ne me prennent pas au sérieux, qu’ils me voient comme un usurpateur, un non-spécialiste. Il fallait à tout prix être des spécialistes, à l’université. Dans ma glace, le matin, c’est ce que je me suis répété pendant trois ans : « Tu es un spécialiste. Ne te laisse pas abattre. Tu es le Spécialiste. Ta mission, si tu l’acceptes, sera de montrer aux autres que tu es le Spécialiste. » Maintenant, ça n’avait plus de sens. Je sentais bien que ça n’avait plus aucun sens. Mais que faire d’autre ? Tout lâcher ? Je n’en avais pas le courage. Et puis je craignais la réaction d’Eva.
Mon cours était à seize heures. Je devais d’abord passer à mon bureau. Il était tout au bout du couloir — un couloir qui doit bien faire cent mètres. En entrant dans ce corridor, je vérifiais chaque fois, d’instinct, quelles portes de bureaux étaient entrouvertes. Elles créaient un jeu d’ombre et de lumière différent sur le sol. Il y avait des collègues à éviter. Ceux qui vous aspirent dans leur monologue, dont vous ne ressortez qu’une heure plus tard, sans avoir pu placer un mot. Ceux qui mettent toujours le même disque, jour après jour, session après session : « Je suis débordé : j’ai deux articles en retard. Je suis débordé : j’ai une pile de corrections. Je suis débordé : ma conférence n’est pas prête. Je suis débordé : mon éditeur est un incompétent. Je suis débordé… » Ceux qui cherchent toujours à savoir sur quoi tu travailles, si tu travailles. Ceux qui veulent t’avoir dans leur colloque, comme bouche-trou. Ceux qui veulent absolument te parler du dernier recueil de poèmes de machin, et comment c’est fort, comme c’est splendide, comme c’est vraiment une voix unique. Et tous les autres, les Houdini du tout-théorique, les Frankenstein de la Pensée. Il y avait bien, dans le lot, quelques figures intéressantes, amicales, débonnaires. Je précipitais le pas, alors, pour les accaparer, avant que les autres sortent de leur cage à poules ou, pire encore, m’appellent du fond de leur tanière : « Raphaël ? Oh ! tiens tiens, le Survenant. On ne te voit pas souvent, dernièrement… Que nous vaut l’honneur ? Sérieusement, il faut que j’te parle. »
J’ai souvent imaginé cette scène, dans mes fantasmes créatifs : je suis dans un jeu vidéo, habillé en Viking, avec une énorme massue, et j’avance dans un couloir en plein air, sans plafond. Des livres me tombent dessus et je dois les éviter, tout en assommant les profs, déguisés en ballerines, qui sortent de leur bureau pour me frapper en tournant sur eux-mêmes, une jambe en l’air. Chaque fois que j’en écrase un, ça fait sploush et j’ai droit à un morceau de page blanche, sur laquelle je pourrai écrire mon roman. C’est très jouissif, comme processus. J’ai aussi fait ce rêve : de chaque côté d’un couloir sans fin, d’immenses panneaux faits de draps en lin projettent des images de films violents. Des profs remontent alors les draps avec un fil, en prenant un air sadique. Je me retrouve dans une classe. Je me vois enseigner, mais aucun son ne sort de ma bouche. C’est angoissant. Je baisse un drap, devant le tableau. Il s’agit d’un film sur le débarquement en Normandie. Je veux expliquer à la classe de quoi il s’agit, mais je me mets à pleurer. Tout est sombre et triste. Les étudiants rigolent et se chuchotent, à mon propos, des choses que je ne comprends pas. J’échappe alors une pile de travaux corrigés. Je m’aperçois que j’ai oublié de calculer la note finale. Le recteur, que je n’avais pas vu, est assis à côté de moi, et me parle doucement en me disant que je suis congédié.
Ce jour-là, donc, il n’y avait que trois ou quatre profs au département. J’ai croisé une étudiante habillée comme une pute, qui partait. Je me suis demandé qui elle avait bien pu « rencontrer » ici. Dans mon casier, j’avais un peu de courrier, et le journal de l’université, le BAS-Info. Le genre de journal qui n’en est plus un, qui sert uniquement de vitrine pour l’université. Un bel outil promotionnel ; un self-help motivateur pour les troupes. « Regardez comme on performe bien. Comme on est bons. » Toutes les universités le font, maintenant — comme dans les grandes boîtes. De la communication interne, comme ils disent. Il y avait dans la livraison d’alors, en première page, la tronche de David Monty, la star du département de géographie marine. Ses collègues l’appelaient affectueusement « Monty’prout ». Comme sa mère quand il était jeune, sans doute. « Tu as bien étudié, mon ’tit prout ? » On a de ces expressions, au Québec… On annonçait avec grande fierté l’obtention d’une mégasubvention, « la plus grosse jamais obtenue à notre université par un seul professeur ». Il souriait en tendant les bras vers ce qui ressemblait à un bac de cultures, avec un poster de la mer en arrière-plan. D’après ce que j’avais pu comprendre de l’article, David Monty orienterait maintenant ses recherches sur l’incidence du réchauffement climatique sur les rives du Saint-Laurent. En plein dans le mille, mon David, en plein dedans. C’était on ne peut plus up to date. Même un vieux prof de philo sénile aurait obtenu ce genre de subvention. Bon, j’exagère un peu. N’empêche, c’était porteur, comme recherche, très très porteur. Alors que les sciences humaines… À moins de proposer un projet sur l’incidence du réchauffement global dans les romans néoréalistes des dix dernières années, je ne voyais pas très bien comment ma discipline pouvait faire le poids. Il n’y avait qu’à regarder les groupes de recherches en lettres, un peu partout au Québec : « Une nouvelle histoire du manuel scolaire » ; « Jeux de mots intertextuels : pour un au-delà du postmodernisme » ; « Les dessins d’Alain Grandbois : une approche transdisciplinaire de l’artiste créateur » ; « Les manuscrits de Jehan de Lotbinière, un trésor d’inventivité » ; « Refus Global, un devoir de mémoire » ; « Le théâtre de Marie Laberge. Quand les préjugés s’envolent ». On était cuits. Tous morts. Nous avions la chance, au moins, de vivre ce que les dinosaures avaient dû ressentir à l’aube de leur extinction. C’était beau, quand même, cette force de projection aveugle qui nous permettait de ne pas voir le mur dans lequel nous allions être réduits en pudding. Ce soir au menu : Os à moelle de gens de lettres, avec purée de navets scientifiques sur son coulis de déconstruction au stade avancé. Sublimissime. La preuve que nous n’en avions plus pour longtemps, c’est que certains profs n’hésitaient pas à jouer sur les acronymes avec connotation « dans le vent » : le groupe de recherche C.L.I.N.T.O.N. (Carnets littéraires incomplets et notes tronquées d’œuvres néolibertines), ou bien le D.I.C.A.P.R.I.O. (Données et informations dans le champ d’auteurs postmodernes et recherche sur leurs intentions occultes). Qu’est-ce qu’on se bidonnait. Graduellement, au cours des quarante dernières années, les départements de sciences humaines, et particulièrement ceux de lettres, étaient devenus la risée des scientifiques. C’est la fable de la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf. Les professeurs de lettres se sont mis à croire, dans les années soixante, qu’ils pouvaient, au même titre qu’un physicien ou un biologiste, faire de la « recherche » en littérature, parvenir à des « avancées », à des « percées », à des « découvertes » dans le champ de la fiction. Avant, quand ça n’existait pas la Théorie littéraire, tout le monde était dans le noir. Les lecteurs ne savaient pas qu’ils étaient des lecteurs. Le comble, c’est qu’ils ne savaient pas qu’ils lisaient quelque chose qui n’existe pas vraiment ; qui, en tout cas, n’est pas ce qu’ils s’imaginaient que c’était. C’était bien triste, comme univers… Heureusement, les profs de lettres sont là, aujourd’hui, pour nous éclairer. Ils pensent tellement fort qu’on peut enfin voir où elle s’en va, la littérature. Ils scrutent le passé pour mieux éclairer l’avenir. C’est-tu pas beau, ça ? Un grand frisson a parcouru le monde littéraire quand Derrida la pythie s’est mis à écrire, dans ses vapeurs de surhomme. IL a montré l’erreur. IL a fait péter le Logos, rien qu’avec la force de sa pensée. Il a enfirouapé l’Autre, ce con. Il est fort Derrida, très fort. Aujourd’hui, on prononce son nom avec la langue bien collée sur les dents d’en avant. Dans les colloques de déconstruction, on peut sentir sa présence, parfois, à la tombée du jour. Comme s’il aidait à mieux voir, à mieux être dans le Non-Étant. Ne le dites à personne, mais certains croient l’avoir vu devant l’oratoire Saint-Joseph, à Montréal, montant les marches à genoux, main dans la main avec Heidegger et le Frère André. Saint Derrida priez pour nous, car nous n’avons pas encore assimilé toute l’étendue de votre pensée. Saint Derrida délivrez-nous de nos péchés, car nous n’avons pas encore terminé votre entreprise de purification des lettres. Saint Derrida priez pour nous, car nous ne sommes pas dignes de vous recevoir (ne résurrectionnez pas trop vite, quand même).
Je commençais à disjoncter, c’était clair. J’étais seul dans mon bureau, à ressasser toutes ces belles pensées sur mon milieu, sur mon « champ de recherche ». J’avais mis de l’eau à bouillir pour un thé vert ; ça devait siffler depuis cinq ou sept minutes déjà, mais je ne m’en rendais pas compte. J’avais toujours sous les yeux la photo de Monty, avec son air crâne. Je me suis dit que s’il y avait encore des départements de lettres dans les universités, c’était tout simplement parce que ça attirait encore quelques étudiants. De moins en moins, mais assez tout de même pour ne pas mettre la clé sous la porte. Évidemment, en contrepartie, il fallait faire du recrutement, et obtenir des fonds de recherche pour leur donner des contrats, à ces étudiants — sans quoi ils finiraient par aller ailleurs, là où ça paye, là où ça brille. Les profs se devaient maintenant de fonctionner comme une PME, avec sa petite usine à fourmis. Ils passaient la moitié de leur temps à gérer, organiser, coordonner, recruter, rayonner. On formait des docteurs en lettres pour qu’ils deviennent à leur tour des petits chefs d’entreprise. Le management avait donc gagné le dernier retranchement de la pensée libre et critique. Comment sortir de cet enfer ? C’est Antoine qui est venu cogner à ma porte. Un jeune passionné d’histoire littéraire. Un bon ami. « Eh, Raphaël, tu pourrais arrêter ta bouilloire ? Ça ne va pas ? — Si si, tout va bien. Excuse-moi, j’étais dans la lune. — Dis donc, t’es pas en cours là, normalement ? — Merde ! » J’avais complètement oublié. J’ai couru jusqu’à ma salle de classe. J’ai failli éborgner un doyen en poussant une porte. Heureusement, il ne saignait qu’un peu du nez. Et puis c’était bien fait pour sa gueule : il ne m’avait pas accordé de subvention de voyage, l’année précédente. J’ai poursuivi mon sprint, en lui promettant une bière pour me faire pardonner.
Longue suite de couloirs kafkaïens. Je n’avais plus rien à transmettre. Je me vidais de toute substance, comme les derniers rayons du soleil de l’autre côté de la rive, lorsque les tons de rouge coagulent sur la peau de la nuit. Je ne le savais pas encore, mais j’entrais dans une longue course d’ambulance, filant dans les banlieues endormies, pour aller récupérer mon corps bleui, respirant à peine, au fond du dernier des ravins, là où plus personne ne vous cherche.
Le cours fut une catastrophe. Certains étudiants avaient déjà quitté la salle ; j’étais en retard de vingt minutes. Ceux qui étaient restés souhaitaient que je les éclaire un peu sur les « intentions » de Flaubert. Comme il n’y avait pas d’examen final, je les avais trouvés plutôt bons de rester, juste pour le plaisir de la chose. Je me suis mis à parler du vide en gesticulant beaucoup au début. Je suais abondamment, ce qui laissait de grands cernes mouillés sur ma chemise. Je n’osais plus lever les bras ni aller au tableau. Je restais là, une fesse sur le bureau, à parler de l’existence ratée de Frédéric, le « héros » de L’Éducation sentimentale, en ne comprenant plus très bien moi-même ce qui était raté dans tout ça. Car, après tout, sa vie n’était pas moins riche que celle d’un prof d’aujourd’hui, par exemple. Il lui arrivait plein de choses, à Frédéric. Il ne savait tout simplement pas quoi faire avec. Un étudiant boutonneux leva la main : « Mais l’enseignement ne devrait-il pas être une vocation ? » Évidemment, oui, la transmission des connaissances est une mission noble, une vocation. Je ne dis pas le contraire. Mais tout le reste, franchement… Il me semble tout à fait clair que les ponts sont définitivement coupés entre le lectorat populaire et le milieu académique, par exemple. Comme on a à peu près épuisé les plus grands auteurs, on se met maintenant à réveiller des morts, à trouver « très bon, meilleur même par certains aspects », tel écrivaillon de telle époque, « pourtant tombé dans l’oubli alors que l’œuvre de Balzac, surfaite, demeure ». J’aime bien lire ces propositions de journées d’étude, du genre : « Marc Risotto a écrit une œuvre toute en nuances, avec des trésors d’inventivité pour son époque. Il mérite que nous lui consacrions toute notre attention. C’est pourquoi nous avons cru légitime, voire crucial, de réactiver sa pensée au cours de cette journée d’étude qui lui sera consacrée, dans un devoir d’amitié que nous lui devons tous (deux devoirs pour le prix d’un), lui qui a consacré sa vie à pourfendre la bêtise, etc. » C’est à pleurer, toute cette bigoterie pseudo-intellectuelle. Il faudrait mettre des tapis, dans les colloques en lettres ; je suis sûr que certains se mettraient volontiers à genoux, pour communier devant leurs idoles. On pourrait faire des statuettes de Derrida, ou encore des chapelets de la lalangue lacanienne, des nœuds boroméens plaqués or, des affiches avec cette inscription : Postmodernism Rocks ! ou encore : Fuck Classicism ! Long life to Structuralism ! Les étudiants clonés, à l’entrée, distribueraient des muffins au pot en forme de carré sémiotique ; le café serait aromatisé aux gender beans (des grains féminins, des grains homos, des grains trans, aucun grain masculin, ça n’existe pas le masculin, c’est une invention de la domination du Phallus dans la tête). Chacun aurait droit à un petit sac surprise, avec un stylo déconstruit et un mode d’emploi pour qu’il puisse, éventuellement, fonctionner à nouveau, et un condom sur lequel apparaîtrait quand on le déroulerait un slogan provocateur, du style EatMyLogos ! ou LickMyPhenomenologicalDasein !, pour les bites surdimensionnées (ou les gros ego). N’oublions pas les femmes ! Elles auraient droit à un speculum biodégradable, à l’effigie de leur penseur préféré.
Les étudiants me dévisageaient, effarés, la mâchoire pendante. J’avais visiblement sauté une coche. Il y eut un grand silence. Puis ils se regardèrent tous avec de gros yeux, la tête rentrée, leur roman devant le visage, comme pour se protéger. J’étais foutu ; j’aurais droit au conseil disciplinaire. Ils ne me mettraient pas à la porte, les profs permanents sont des intouchables, mais on me ferait la vie dure. Je ne sais plus très bien ce qui m’a pris, de penser tout haut, comme ça, sans inhibitions. C’était un peu autodestructeur, sans doute. Mais bon, on ne peut plus rien dire aujourd’hui. Les générations montantes vivent dans la pornographie et la violence au quotidien, et pourtant elles sont d’une pudibonderie comme au temps de ma grand-mère. Le ressac des années soixante, probablement. Au fond, je m’en foutais pas mal. Je voulais qu’on me laisse tranquille, qu’on me tasse dans un coin. Je ne demandais plus grand-chose. Mes cours, un article ou un colloque de temps en temps, quelques comités, c’est tout. À soixante-dix mille dollars par année, je m’en tirais plutôt bien. Mais ça ne pouvait pas durer. Non, ça ne pouvait pas durer.
Je leur ai demandé de m’excuser. J’ai prétexté une mort dans ma famille. Ils n’y ont pas cru, évidemment. « Bon été ! Reposez-vous ! » Je leur ai dit un truc comme ça. La classe s’est vidée en moins de deux. Une seule étudiante est venue me voir pour me parler brièvement. Une blonde avec des tresses, pas très sensuelle. J’étais touché de cette attention, alors que je méritais qu’on me crache dessus. Elle m’a demandé : « Pourquoi restez-vous ? » Je ne savais pas du tout quoi lui répondre. « Pour l’argent », ai-je dit bêtement. « Vous serez malheureux toute votre vie. C’est dommage, quand même, tout ce gaspillage. » Gaspillage de quoi ? Elle est sortie lentement, attendant peut-être que je la retienne, que je l’invite à prendre un verre. Au bout de quelques minutes de vide absolu, je me suis levé et j’ai marché jusqu’à ma voiture, comme un zombie. J’ai conduit jusqu’au bord de l’eau. Le soleil se couchait sur la côte Nord. Le ciel était strié de tons vert lime, rouge cerise et prune, comme dans un mauvais film de science-fiction. J’ai balancé mon Flaubert dans le fleuve et l’ai regardé couler, puis je suis rentré à la maison, avec un scotch bon marché.