Que veut la femme ? Plus.
Constat universel
J’ai passé la semaine à faire du ménage dans mes chemises, mes tiroirs, mes classeurs. J’ai jeté des poubelles pleines au recyclage. Une purification jouissive. Le couloir était désert, tout comme les bureaux des collègues, aux quatre coins du monde dans des colloques qui allaient changer la vision de la littérature. Que dis-je, de l’humanité ! À la maison rien ne s’arrangeait. Eva m’évitait le plus possible. Nous ne regardions même plus les derniers navets loués chez Vidéotron. Je prenais soin du jardin, des nouveaux rosiers. Je faisais de longues balades sur la grève avec le chien, à marée basse. J’ai toujours aimé l’odeur du varech. Et puis on fouille pendant des heures, à la recherche de coquillages ou de pierres originales, à moitié enfouies dans le sable et les algues. Parfois, on trouve des morceaux de plastiques provenant d’un paquebot, un bout de ficelle, une bouée. Ma plus belle trouvaille est une boîte en aluminium pour des biscuits chinois ; enfin, je pense que c’étaient des biscuits. Et ce n’est pas vraiment moi qui l’ai trouvée. Les signes sont incrustés dans le métal. Je la garde, on ne sait jamais, elle pourrait me sauver la vie un jour ; en tout cas, les scénaristes d’Hollywood seraient capables de monter une histoire autour de ça, les doigts dans le nez. J’imagine le synopsis : Nous sommes en 1982. Un jeune professeur dans un collège militaire américain perdu sur les rives de l’Atlantique, désespéré de la vie, doit traverser une grande peine d’amour. Incapable de faire face à ses démons, il veut se suicider en entrant tranquillement dans la mer, lorsque son pied heurte une mystérieuse boîte de biscuits chinois. À l’intérieur, un mot incompréhensible soigneusement emballé dans une pellicule plastique le force à changer son destin. Il doit en connaître à tout prix la signification. Il le fait traduire et découvre qu’il a été écrit il y presque deux ans par une habitante d’un petit village de pêcheurs dans le nord de la Chine. Elle y est séquestrée par un ancien tortionnaire nazi et supplie qu’on la délivre. Une photo d’elle accompagne le mot : la jeune femme est magnifique. Le professeur ira la sauver, en réunissant une équipe d’élite composée de ses anciens camarades de l’armée, rencontrés lorsqu’il effectuait son service militaire. Ashton Kushter pourrait décrocher le rôle principal. Un vieux loup de mer rejoindrait l’équipe. Il aurait quelque chose de personnel à régler avec ce fumier de nazi planqué là-bas (il aurait tué son frère aîné ou un truc comme ça). Il serait joué par Bruce Willis. La Chinoise serait incarnée par la jeune actrice de Tigres et Dragons, ou Maggie Q dans Mission Imposible 3. Il faudra reconstituer un village chinois pittoresque, avec des habitants qui mangent du singe et des anguilles crues. Le tout sera dynamité. Au complet. Prévoir une scène où Ashton se fait presque arracher un pied par un requin. Une autre dans laquelle la belle Chinoise a les vêtements complètement déchirés. Et une autre avec le nazi qui se fait éclater la cervelle au harpon par Bruce. Voilà, en gros c’est ça. Du Homère en plus soft. Je viens de faire un million de dollars. Next !
C’est arrivé début juin. Eva m’a dit qu’elle avait un C.A. au musée de la mer ; qu’elle rentrerait très tard. Je niaisais chez moi, désœuvré. Il me restait encore un classeur à ranger au bureau et j’ai décidé d’y aller, sur un coup de tête. Je voulais en finir avec ce travail débile. J’y suis resté au moins deux heures, absorbé par la tâche. Il devait être vingt-deux heures, vingt-deux heures trente quand je me suis mis à arpenter les couloirs de l’université, guidé par je ne sais trop quel radar interne. Je lisais les annonces sur les babillards des différents programmes. Je suis arrivé dans le couloir de biologie marine et je regardais les photos des étudiantes en expédition sur la Côte-Nord, dans leurs parkas rouges, gelées comme des crottes, le sourire un peu forcé, lorsque j’ai entendu un rire de femme, un rire à peine étouffé, familier, suivi d’un grognement imitant l’homme de Cro-Magnon. Le rire est reparti, plus clair, déchirant le silence du couloir, déchirant mes tympans, mes poumons ; le rire d’Eva. Je l’aurais reconnu entre mille, guttural, cochon, avec une finale feutrée. Je ne l’avais pas entendu depuis des mois, des années. Il provenait d’une salle de labo, au fond à gauche. La porte du laboratoire était munie d’un rectangle vitré et grillagé ; il me suffisait de regarder discrètement. Il n’y avait qu’une lumière de frigo à éprouvettes, mais je la voyais bien, couchée sur le comptoir central, s’offrant à un homme qui lui caressait vigoureusement les seins, tout en la pénétrant. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, l’enfant de chienne. J’étais pétrifié, obnubilé par la jouissance de ma femme. Cette chatte que j’avais léchée tant de fois, cette chatte au parfum de cuir et de jasmin, accueillait une autre queue que la mienne. Elle riait en se faisant sauter par un osti d’enculé. J’étais fou. Je me voyais déjà en train de lui enfoncer le tympan avec un brûleur Bunsen, de le frapper dans les couilles jusqu’à ce qu’elles lui éclatent la luette. Je devais avoir un peu de violence accumulée. J’ai voulu ouvrir la porte pour aller le tuer, ce gros porc. Elle était fermée à clé. Ils avaient verrouillé la porte, les tabarnaks. Je me suis mis à taper dans le métal, en hurlant comme Hulk. L’homme s’est retourné. J’ai reconnu David Monty, monsieur Jet Set en personne. Eva s’est couvert les seins. Il a remonté son slip. Puis ils sont restés figés, ne sachant trop quoi faire. Elle avait l’air un peu effrayée, mais aussi très sûre d’elle. Je l’ai même vue faire une moue, avec sa bouche défaite, comme pour défier la honte. J’étais là, comme un âne, à vouloir défoncer la porte. Ils ressemblaient à des animaux marins surpris dans leur accouplement ritualisé, incapables de fuir, pétrifiés par l’arrivée d’un prédateur. C’était très étrange. J’ai eu l’impression qu’ils allaient se transformer en lamantins, changer de forme, révéler leur vraie nature. Je me disais que ce ne pouvait pas être vrai, qu’ils disparaîtraient sous un faisceau de lumière multicolore, comme dans Star Trek. Ou qu’Eva se métamorphoserait en plante, comme chez Ovide. Tout ça est allé très vite, et m’a paru une éternité. Je me suis mis à marcher rapidement, sans me retourner, les yeux pleins de larmes et de haine. J’ai entendu le cliquetis du verrou, la porte qui s’ouvrait, Eva qui m’appelait. Elle criait. Non pas : « C’est pas c’que tu crois ! », comme dans les séries B, mais : « Viens que j’t’explique ! » Il n’y avait rien à expliquer ; c’était on ne peut plus explicite.
Chez certains auteurs, on aurait eu droit à toute une scène de séduction dans l’adversité, du style : « Cher David, puis-je me joindre à vous ? Vous semblez un peu essoufflé. Mais dites-moi, comment vous y prenez-vous pour faire jouir ma femme ainsi, c’est très intéressant. Puis-je vous offrir une sambucca ? », ou encore : « Cette vision sublime de ma femme riant, pénétrée par le vit de cet inconnu puissant, décupla mon désir de la prendre par en arrière. Elle était plus belle que jamais. Nous célébrâmes, à trois, cet hymne au sexe pur, lavé de toute morale. Pendant qu’Eva goûtait aux joies de ce gland luisant et gonflé d’énergie renouvelée, je la pris par les hanches et j’enfonçai ma verge avec entrain dans son trou du cul. Je ne me possédais plus. J’accueillais les spasmes de ma propre jouissance. » On appelle ça du décadentisme, ou de la littérature érotique, c’est selon. En tout cas, c’est franchement vieux yaourt. Tout ce discours sur la liberté de l’autre, et l’amour libéré, et la libre intention dans le respect de chacun, et le libertinage assumé, etc., c’est un peu crispant à la longue. La réalité est bien plus acide : Eva me trompait, je voulais les tuer tous les deux, c’est tout. Rien de transcendant, rien de noble, rien de libérateur. Quand on est encore jeune, il est rare qu’on veuille avoir des accommodements raisonnables avec l’amour. C’est tout ou rien. Plus tard, la perspective change, évidemment. On est moins romantique, plus terre à terre. La vie est tellement courte. À vingt ans, trente ans, les concessions passent mal ; on se dit qu’on peut tout refaire, tout reconstruire. Qu’on peut se refaire, en fait. Passé quarante, le corps ne suit plus toujours la pensée. On se dit alors qu’il faut se ménager, et ménager les autres. On se ménage ensemble. On concède du terrain, pour ne pas être renvoyé dans la marge. Ça vaut pour tout, y compris le sexe, y compris l’amour. C’est surtout vrai pour les femmes, remarquez. Quand les hommes ont leur démon du midi, ils ne pensent plus à rien. Et puis passé cinquante ans, tout peut péter à nouveau. Cette fois-là, cependant, il n’y a plus grand-chose à attendre de la vie. On s’achète un chat, on fait des voyages exotiques en groupe, ou avec quelqu’un de la famille. Quant à moi, je ne pouvais évidemment pas accepter ce qu’Eva était en train de me faire, la salope. Avec un collègue, en plus. Le plus médiatisé de l’université. Mais qu’est-ce qu’elle lui trouvait, à ce bouffeur de plancton ? Je l’ai attendue toute la nuit, devant mon plasma, à m’imaginer toutes sortes de scénarios catastrophes. C’est une drôle de machine, le cerveau. Quand il se met à imaginer le pire, on ne peut plus l’arrêter. Soudainement, il libère toute sa mémoire virtuelle, comme pour mieux exécuter ses back-flips existentiels. Rien n’est à son épreuve. Il invente même des mondes parallèles, avec des actions impossibles à réaliser en simultanée dans la réalité. On appelle ça des mécanismes de défense. Ça permet de saucissonner l’angoisse. Sauf que pendant tout ce temps on est incapable de fonctionner. Je l’ai attendue jusqu’au petit matin. Rien. J’étais exténué. Toblerone avait l’air inquiet. Il s’est couché devant la porte d’entrée et n’a plus bougé. J’ai pris la voiture et conduit toute la journée, sur les routes secondaires de la région, sans but, juste pour changer le refrain. J’ai croisé des centaines de vaches et de moutons, des bisons d’élevage, des tracteurs, des cyclistes. La vie semblait suivre son cours. Mais Eva était chez David Monty, et ça ne faisait pas partie du cours de ma vie. J’aurais dû lui faire un enfant. Essayer par tous les moyens. Même avec de la poudre de corne de rhinocéros, ou du jus de couilles de taureau, que sais-je. Je ne voulais pas la perdre. Sans elle je n’avais plus rien ; je n’étais plus rien.
À mon retour, il faisait nuit. Sa voiture était dans l’entrée, le moteur ronronnant, prête à repartir. Elle m’attendait dans le salon, les jambes repliées sous un coussin, les bras croisés. Il y avait une valise dans le couloir. Je me suis pris une bière au frigo. Une Corona. La bière festive, la bière des vacances au Mexique. Nous y étions allés trois fois en tout. Le plus beau séjour fut à Puerto Angel, sur le Pacifique. Loin des zones hypertouristiques. À l’époque, du moins ; aujourd’hui, le tourisme de masse a tout saccagé. Les pêcheurs débarquaient des caisses pleines de thon chaque matin. On ne mangeait que ça, avec des spaghetti aux crevettes et de l’avocat. On a mis du temps à avoir de l’avocat. On demandait des « avocados », au lieu d’« aguacate ». C’est comme demander des « ananas » en anglais. Siestes, lecture, sexe, lecture, bouffe, sieste, lecture, sexe : la vie est simple quand on veut. Mais ça ne peut pas durer. Il faut tirer des plans sur la comète, prévoir un nid, travailler pour tout ça. Bof. Il y a un bon photographe contemporain, dont j’oublie le nom, qui a fait toute une série sur le monde des jeunes surfeurs. Une petite communauté qui sillonne la planète à la recherche des plus grosses vagues. Que de jeunes dieux, de jeunes déesses, photographiés en noir et blanc. On dirait qu’il est allé les photographier sur l’Olympe. Un univers juste après le déluge, comme si ces jeunes avaient été sélectionnés pour reprendre l’espèce, et qu’ils débarquaient de l’arche, avec leur planche sous le bras. Ils sont beaux à mourir. On a ça aussi dans Moonraker, un des James Bond les plus nuls de tous les temps (il faut le faire — et pourtant, j’aime bien les James Bond). Le méchant sélectionne quelques dizaines de couples parfaits pour un accouplement dans l’espace, alors qu’il s’apprête à faire sauter la Terre. Il n’y a que le Requin, une grande brute aux dents d’acier, qui n’a pas sa place dans ce monde parfait (avec le méchant évidemment). Il y a bien la petite amie du Requin, censée être un laideron, mais en fait ils ont choisi une belle petite blonde bien tournée qu’ils ont simplement arrangée en nerd. Je me suis dit qu’il aurait peut-être fallu vivre comme ça, Eva et moi, dans une commune pour jeunes gens beaux et en santé, soustraits aux contingences du quotidien, du boulot, du couple, de la vie. On aurait peut-être pu avoir notre chance, alors. On aurait fait des petits Mexicains. On aurait pu vendre aux gros capitalistes coppertonisés des bracelets de cuir qu’on aurait fabriqués nous-mêmes. La plupart des jeunes dans la vingtaine rêvent de faire un truc comme ça, au moment où ils doivent « entrer dans la vie adulte » — et qu’ils n’en veulent pas, de cette vie adulte, parce qu’ils la trouvent exécrable et qu’elle leur fait peur, avec raison d’ailleurs. Pour nous, il était trop tard. Je regardais Eva, de marbre sur son canapé, et je n’étais pas certain de vouloir avoir cette conversation sur le couple, sur son amant et tout et tout. J’aurais aimé lui dire qu’au fond ce n’était pas grave puisque j’avais moi-même trois maîtresses, mais ce n’était pas bien crédible. Je me suis assis en face d’elle, prêt à recevoir des excuses, prêt à ce qu’elle me dise qu’elle s’était trompée, qu’elle regrettait, qu’elle voulait repartir à neuf, avoir un enfant avec moi, enfin tout ce genre de litanie qu’un amoureux trompé attend comme une douche baptismale, les pieds dans la vase. Je ne lui avais jamais vu un regard aussi dur. Elle ressemblait à La Joconde, mais avec le sourire à l’envers. Une étude de Picasso. Je me souviens aussi qu’elle était pieds nus, avec une bague au petit orteil droit, ce qui faisait très vulgaire. « C’est quoi cette merde sur ton doigt de pied ? — C’est David qui me l’a offerte. — T’as l’air d’une pute avec ça. — Ne cherche pas la guerre, Raphaël, tu ne l’auras pas. J’ai bien réfléchi et j’ai décidé d’aller vivre chez David quelque temps, pour prendre du recul. » Et là tout s’est effondré. J’avais un cratère dans l’intestin. Je me suis replié, comme coupé en deux, et j’ai joint mes deux mains en avant, les coudes sur les genoux, comme si je voulais mieux réfléchir. « Pardon ? — Je pars ce soir. Je te laisse Toblerone. — Tu vas vivre chez l’homme avec qui tu me trompes pour prendre du recul ? Du recul pour quoi ? Pour mieux me pousser au fond du ravin ? Pour mieux voir le bordel que tu crées ou quoi ? T’es cinglée ? Dis plutôt que c’est fini, non ? » Mes jambes tremblaient. J’avais l’impression d’être au milieu d’une maison dévastée. Mais non, tout était à sa place. Les objets familiers prenaient simplement une nouvelle dimension, comme si je ne les avais jamais vus auparavant. Je n’avais pas vraiment remarqué, avant ce soir-là, le grain du bois de la table à café ; c’était très joli. Trois nœuds formaient, à un endroit, une tête de renard. « Je ne sais plus rien, Raphaël. Tu me pompes l’air, avec ta mélancolie, tes doutes, ton cynisme. D’après toi tout est de la merde. L’université est pourrie. La société est pourrie. J’en ai jusque-là, si tu veux savoir. J’ai besoin d’optimisme, de résultats. Qu’on positive, bordel ! » Il aurait mieux valu que je me taise, mais je n’ai pas pu. J’ai dit, en frappant plusieurs fois mon poing droit dans la paume de ma main gauche : « Ah oui, t’es comme Jean-Claude Van Damme, toi : « Je dis Yes à la Life ! » Elle m’a regardé avec tout le mépris qu’elle avait pour les intellectuels ratés. « Va te faire foutre, Raphaël. David au moins, lui, il croit à ce qu’il fait ! Il forme vraiment des étudiants. Il fait de la vraie recherche. Il mord dans son travail, dans la vie ! » Je croyais rêver, avec son chapelet de clichés. Elle a ajouté : « Toi tu ne fais que te mordre la queue, depuis des années. T’es un paumé, Raph, admets-le au moins, ce serait déjà ça. » Une voiture est passée dans la rue, très vite. Je me serais bien jeté dessous. Il n’y avait plus rien à dire, plus rien à faire. Je me suis demandé combien on pourrait avoir pour la maison. « OK, décâlisse. C’est fini. Je m’occupe de l’agent immobilier. Va vivre avec Monsieur Net. Ton Captain America. Tu verras si y t’fait encore des yeux doux dans deux ans. Scram avant que j’devienne violent. » Elle s’est levée d’un bond, a marché très vite jusqu’à sa valise, dont elle a failli arracher la poignée. Elle a enfilé une paire de sandales horribles, puis elle a slamé la porte d’entrée. Un tableau de Sophie Jodoin s’est décroché du mur et s’est écrasé au sol, fendu sur toute la longueur. Nous l’avions acheté ensemble à l’atelier de l’artiste, quand elle n’était pas encore connue. Aujourd’hui, il vaut dans les vingt mille dollars, au moins. Il valait, devrais-je dire. J’ai lancé le plus long et le plus tonitruant « fuck » de ma vie, comme Nate dans Six Feet Under. Je suis resté là comme un con, pendant de longues minutes. Et je me suis demandé ce que j’allais faire de ma putain de vie.