Mais comme un papillon de nuit, ébloui, hagard, il revient se heurter et se griller les ailes autour de cette lueur trompeuse.
La Tribune de Genève
Les films, les jeux vidéo, l’écran plasma, c’est bien beau, mais ça n’empêche pas la solitude. Après quelques jours, ça l’accentue, même. Je revoyais mes vieux copains, des fois ; ceux d’avant Eva. Gregory était directeur des ventes chez CoolMag, Max homme d’affaires, Alex graphiste « senior » chez SoftSoft. Alex et moi avions fait notre secondaire à Saint-Alexandre, dans l’Outaouais. Il ressemblait vaguement à Marlon Brando jeune. Il pouvait se taper n’importe quelle fille, mais il était un peu trop ténébreux et irritable. Il cherchait la fille parfaite, l’âme sœur. Saint-Alexandre était alors un collège uniquement pour garçons, dirigé par les Pères du Saint-Esprit. Congrégation fondée par Poullart des Places, le 27 mai 1703, fête de la Pentecôte. Son désir était simple : créer un séminaire pour des étudiants pauvres qui accepteraient ensuite de consacrer leur vie à l’évangélisation d’autres pauvres. Libermann, lui, entre en scène en 1840, quand il part pour Rome, contre toute prudence humaine, sur une intuition intérieure ou plutôt dans la lumière de l’Esprit, comme le dit le Père Gérard Vieira. Le 11 mars, il présente son mémoire à la Propagande. Il y expose le projet de l’Œuvre des Noirs et de la congrégation du Très Saint-Cœur de Marie pour l’évangélisation de l’Afrique. Rien de moins. Au Canada, la mission est un peu plus modeste. On veut former les garçons. Nous fûmes bien formés, loin des soucis, loin des requins, loin des filles. Il fallait aller les voir au Collège Saint-Joseph, en voiture, les filles. La Sœur Supérieure veillait au grain, à l’entrée de l’école. N’approchait pas ses jeunes vierges qui voulait. Sœur Popo, comme on l’appelait (elle était plutôt ronde), nous guettait avec son balai. On discutait donc sagement avec les demoiselles, de l’autre côté de la rue. Au retour, les pères nous « suspendaient » pour avoir franchi la limite de terrain permise. Il fallait recopier l’article sur Napoléon du Robert des noms propres. Tout ça était bien innocent, comme dans un autre espace-temps. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus permissif et dévergondé. Des jeunes tabassent leur prof pendant que des copains les filment. Ils n’en sont pas moins candides, à leur manière.
J’avais connu Max au gym de l’université. Il se regardait toujours dans le miroir. Un beau brun bouclé, avec un nez minuscule, le front large. Un pur produit du Lac-Saint-Jean, bleuet unique, avec une peau de bébé. Un jour il est arrivé avec un t-shirt d’Alphaville, un de mes groupes préférés à l’époque, très preppy. On a commencé à discuter, et puis de fil en aiguille on s’est mis à écouter des disques chez lui, puis à voyager ensemble. Gregory était quant à lui le meilleur ami d’Alex. Ils s’étaient rencontrés dans une soirée d’expatriés français. Alex sortait alors avec une Toulousaine. Gregory venait d’arriver au Québec. Un osti de Français assez hautain au départ. Il était très grand, et il avait l’air d’un crooner, avec une banane bien lissée, pleine de gel. Il portait souvent des chemises roses. Complètement rétro-classique. Depuis cette soirée, Alex et Greg étaient inséparables. Mes trois amis se la jouaient célibataires cools, avec du fric et toute la vie devant eux. Enfin, c’est ce qu’ils disaient. Ils étaient venus me voir une fois à Rimouski, et puis plus rien. Trop loin, trop peu à faire sur place. Déprimant, toute cette nature.
À l’époque de mon passage à vide, l’été de ma rupture avec Eva, je devais aller les rejoindre un soir pour une galère digne du bon vieux temps. Nous avions un rituel, alors : quelques bières au 717, puis une petite visite au dealer, les danseuses, le Tokyo, enfin le Funkytown ou l’Electric, pour la musique des années 1980. À trois heures, on poursuivait parfois dans un rave, toujours nul. Un petit joint à cinq heures du matin, les soirs d’été. Trois jours à s’en remettre. On avait l’air d’une petite bande bien soudée, bien cokée, ne parlant à personne d’autre, toujours en train de refaire le monde tout en observant les déplacements lascifs des plus belles femmes. Nous étions un peu agace-chatte, à notre façon. Nous avions donc décidé, cette soirée-là, de refaire le même scénario, juste pour se dire qu’on était encore dans le coup. On allait se refaire exactement le même genre de soirée. On avait juste moins de cheveux, mais plus d’argent (enfin : ils avaient plus d’argent) ; moins d’énergie, mais plus de désirs ; ça s’équilibrait, à nos yeux ça s’équilibrait. J’avais l’impression de ne plus plaire aux femmes, cependant. Aux jeunes femmes. C’était ça, le plus triste. Aujourd’hui, je m’en fous.
Je suis allé embrasser ma grand-mère, avant de sortir. Elle regardait le téléjournal de Radio-Canada. Il devait être dix-huit heures. Je n’oublierai jamais notre conversation : « Ma petite grand-maman chérie, ce soir ne m’attends pas, je rentre très tard. — Mais oui mon loup, va t’amuser un peu, pendant que tu as encore des ailes. Un jour, tu verras, tu n’attendras plus que la mort, comme moi. — Arrête avec tes bêtises. Tu vas vivre jusqu’à cent cinq ans ! — Je n’en ai pas du tout l’intention mon poussin. Je me donne cinq ou six ans, tout au plus. Après, ça ne vaudra plus la peine. J’ai ma petite trousse de trépas bien cachée quelque part. Je mourrai seule, pendant que ta mère se fera dorer au soleil de la Méditerranée, et que tu auras refait ta vie avec une femme bien pour toi. — Mais comment peux-tu dire ça ? Tu ne crois pas aux préceptes du catholicisme, toi ? — Il m’a rendu la vie bien dure, le catholicisme. Je crois au bon Dieu, point. Et il est d’accord, il me l’a dit. C’est tout prévu. » J’ai voulu changer de sujet : « En passant, c’est fini le couple, grand-maman. Finito caputto. No strings attached. — J’aurais bien aimé pouvoir dire ça à ton grand-père. — Il n’était pas si méchant que ça, allez ! Un peu joueur, un peu coureur, c’est tout. Comme tous les hommes ! — Je vais dire comme l’autre : “ Une figure agréable et prévenante, qui n’inspire pas l’amour, mais la bienveillance, est ce qu’on doit préférer. ” C’est ce que je n’ai pas fait, mon p’tit minou. C’est ce que je n’ai pas fait. » Son regard s’est perdu dans les images de combats en Afghanistan. J’aurais aimé l’embrasser, lui prendre la main, lui demander pardon au nom de tous les hommes sensés, mais la pudeur m’en a empêché. « Tu m’attends avec des œufs et du bacon au p’tit matin ? — C’est ça, et puis quoi encore ? Je n’ai aucune envie de te voir défoncé, comme on dit aujourd’hui. Et ne me ramène pas de catin à l’étage, j’entends encore très bien, tu sais ! — Bisous plein, ma maminou. » Je suis sorti en coup de vent ; la vision de la solitude me fait souvent pleurer, surtout celle des vieillards. Des enfants abandonnés, qui n’ont plus que leur passé comme yo-yo. Triste à mourir.
Je suis arrivé seul au 717. Il n’y avait plus de queue de trois cents mètres de long, comme avant, dans le hall de la Place-Ville-Marie. Il fallait prendre l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Dans l’allée délimitée par des cordons rouges en velours, comme pour les stars, les bouncers avaient l’air contents de me voir débarquer. Ça partait plutôt mal : le bar devait être aussi plein qu’un vieux sac de pop-corn après la projection. Ils étaient pas mal beau bonhomme, dans leur smoking loué à la semaine, avec les mains qui protégeaient leurs bijoux de famille. On aurait dit qu’ils s’attendaient toujours à recevoir un coup vicieux, comme ça, pour rien. J’aurais bien aimé pouvoir leur donner un bon coup de genou dans les schnolles, aux bouncers. « Y a du monde ? — Bonsoir monsieur. Ça commence, ça commence. Allez-y, c’est gratuit. » Deuxième mauvais signe : pas de cover charge. Et puis le « ça commence », dans la bouche d’un videur, c’est un ticket pour Plattetown. Je suis monté, malgré tout ; mes copains étaient peut-être déjà en haut. J’étais seul dans le moyen de transport le plus sécuritaire du monde. C’est vrai, on n’y pense pas, mais l’ascenseur est un moyen de transport, et c’est le plus sécuritaire, loin devant l’avion. Mes préférés sont ceux à l’extérieur des édifices. On a l’impression de monter voir saint Pierre, qui doit nous attendre avec un bon Manhattan, mon drink préféré pour les débuts de soirée festive : six doses de whisky, deux doses de vermouth doux, un trait d’angustura, une cerise au marasquin, deux glaçons ; c’est doux et fort, ça brûle tout en roulant dans la bouche, comme un bon chocolat fourré à l’alcool. Merci saint Pierre. On pense à son premier verre, tout en admirant la ville et les passants qui se transforment en grains de riz sauvage. Vous connaissez l’histoire de l’invention des ascenseurs extérieurs ? C’est tout con, comme la plupart des inventions : des ingénieurs, des architectes, des entrepreneurs discutent dans le hall d’un grand building, je ne sais plus où. Ils doivent ajouter un ascenseur dans l’immeuble pour la clientèle et les travailleurs, de plus en plus nombreux. Mais il n’y a plus de place, ça coûterait une fortune, c’est un vrai casse-tête. Ils se prennent la tête depuis trois quarts d’heure, avec des plans, des objets de mesure, des casques de sécurité. Ils ergotent. La conclusion semble être que « c’est impossible ». Un concierge les écoute, tout en vadrouillant. Il s’approche, l’air innocent : « Pourquoi vous le faites pas à l’extérieur, votre ascenseur ? » Et bing ! un ange passe. Ils ont tous l’air de vrais mongols à batterie, devant ce petit concierge qui leur met ça dans leur pipe. Voilà. Il suffisait d’y penser. C’était du Madonna, dans les speakers. Un autre de ses hits. Il faut lui donner ça, à Madonna, elle sait ce qu’elle fait, une vraie pro. Cadence de marche militaire, comme toute la musique protodisco. Entraînant. J’ai fait un tour sur moi-même, puis je me suis activé devant la glace, en mimant un boxeur. Tonight’s the night. Je me répétais ça : « Tonight’s the night », sans trop y croire. The night for what ? Baiser ? Rire ? Danser ? Se péter la gueule ? Tout ça, peut-être, selon les standards d’une soirée réussie. Avant, je veux dire avant l’invention des sorties en boîte — drôle d’expression, non, « sortir en boîte » ; folie du langage, ou de l’activité elle-même —, une soirée réussie, c’était pouvoir serrer la main de la comtesse Trucmuche tout en plaçant un bon jeu de mots dans une conversation sur l’art de faire des bouquets de fleurs. C’était peut-être mieux ainsi ; les attentes étaient moins élevées, et tout le monde allait se coucher gentiment à une heure du matin. Seuls quelques pervers se retrouvaient dans les lupanars, et les alcooliques dans les assommoirs. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué, ne serait-ce que pour se choisir un bar. Oui, je sais, ça rime comme du mauvais slam, mais bon, je n’y peux rien, je pense tout haut. Il faut avoir du plaisir, à tout prix. L’euphorie perpétuelle, comme dit Bruckner. Enfin, c’est possible quand même, j’imagine, de se faire une bonne soirée en boîte, même à mon âge. Avec un peu de volonté. Et de la bonne coke. Ça devait faire au moins trois ans que je n’ avais pas sniffé. Je savais que Max en aurait sur lui. Alors une fois, comme ça, y avait pas de mal. Mais tout ce qui est bon est interdit. On appelle ça la morale. Et dire que Freud a fait ses principales découvertes sur de la coke pure à cent pour cent, le veinard. Il se cautérisait le nez avec son grand pote Fliess, en s’introduisant de la coke à pleine narine pour « noter les effets ». Démarche scientifique. Après, Freud délirait sur ses propres rêves, pendant que Fliess expliquait les névroses et les maladies par les cycles menstruels, en observant ceux de sa femme. La psychanalyse est née sur un trip de coke. Elle va influencer tout le XXe siècle. Comme quoi… Arrivé en haut, il y avait un gros beat techno. Deux jeunes demoiselles échangaient leur lipstick devant les toilettes. OK. Cool ! Let’s party ! Elles m’ont souri quand je suis passé devant elles. J’étais peut-être moins vieille croûte que je ne le pensais. « Je peux en avoir, moi aussi ? » Elles m’ont dévisagé comme si j’allais les violer dret là. « Désolé de vous déranger. » J’ai passé mon chemin, ma queue entre les jambes. Il y avait peut-être soixante, soixante-dix personnes en tout. Ç’aurait pu être pire. Surtout des hommes en complet, malheureusement. Genre avocats, courtiers, mais qui devaient être vendeurs de cellulaires, dans les faits. Quelques vieilles autruches, aussi, avec des colliers multicolores, des t-shirts griffés et des jeans tellement serrés qu’elles avaient du mal à marcher. Leur tête tournait constamment, comme si elles cherchaient d’où allait venir la moulée. Une vingtaine de jeunes femmes, tout au plus. Quatre ou cinq bombes. That was fuckin’ it, man. Mes trois pedzouilles d’amis n’étaient pas encore là. Je suis allé au bar et j’ai commandé une Export ; le Manhattan allait attendre, tout comme la terrasse avec vue panoramique sur Montréal. Je me suis mis à observer les trois barmaids, en attendant. Elles avaient toutes le string qui dépassait du pantalon, comme une marque de la maison. La plus jolie se trémoussait tout le temps, avec un grand sourire, l’air de dire : « Je m’éclate ! Do the same ! » Elle devait obtenir, avec cette attitude, d’excellents pourboires. J’ai sorti mon cellulaire pour la filmer. J’étais concentré. Elle est venue vers moi. « Hey ! qu’est-ce tu fais, là ? J’pourrais appeler l’bouncer si j’voudrais — On dit « si je voulais ». — Tu r’prends mon français, à part de t’ça ! T’es pas mal effronté, l’épais ! — Je filme l’ambiance et les jolies demoiselles, j’ai le droit, non ? C’est mon anniversaire. — Tu fêtes ça tout seul, toé ! — Non. Avec toi. Tu es mon fantasme ambulant. — Le fantasme ambulant est à veille de t’ramener dans réalité, mon tit pit. — OK, OK ! J’arrête si tu m’offres une bière. Avec le sourire. » Elle est repartie à l’autre bout du bar en se tournant l’index sur la tempe, comme pour indiquer l’état de folie. Les deux autres riaient, un peu crispées. J’ai continué à filmer. Je sentais un léger malaise autour de moi. On commençait à me dévisager. Un mec qui filme tout seul, c’est sûrement un paumé, ou un obsédé sexuel. Elle est revenue vers moi en quatrième vitesse. « Hey, tabarnak ! t’arrêtes ça tout de suite ou tu manges une osti d’volée, c’tu clair ? Ça va faire le niaisage là, l’bozo ! — Très bien, très bien, j’arrête. Mais t’avais l’air tellement dans l’mood, là, sur le party et tout et tout, j’voulais juste garder un moment mémorable de ta performance, ma belle tigresse. — Fuck you ! Retourne chez toi si t’es pas capable de t’comporter comme du monde, osti d’malade ! » J’ai rangé mon arme de destruction massive. Drop your weapon, Jack, drop your weapon ! J’étais un peu déçu, tout de même. Je croyais qu’elle allait jouer le jeu. Quand elles sont fâchées et qu’elles se mettent à sacrer, on jurerait qu’elles sont en train de se faire exorciser, les Québécoises. Des furies, parfois. Elles revivent les attaques iroquoises, ma foi du bon Dieu. Il y avait maintenant un cercle de quarantaine autour de moi. Je me suis remis à siroter ma bière, tranquillement, en pensant à mes trois zoufs qui n’arrivaient pas. Plus de vingt minutes, que j’attendais. Ils allaient se faire parler dans le casque, les enfouarés. Tu ne fais jamais ça à un bon ami, jamais : le faire attendre vingt minutes tout seul dans un bar. C’est de la haute trahison ; le meilleur moyen de le laisser pour mort.
J’ai observé la salle, en les attendant. Deux filles se déhanchaient sur le plancher de danse, entourées par douze hommes. Ils tentaient d’entrer dans leur beat à elles, avec les poings fermés battant plus ou moins la mesure. Ils avaient tous un sourire niais. Ils avaient l’air carrément débiles, pour tout dire. J’ai du mal à croire que je puisse avoir l’air de ça, moi aussi, quand ça me prend. Il y en avait un, plus téméraire, qui levait les bras en tapant dans ses mains, avec un petit mouvement latino du bassin, comme pour bien montrer, à travers le pantalon, la grosseur de sa guitare. La moins belle des deux s’est calée contre lui, en lui frôlant la bizoune avec ses fesses, pendant que l’autre tournait sur elle-même, les mains dans les cheveux. Il était tout content. Il regardait ses amis en levant son pouce. Ils lui répondaient avec le même geste. Il prenait de l’assurance, avec des mouvements plus amples. Il délimitait son territoire. Ses amis ont cogné leur bière les unes contre les autres, tout en criant « WouHou ! ». Ça renforce le sentiment de puissance. Et ça calme la peur. Le plus laid a tapé le culot de sa bouteille sur le goulot d’une autre. La mousse est tout de suite sortie, et le liquide jaunâtre s’est mis à couler le long des parois. Le copain s’est esclaffé et a fait semblant de donner un coup de poing au farceur. Les vieilles autruches, à plusieurs mètres, sont restées figées. Elles devaient penser qu’elles auraient mieux fait de rester à la maison, devant leur télé, à regarder Virginie en boucle. Mes trois mousquetaires sont finalement arrivés, habillés comme Brad Pitt dans Ocean’s Eleven. Ça fessait dans l’dash. Même Greg avait l’air flyé. « Hey hey hey, v’là les trois moumounes bioniques ! Me r’faites pus jamais ça, mes ostis. — Désolé mon grand, on est restés pris dans l’traffic. — Ya right ! Vous avez pas de cellulaire pour me prévenir, peut-être ? J’ai essayé de vous appeler. — Batteries mortes. Les trois en même temps, c’est dingue ! — Et mon père c’est le Colonnel Sanders. Vous êtes vraiment des beaux tatas. Max, t’as la mâchoire qui va te décrocher ; arrête avec ta scie sauteuse. Vous avez déjà sniffé mes enculés ! — Oahhh !, juste une p’tite, pour être feeling. On t’a acheté ton demi, ma poule, juste pour toi. Vas-y tout de suite ; tu vas voir, elle est smooth. — Pas tout de suite. J’ai envie de sentir ma soirée. — Mais justement. Justement ! Allez, on te commande un scotch en attendant. Qu’est-ce que t’as, ça va pas ? Tu nous fais une p’tite rechute d’Eva, là ? — Mais non, mais non. J’suis en tabarnak parce que ça fait une demi-heure que j’vous attends, c’est tout. Encore une idée de Max, je suppose. — Hey Laliberté t’es pas correct ! C’t’une idée de Gregory, le coké d’première ! Une vraie guidoune. Avoye, vas-y ! Tu vas nous gâcher la soirée. Faut qu’on soit dans l’même mood, sinon on va s’coucher. — Bon bon, OK ! Qui m’la passe, là ? — Fais gaffe, on nous r’garde. — Tu paranoïes déjà mon Greg ? — Arrête tes conneries ; j’te r’file un dix, là. Mais prends-le ! Tu vas l’échapper ! T’es con ou quoi ? — C’est beau, je l’ai. Bon, j’vais aux toilettes les boys. Un Manhattan avec deux glaçons, Max. Pas trois, pas un, deux. Et arrête de r’garder les femmes, tu vas attraper un torticolis. »
Je me suis dirigé vers les toilettes. Il n’y avait personne autour, c’était parfait. J’ai poussé la porte et je suis tombé nez à nez avec un gorille à bretelles qui ressortait. « S’cusez. » Les chiottes étaient vides. Excellent. Ils avaient installé un urinoir en inox avec chute d’eau permanente, faussement chic ; ça suintait de partout, c’était humide, vraiment pas hygiénique, au fond. J’ai pris la dernière cabine à gauche, et hop ! le petit sachet hermétique est comme sorti tout seul de ma poche. Tout doux, tout doux… J’ai roulé un dix, regardé derrière moi, par précaution, et j’ai plongé la paille de cash dans la farine du Père Noël, en inspirant un bon p’tit coup sec. Je me sentais déjà pas mal king — et un peu coupable. Bof, une ou deux fois par année… Santé, mon’onc’ Freud ! Petit arrêt devant le miroir, histoire de scruter mon effet dévastateur. Bon bon bon. J’ai remarqué quelques grains de poussière sur mon veston America noir. Un jour j’allais me payer un Armani. J’ai louché pour déloger le dernier grain pris dans les mailles. Puis j’ai entrepris un mouvement du cou, circulaire, avec les mains sur les hanches. Dernier zoom in, pour les narines. Clear skies, bébé ! C’est parti ! Je suis revenu au bar d’un pas beaucoup plus assuré. « OK, on va dehors ! » On se déplaçait comme des Top Guns, juste avant un entraînement de routine. On a pris la sortie ouest, vers la terrasse qui donne sur le mont Royal d’un côté, et le centre-ville de l’autre. De petits groupes discutaient, avec le coucher de soleil en toile de fond. Des collègues de bureau, pour la plupart. Quelques femmes avaient bien pris soin de mettre leur robe la plus sexy, du genre coton blanc diaphane qui laisse voir la courbe des jambes, la culotte à fleurs brodées. Le vent tournait, lentement, et faisait virevolter les tissus, les chevelures. Vibrations de l’air.
J’entre dans le carrousel, au Luxembourg, j’ai cinq ans. Je prends le dernier cheval, le machiniste me donne le bâton qui servira à attraper les anneaux. Le manège décolle et je respire les parfums traînant dans cette fin de journée d’école. Mélange de vanille, de bonbons à la fraise et de lilas. Je suis seul au monde dans une fête continue. Je voudrais que le temps s’arrête. Attrape l’anneau, Raphaël, attrape l’anneau ! Le manège tourne de plus en plus vite, l’air soulève les robes et laisse voir les cuisses à la peau parfaite. Les plus jolies filles penchent la tête par en arrière, en riant aux éclats. Je veux les toucher, les sentir. Je veux les embrasser dans le cou, sur les jambes, sur le ventre. Elles me rendent fou. Elles sont pieds nus dans leurs espadrilles. Je descends du cheval. J’avance vers la plus belle. Elle a des yeux bleu lagon, un duvet couleur de blé dans la nuque. Je ne sais pas quoi lui dire. Elle pointe vers l’anneau. Ah oui zut, l’anneau ! Quand je me retourne, elle a disparu. Je suis seul au monde, sur un vieux manège rouillé. Le vent tourne, lentement, et fait virevolter les feuilles mortes. Je suis à Fontainebleau, sur mon vélo. J’ai sept ans. Mes parents sont loin devant. J’arrête de pédaler. Je cherche mon carrousel. Il est là, sur cette terrasse, Place-Ville-Marie.
Les femmes étaient drôlement belles, tout d’un coup. Le vent, léger, faisait virevolter leurs robes. Elles tournaient autour de moi. J’ai pris une gorgée de Manhattan. La brise a cessé. Les parfums emplissaient l’air. Je ressentais, les yeux fermés, le soleil sur mon visage. Puis j’ai regardé au loin, pensif. Max m’a serré le bras. « Ça va mon homme ? — Hein ? — T’as pogné l’fixe, comme la dernière fois… Ça fait un osti d’bout. Elle est bonne, non ? — Quoi ? — La coke. — Ouais, ça va. J’aimerais que tout s’arrête, là. Ça pourrait pas être juste ça, la vie ? — Quoi ? — Ça : ici, maintenant. Un bon drink, des belles femmes, du soleil, de la chaleur, de l’insouciance, de la bonne musique, un high permanent ? — Il y en a qui ont ça tout l’temps. — Qui ? — Les Rolling Stones. — Si j’vieillis comme eux tu me tues, OK ? — C’est ça que ça donne, un high permanent. Arrête de t’prendre la tête. Tu sais que j’t’aime, toi ? — On est bien, les quatre ensemble. Qu’est-ce qu’on fait, là ? — Relaxe, y a une minute tu voulais que tout s’arrête. — J’ai l’goût de bouger. On moisira pas ici, OK ? C’est nul comme ambiance. — Attends un peu, on va s’refaire une petite ligne, prendre un autre drink, profiter du coucher de soleil… » Je suis devenu très fébrile : « On va danser tout à l’heure, hein ? Vous dansez jamais sur la coke. — Mais oui, mais oui. On a toute la soirée. Allez viens, on va essayer de parler aux femmes. » Je me suis tourné et je lui ai désigné un petit groupe : « J’en ai spotté une superbe, là-bas. Est avec son chum, j’pense. Sont toujours avec leur chum, tabarnak ! — Pis ? On s’en câlisse qu’a soit avec son chum ! On va y montrer c’est quoi un vrai gars. Y a-tu l’air assez morron à ton goût ? — Elles sont toujours avec un morron. Une loi de la nature. Encore une. Hey, ça en fait-tu des lois, dans nature ! T’as déjà compté toutes les lois de la nature, toi ? — Non. Pour moi y en a qu’une, c’est celle de mon gland. — Non, c’est le mien ! Le tien y est anticonstitutionnel. Y constitue même rien pantoute ! — Ta gueule mon osti, m’a t’câlisser une volée ! — Hey ! On a perdu Gregory et Alex. Sont déjà aux toilettes, les salauds ! — OK, viens-t’en, on va s’en r’faire une nous aussi. Est correcte, non ? Un peu speed quand même. J’ai la chiasse, j’pense. Y ont dû la couper avec du Draino, les enculés. — Arrête, est pas si pire. — Faut que j’change de contact. Y m’aura pu l’tabarnak ! — Y est-tu dans les Hell’s, ton ami ? — Non, c’est juste un revendeur. Y fait de la photo porno aussi. — Pas pire comme vie, non ? Tout le monde se fend l’cul en quatre pour gagner sa vie, pis y en a qui photographient des femmes tou’nues et qui revendent de la drogue. Essaye de comprendre quelque chose, toi. Y roule en quoi, ton homme ? — En BMW série 700. — C’est c’que j’dis. Est où la morale, dans tout ça ? — Baisés-baiseurs, Raphaël, baisés-baiseurs… That’s it. — That’s it? — Si tu trouves autre chose, tu me le diras. OK, fais semblant de rien. On n’ira pas ensemble. J’y vais en premier. — Je vous attends au bar. »
Je n’aurais pas dû partir sur la coke. Le problème avec cette petite poudre, c’est qu’elle est censée te donner un good feeling, mais au bout du compte tu ne te souviens pas plus des feelings que t’as eus. Je devais au moins essayer de contrôler ce que je prenais, pour rester bien éveillé jusqu’à trois heures du matin. Revenu au bar, la serveuse près de moi m’a dévisagé avec un drôle d’air : « S’cuse-nous pour t’à’l’heure. On pensait pas qu’t’avais tes amis. — Aucun problème. Tu t’appelles comment ? — Cyndi. Et toi ? — Paul-Edmond. Paul-Edmond Gagnon. — Bizarre comme nom ! Ça fait vieux, non ? — Mes parents sont Témoins de Jéhova. — Ah ! OooooKé ! Ça doit êt’ dull pas à peu près, hein ? — Mets-en ! Une fois, j’ai failli mourir. On était en camping, pis j’me suis coupé super fort avec une canne de bines. Y ont jamais voulu m’emmener à l’hôpital. — Ah ouin ! Pour quessé ? — Ils ont eu peur que j’me fasse transfuser. Ils m’ont mis un gros band-aid pis y ont prié toute la nuit. — C’t’écœurant ! Y vivent-tu encore ? — Je les ai tués. — Hey, arrête tes niaiseries ! — Tu veux voir sur mon cellulaire ? J’ai enregistré la scène… » Elle est devenue verte. « Je blague. Ils vont très bien. Ils se la coulent douce à La Croix Valmer. — OoooKé ! C’est dans les Laurentides ça ? — Pas loin, pas loin. Tu me sers un Manhattan, s’il te plaît ? Tu es très très jolie, tu sais ? Ta copine aussi, mais est pas parlable. — Oh, laisse-la. A vient de pard’ son chum. — Bonne raison. J’approuve. — J’reviens avec ton drink. Bouge pas. — Je m’incruste, pour mieux te regarder. » Elle a pris un verre et des glaçons, puis m’a envoyé des sourires grivois. Elle ne portait pas de soutien-gorge. Max est revenu, les yeux un peu exorbités. J’ai demandé : « Y sont où ? » Il avait l’air complètement défoncé, déjà. « Qui ? — Gregory et Alex. T’es as pas r’vus ? — Ils discutent avec deux autruches là-bas. — Nooooon ? — J’te l’dis. — Sont tombés s’a tête ou quoi ? — Laisse-les, y s’amusent. — Non non non, on décrisse, là ! On s’en va aux danseuses. — J’viens de commander un drink. Relaxe ! — On s’en va j’te dis. Opération de sauvetage ! — OK. Go ! » Max imitait le pas d’un rogue agent, style Splinter Cell. J’ai fait un grand détour pour passer inaperçu. J’esquivais des gardes armés d’Uzis en or. J’attendais un signe du chef de mission. Ça y est ! Il m’a fait le Geste universel : l’index en l’air, deux petits coups de la main qui pointent dans la direction de combat. Alex s’est mis à rire en nous voyant. Il allait nous faire repérer, le con ! OK, il fallait qu’on reprenne notre sérieux. Max s’est approché en ami. Il s’est fait présenter et a serré la main des deux octogénaires. Je ne pouvais plus y échapper. Et puis non ! Tant pis : j’ai fait demi-tour et je suis retourné au bar, voir Cyndi. J’avais soif. J’ai pris ma démarche décontractée. Genre tout baigne. Je planais et ils avaient tous l’air de minus, autour de moi. J’avais Thriller Night de Michael Jackson dans la tête, maintenant. Mes neurones commençaient à faire des back-flips, c’était clair. J’ai interpellé la barmaid : « Hi Cyndi! Is your uncle rich? — Qu’ess-tu dis, là ? — Nothing, bébé, nothing. J’entre dans la danse, bébé. Ha-han, ha-han. J’entre dans la danse. Tu la connais ? — La chanson de Yannick ? J’l’a connais par cœur ! — OK. On y va ! » J’ai parti la cadence : « Ha-han, ha-han… » Cyndi s’est mise à taper des mains sur le comptoir, en se penchant au gré du rythme. On a chanté ensemble, en faisant les gestes qui allaient avec les paroles : « Que tous ceux qui sont dans la vibe lèvent le doigt, Que toutes celles qui sont dans la vibe lèvent le doigt, Que tous ceux qui sont assis se lèvent et suivent le pas, Allez maintenant on y va, Ces soirées-là, avant même qu’elles aient commencé, On est déjà dans l’ambiance et, À peine entrés sur la piste on lâche nos derniers pas, Avec bien plus de style que Travolta, Pas le temps de souffler dans la foule on part en reconnaissance, Serrer c’est la seule chose à laquelle on pense… » Cyndi a fait semblant de me tendre un micro. Son visage était à quatre centimètres du mien. On s’est mis à hurler : « CES SOIRÉES-LÀ ! ha-han ha-han, On drague, on branche toi-même tu sais pourquoi, Ouais ouais, Pour qu’on finisse ensemble toi et moi, c’est pour ça, Qu’on aime tous ces soirées-là ! » On a enlacé nos doigts, et on a fait des vagues avec nos bras. Elle connaissait vraiment bien les paroles. Mieux que moi, même. C’est elle qui a poursuivi. Elle était déchaînée. Elle faisait des gestes de va-et-vient avec sa tête, comme un pigeon : « Jusqu’à l’aube on les aime jusqu’à l’aube baby, Dans cette soirée tout le monde dansait même le DJ, Après un tour au bar on a mis l’ambiance obligée, Nos vestes et nos chemises en l’air on faisait voltiger, Eh ! faisaient les gars, Ah ! faisaient les go dans la ronde, C’est là que sur elle je suis tombé, Elle est si humm, j’en suis resté bouche bée, En temps normal l’aborder j’aurais pas osé, Mais tout est permis dans CES SOIRÉES-LÀ ! Ha-han, Ha-han… All right! Wow! » Elle a fait semblant de balancer le micro au bout du fil et de m’attraper au lasso. J’ai eu l’envie subite de la voir danser sur le comptoir : « Tu m’f’rais pas un p’tit coyote ugly, là, maintenant ? — Un quoi ? — Un coyote ugly, comme Piper Perabo dans le film… — T’es-tu malade ! Jamais de la vie ! OK, OK… Plus tard, en fin de soirée, si t’es gentil pis qu’tu m’donnes un bon pourboire. — Toujours le cash ! Tu me ferais pas ça gratuitement, spontanément ? — Y a pas l’ambiance, là, mon ti-Paul. — Comment ça, pas d’ambiance ! On est en train de la faire, l’ambiance ! — Plus tard. Faut qu’j’aille servir les clients. — Quels clients ? » Elle m’a envoyé un bye-bye espiègle. Max est revenu me voir au même moment. Il avait la mâchoire qui jouait du violon. Il ressemblait au Joker dans Batman, tout d’un coup. Même sourire démoniaque. « Bon, on y va ? — Allez, on file ! » On est allés chercher les deux guidounes et on est sortis du bar en laissant nos drinks remplis sur la première tablette qu’on a vue. Ça faisait cool.
Mes chums avaient laissé la voiture dans une petite rue à sens unique ; cinq minutes de marche. Il faisait noir, maintenant. J’ai regardé ma montre : presque vingt et une heures, déjà. « Qui conduit ? — C’est moi, c’est moi. » Max était le plus éméché, mais c’était sa voiture, après tout. Un Touareg, intérieur tout cuir. « On s’en fait une maintenant, OK ? Dans le stationnement des danseuses, c’est pas une bonne idée. » Bon bon bon. On commençait à délirer gentiment. Nos paroles s’emmêlaient. « Hey, on s’aimera pas demain les gars ! On s’aimera pas demain… — Who cares ! Arrête de penser à demain. Enjoy ! — Vous allez être beaux au travail. — Le vendredi c’est cool, t’inquiète ! J’vais aller m’faire un p’tit jogging sur l’heure du lunch pour éliminer les toxines. — Moi j’appelle pu ça des toxines. Des nuclear wastes, oui. — T’en as l’air, toi, d’un nuclear waste. — OK, Go ! On n’a pas toute la soirée ! — Attends ! Alex a pas fini. — Décolle, c’t’un grand garçon. — Hey ! R’gardez, les gars, une belle tache d’huile dans ‘rue, là-bas… J’vais freiner d’sus. On gage-tu que mon char passe ça comme rien avec l’anti-dérapage ? — Fais pas l’con, Max. — R’gardez ben ça. » Il s’est positionné sur la chaussée. On attendait la catastrophe. Il a appuyé sur l’accélérateur et sur les freins. Les pneus commençaient à sentir le brûlé. Il a juste dit : « GO ! » On a été cloués à notre siège. Le Touareg est parti sur une flye. On s’est éjectés sur la droite. Avant que le système ESP prenne le relai, on a accroché le miroir d’une vieille minoune. On est partis de l’autre bord. Le pare-chocs a enfoncé la porte d’une Golf décapotable. Méchant bruit. On s’est immobilisés, enfin, en plein milieu de la rue. Silence de vingt secondes. J’ai explosé : « T’es malade ou quoi ? On te l’avait dit d’pas faire ça ! Osti qu’t’es épais, des fois. — FUUUUUUUCK ! Mon Touareg, les gars ! » On est tous débarqués. On a fait le tour, comme des pros de la carrosserie. Dégâts mineurs. Les autres voitures avaient tout pris. Max a donné son verdict : « OK. C’est beau : j’en ai pour deux mille piass’. Fuck it ! On décâlisse ! » On est repartis très vite. Je regardais Max conduire, avec son cure-dent qui se promenait d’un bord à l’autre de la bouche. Il avait les yeux plissés ; y devait s’prendre pour Schumacher. « T’es vraiment un gros nul. On aurait pu s’tuer. — Mais non. Des vraies moumounes. C’est la vie, ça ! J’peux mourir demain dans ma douche ! La peur d’avoir peur… Hein ? ! J’aiiii peur ! J’aiiii peur ! » Il a lâché le volant et s’est mis à imiter une petite vieille, avec les mains qui tremblotent dans le vide. Alex a lancé : « Ta mère a-tu peur, elle ? — Oui ! A eu peur toute sa vie, maman. Fais pas-ci, fais pas ça, pis qu’est-ce le monde va penser… Y a rien d’autre, les gars, c’est right fuckin’ now ! Demain on est morts. » Le cure-dent est reparti de l’autre côté. Il avait raison. Je le lui ai dit, d’ailleurs : « Ouais. T’as raison. R’garde la route, quand même. J’aimerais au moins voir le soleil se lever demain. — Tu l’verras pas se lever. Tu vas être dans ton lit, avec une enclume sur la tête. » Greg : « J’préférerais avoir une femme sur ma queue ! — Oublie ça, ton sang s’rendra même pus là ! — I have ze power, man. — The powder, pas the power. » On est tous partis à rire. Alex a eu un sursaut d’énergie : « On s’en referait pas une juste avant d’arriver, quand même ? J’ai pas pu, moi, tout à l’heure, avec tes cascades à la con. Et puis c’est loin, les Amazones… — Bonne idée ! On s’arrête au dépanneur pour des Tylenol et de la Red Bull, de toute façon. — Y en a un juste là ! » Max a freiné d’un coup sec, deux roues droites du Touareg sur le trottoir. « OK. Sortez vot’ cash. Quatre Red Bull et des Tylenol Extra Fort. J’reste avec Alex pour un refill. J’ai presque rien pris t’à’l’heure. » Quand on est entrés dans le magasin, la caissière m’a dévisagé d’un drôle d’air. Elle avait des piercings partout. Narine, sourcil, lèvre… C’était vraiment dégoûtant. J’ai sorti de l’argent au guichet automatique. Il me restait deux mille huit cents dollars, environ. J’ai eu l’envie subite de tout flamber. Ça m’aurait forcé à me trouver un boulot plus vite. Et puis je me suis dit que c’était vraiment trop imprudent. Je suis revenu à la caisse avec les toniques. Les Tylenol étaient derrière le comptoir. J’en ai donc demandé à la caissière. « Lesquelles zu feux ? — Euuuh… Extra Extra Fort. Ça existe ? — Rezular Strenff. C’est tout c’que z’ai. On est en rupfure de stoff. Za va faire vingt-trois et cinquante. » J’comprenais à peine ce qu’elle me disait. Ça zizouillait de partout. « Peux-tu m’redire ça en enlevant ta p’tite bouboucle, là ? — Z’peux pas. » Elle m’a tendu la facture, tout en se décrottant le nez. Je croyais rêver. J’avais l’impression d’être dans Mad Max. Elle allait me tirer au fusil à pompe dès que j’aurais le dos tourné. Je lui ai laissé vingt-cinq dollars sans attendre la monnaie. Pendant tout ce temps, Greg avait regardé un magazine débile. Max Men, ou un truc du genre. Les deux andouilles dans l’auto avaient vraiment l’air très discrets, penchés pour la prière du samedi. On est repartis sur les chapeaux de roues. Vingt minutes plus tard, on serait au paradis.
Tristounet, quand même, le paradis. C’était glauque, cafardeux, Les Amazones, malgré les spots et la musique. Les ultraviolets nous faisaient des gueules pas possibles. En plus, on voyait toutes les pellicules sur nos vestons. Le bouncer nous a installés pile-poil dans l’axe du stage principal. Bon début de poème. On lui a donné quarante dollars. « Bonne soirée, messieurs. » Je sentais qu’on ne resterait pas longtemps. C’était plein de boutonneux à casquette qui ne savent pas boire. Les autres étaient des célibataires décrépits, pour la plupart. Les hommes mariés étaient déjà retournés à la maison, à cette heure-là. Quelques danseuses discutaient aux tables, en rapprochant l’oreille pour que les hommes sentent leur parfum et louchent sur leurs seins. Il n’y en avait que deux ou trois qui dansaient vraiment, à part celles sur les deux stages. Elles s’ennuyaient ferme. Sur vingt filles, il n’y en a toujours que trois ou quatre qui ont l’air dans leur élément, joyeuses, willing. Comme dans n’importe quel milieu de travail, au fond. Le DJ a crié dans le micro, avec une voix d’animateur de bingo : à minuit il y aurait un show de lesbiennes, avec Viviana et Sissy. Les gars étaient invités à proposer le nom d’un ami, qui pourrait éventuellement monter sur le stage et se faire fouetter gentiment par les dames. Il gagnerait aussi un poster de Sissy « dans une pose supersensuelle, avec une banane très bien placée ». Quelques tarés ont applaudi, la cigarette au bec. L’animateur a poursuivi en disant : « Et maintenant je vous demande d’accueillir la belle Stefany ! La voici ! Dans un numéro à couper le souffle. Suuuuuuuuper Stefannnyyyyy ! » La serveuse est venue nous voir mais elle n’a pas compris ce que je disais. Elle s’est approchée de moi, en se penchant. L’odeur de ses cheveux m’a donné une bouffée de chaleur hormonale. Elle portait des boucles d’oreilles avec un diamant tout con. Je l’aurais bien épousée, là. Elle avait une dentition parfaite, en plus. « J’vais prendre une Corona, s’il te plaît. — On n’a pas ça. Que des produits Molson. Molson Ex, Molson Dry, Coor’s, Coor’s Light… — On va prendre un pichet de Molson Dry, d’abord. — Non. D’la Coor’s. » Max dit noir quand je dis blanc ; ç’a toujours fait partie de son jeu. Elle est repartie nonchalamment. Stefany en était presque à la fin de sa première toune, déjà, et elle n’avait rien enlevé encore. Elle faisait la split inversée, la tête en bas, sur son poteau. Elle est restée comme ça un bon quinze secondes. C’est beaucoup plus dur qu’il n’y paraît. Ça prend un vrai corps d’athlète pour faire ça. Je sais, c’est cliché, mon truc, mais c’est la vérité. Il y a des milliers d’Américaines qui tentent de perdre du poids avec leur poteau à la maison. Quelqu’un a eu l’idée de génie de commercialiser un poteau de danseuse pour les exercices à faire chez soi. Le concept a réveillé la supersalope endormie en bien des femmes. Elles se font installer le truc, qui démolit le plafond du salon. Et hop, c’est parti ! Il y a eu beaucoup d’accidents, malheureusement. Elles s’imaginent qu’elles peuvent faire un trois cent soixante en talons aiguilles et tête renversée du premier coup, pour impressionner leur homme. Résultat, elles se fracturent la mâchoire ou le nez. Normal : elles ont les abdominaux en guimauve, des nouilles de lasagne à la place des biceps. J’ai même lu l’histoire d’une pauvre Texane qui est morte sur le coup ; c’est son mari qui l’a découverte en rentrant du bureau, la nuque fracassée. Il paraît qu’elle portait un bikini vert fluo avec des bottes dorées à semelles compensées. Elle pesait deux cent cinquante livres. Le choc avait même fait un trou dans le plancher. Stefany se débrouillait vraiment bien. Les trois idiots n’arrêtaient pas de parler, au lieu d’admirer. « Hey, les mecs, regardez ça un peu, quand même. » Stefany avait les genoux dans les coudes. J’ai eu un début d’érection, malgré la coke. « Ouais, bof. — Comment ça, “ bof ” ? Vous êtes saouls ou quoi ? — Il y en a une bien mieux là-bas, au fond. » Je m’suis retourné. Ohhhh boy… Angelina Joly, en mieux. Elle n’arrêtait pas de nous regarder. Elle avait dû flairer l’cash. Il faut dire qu’ils avaient un gros signe de piastre tatoué dans l’front, mes amis. Gregory lui a fait signe de venir nous voir. Elle n’attendait que ça. Max m’a tapé du pied. « As-tu vu ça, câlisse ! C’est moi qu’y’a prend ! » Elle était vraiment, vraiment belle. Un canon. Elle est venue vers nous avec un petit air convenu. Ses copines l’ont regardée passer, les bras croisés, puis elles nous ont dévisagés salement. Je n’avais jamais vu des yeux comme ça. En plus, elle était plutôt bien habillée ; c’est très rare. Un bikini couleur chocolat, en angora, avec des bijoux africains et des sandales romaines. Elle s’était fait un chignon, en plus. Elle avait l’air très pudique, pour une danseuse. La plupart sont très vulgaires. Notre Afro-Romaine parfaitement québécoise était autrement distinguée. Elle s’est assise sur le bord d’une chaise, les jambes bien serrées, les mains l’une dans l’autre, en nous lançant un simple « Bonsoir ! » poli et chaleureux, avec un sourire un peu gêné. « Vous venez d’arriver les gars ? » Faussement innocent. Je craquais complètement. « Il y a dix minutes, tout au plus. Comment t’appelles-tu ? — Jennifer. — Enchanté, Jennifer. Et ton vrai prénom ? — Ah, ça, c’est privé ! — Allez, tu peux nous le dire, à nous ! On va pas t’manger ! — Et vous, vos prénoms ? » J’ai fait les présentations : « Le grand au cigare, c’est Jean-Pierre, le Joker au cure-dent, Jean-Guy, le bellâtre mélancolique, Jean-Marie, et moi, le plus laid, mais celui qui a tout l’cash, c’est Jean-Valjean. — Comme chez Hugo, hein ? Et tous des Jean… OK, je m’appelle Jade. Vous êtes contents ? — Très. Gregory, Max, Alex et Raphaël. Tu lis Hugo ou t’es allée à la comédie musicale, comme tous les moutons du Québec ? — Je le lis. Mais c’est pas mon préféré. — Laisse-moi deviner… Camus ! — Non. — Marie Laberge ! — Jamais de la vie. — Ducharme ! — Comment t’as fait ? — Wow, je capote ! L’Hiver de force, j’espère ? — Évidemment. — T’es-tu pour vrai ? Je peux te pincer le petit doigt, pour voir ? — Vas-y… — Bon. Une danseuse class, qui ressemble à Angelina Joly en mieux, qui s’habille bien, et qui lit Ducharme… Ça n’existe que dans les livres, ça. Tu sors d’où ? » Ses yeux pétillaient ; elle était fière. Elle a levé les mains jusqu’aux épaules, paumes vers le haut, en regardant le plafond. « De l’océantume, comme tout le monde ! — Sérieusement. — D’une mère cyclothymique et d’un père alcoolique ; le modèle typique dans notre littérature. Au moins, ça fait du bien de lire quelque part que je ne suis pas la seule naufragée. Un peu décalée, quand même. Les archétypes changent ; heureusement ! — Et qu’est-ce que tu fais ici ? — Je planifie ma retraite. — Avec les Hell’s ? — Avec ma petite fille. Mon ange. Vous voulez la voir ? — Tu la traînes avec toi ? — Mais non ! J’ai une photographie dans mon porte-monnaie. » Elle a sorti la photo. On l’a regardée, chacun notre tour, pendant que Jade nous observait. « Très belle. Magnifique ! Elle te ressemble. » Elle était beaucoup moins jolie que sa maman, mais il est des vérités qu’on ne peut tout simplement pas dire, surtout à une mère. Le père devait être une brute droguée. Moment de silence entre nous. On n’avait plus du tout envie de la faire danser, maintenant. Elle m’a regardé avec sa face comme un grand soleil de juillet. « Tu viens ? — Euuuhhhh. OK. On va où ? » Je l’ai suivie, avec l’air d’un morveux qui va se faire gronder. J’ai entendu Max me lancer un « Fuck you, Laliberté ! ». Je lui ai balancé un signe du majeur, sans me retourner. Elle avait une chute de reins parfaite, avec un papillon multicolore à droite, juste au-dessus de la ligne du bikini. Sa peau était naturellement hâlée. Elle portait Cabotine, un de mes parfums préférés, en plus. C’était un peu surréaliste. On est passés du côté des salons VIP. Cent dollars l’heure, deux cents dollars pour une bouteille de champagne. Je ne disais rien. Elle a déposé ses affaires sur la banquette du salon privé. J’avais les mains moites et froides ; mon cœur allait me lâcher, je le sentais. J’aurais dû refaire une ligne. Elle a fermé le rideau. J’ai demandé ce qui jouait. « Aucune idée ! On attend la prochaine ? — Très bien. Très très bien. C’est cool. » Elle s’est assise et n’a plus rien dit. Elle voyait mon trouble, c’était évident. Mais qu’est-ce qu’elle attendait pour me shooter un truc, n’importe quoi ! J’avais le cerveau en jello. Je lui ai sorti la phrase la plus conne qui soit, complètement nulle : « Tu es beaucoup trop belle et intelligente pour être ici. » Elle a croisé les jambes, posé son coude sur le genou et refermé sa main sous son menton. Ses yeux étaient durs, tout d’un coup. Demi-compliment, demi-réponse : « La vie est compliquée. C’est un moyen rapide de s’en sortir. Si on a les nerfs qu’il faut. — Oui, bien sûr. » J’aurais aimé connaître sa vie. L’aider à s’en sortir, comme un gros con. En tout homme sommeille le fantasme du mec qui sort une fille de mauvaise de vie de sa condition miséreuse. Elle n’était peut-être pas miséreuse du tout, sa vie. Même si elle ne devait pas trop avoir le goût de pointer à l’entrée, trois ou quatre soirs par semaine. Je me souviens d’une entrevue à la télé avec une nouvelle star de la porno aux États-Unis, une Roumaine ou une Hongroise, je ne sais plus. Simple et jolie. Elle disait qu’elle avait eu une conversation avec sa grand-mère, là-bas, dans son pays. Celle-ci lui avait dit : « Vas-y, ma fille, tu fais bien. Profites-en et reste libre. Moi j’ai passé ma vie avec des barbares, à torcher tout le monde et à me faire prendre quand j’en avais pas envie. Tout ça pour quoi ? Pour crever de faim et d’ennui. Fais le plus d’argent que tu peux, et aie du plaisir. » La jeune actrice avait l’air d’être d’accord. Qui ne le serait pas ? Nouvelle chanson. « Je commence par quoi ? — Par le haut, s’il te plaît. » Elle n’a rien enlevé tout de suite. Elle s’est d’abord laissé prendre par le beat. Elle a mis une jambe entre mes cuisses et s’est appuyée contre le dossier de ma banquette. Son cou était à un centimètre de ma bouche, de mon nez. Elle respirait dans mon oreille. Elle s’est reculée un tout petit peu pour retirer le haut, tranquillement. Ses seins étaient fermes, petits, avec un léger baume pailleté or qui lui donnait l’air de suer légèrement. Elle respirait fort. Elle avait l’art ; pour ça, elle avait l’art. Mon missile Poséidon allait me péter à la figure. Il fallait que je pense à autre chose. Un truc qui débande. Ça m’est venu tout seul : « T’as une formation en lettres ? — Au cégep. Je ne suis jamais allée à l’université. J’aurais bien aimé, je pense. C’est un de mes grands regrets. Et toi ? — J’étais prof de littérature française, avant. J’ai tout lâché. — Pourquoi ? — Pour ne pas virer fou, j’imagine. Mais tu devrais continuer, toi. — Je lis pour mon plaisir, c’est tout. J’écris mon journal, aussi. — Ah ouin, super ! » Ouf, ça allait mieux. J’avais chaud, maintenant. La première chanson était terminée ; je me suis promis de stopper Jade à la fin de la deuxième. Elle s’est assise, dos à moi, en se collant sur ma poitrine, jambes écartées. Mon missile s’est remis en position de tir aussi sec. Elle a collé sa joue contre la mienne, en étirant ses bras vers l’arrière, et s’est mise à me jouer dans les cheveux. Elle n’avait pas le droit. Sérieusement. C’étaient des danses sans contact, aux Amazones. Un gorille allait débarquer et me sortir du VIP par le collet de chemise, c’était clair. « T’es sûre de ce que tu fais, là ? — Quoi ? — Me toucher, comme ça ? — Chut ! » Ses fesses effleuraient mon gland. J’allais vraiment exploser, si ça continuait. Heureusement, elle s’est relevée. Pour enlever le bas. Elle est revenue sur moi, un genou de chaque côté de mes jambes. Ses lèvres se sont gonflées. Elle a détaché ses cheveux, puis elle a recommencé son petit numéro, en s’appuyant sur la banquette. J’ai ramené mes avant-bras sur mes cuisses ; je ne pouvais plus résister. Elle a laissé glisser ses genoux ; ses jambes touchaient mes mains. Elle remontait, puis redescendait. Remontait, puis redescendait… Elle respirait de plus en plus fort. Moi aussi. J’allais éjaculer, c’était plus fort que moi ; elle était trop chaude, trop belle… Nouveau contact. Elle a posé sa joue sur la mienne, une fois de plus. Mon Poséidon s’est envolé. J’ai déchargé dans mon slip. Les Français disent : « Balancer la purée. » Mes disjoncteurs précambriens ont sauté. J’ai touché le vide, pendant au moins dix secondes. Jade m’a regardé avec un sourire tendre. « Déjà ? — Excuse-moi. Je n’ai jamais vu une fille comme toi, même dans mes rêves. J’te paye pour cinq danses, ça vaut au moins ça. — T’es sûr ? — Absolument. » Elle avait l’air un peu déçue. Elle a remis son bikini très lentement. J’ai cru qu’elle était déçue du tip : « C’est pas assez ? — Non… Oui. Pour l’argent, j’veux dire… Je commençais à aimer ça, ce qu’on éprouvait, là. C’est très rare. — Je n’avais jamais vécu ça dans un bar de danseuses. J’suis un peu gêné. T’as pas des kleenex ? — Tiens. Bon, j’te laisse à tes amis. Je ne retournerai pas à votre table. J’préfère pas. J’te donne mon numéro. Si tu veux me revoir, un jour, appelle-moi, OK ? Mais ne tarde pas trop parce que j’me cherche un chum ! — OK. Je t’appelle, promis. » Elle m’a embrassé sur le front, puis s’est éloignée à reculons, en me faisant un tout petit bye-bye de sa main, qu’elle a gardée collée sur son ventre. « Tu lis quoi en ce moment, Jade ? — Pirsig. Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. J’essaie de faire les choses avec Qualité, peu importe ce que c’est ! — Vive Pirsig, vive Pirsig… » Elle a disparu. Je suis resté là, comme un paumé, pendant quelques minutes. Ça collait dans mon short. J’ai repensé à sa peau, à son odeur, à ses seins. J’aurais pu rester comme ça pendant des heures, en fait. Je devais aller rejoindre les autres. Le bar m’est apparu encore plus sinistre qu’à notre arrivée. Gregory faisait danser une fille à notre table ; elle était habillée en collégienne. J’ai eu droit à un gros sourire du Joker. « Pis ? Est où ? — Elle doit se préparer pour son show. — Fuck! Est comment ? Plate, j’te gage. — J’suis en amour, j’pense. — Ya right! T’es en manque, oui. — Non, je ne suis plus en manque. — Hein ? — J’ai éjaculé. — Osti qu’t’es con ! Tu fais jamais ça, toton ! Après ça la fille te respecte pus. — J’m’en câlisse. » Je ne savais pas si je devais tout lui dire. Pour le rendre jaloux, peut-être… « OK les gars ! on bouge. J’dois m’en refaire une, si vous comprenez c’que j’veux dire. » Greg : « Tu vois pas que je suis occupé, là ? — J’vous r’vois dehors. » Max : « Attends-moi, Laliberté ! »
Il voulait tout savoir. « Qu’est-ce qu’a t’a fait ? — Rien. Tout. Elle m’a collé. — Tu m’niaises… — Non. Elle est vraiment hot. Sur toute la ligne. J’ai son numéro. — Hein ? — J’ai son numéro. Elle veut que je l’appelle. — Fuck you ! » Il m’a poussé. Je jubilais. Il a pété son cure-dent, en plus. Il y avait une bande d’Asiatiques près du Touareg. Ils avaient l’air complètement stone. Je n’aimais pas trop ça. Max avait un peu de frustration à évacuer. « Qu’y en ait un qui s’essaye, l’osti, j’y tabarnak’ mon poing s’a gueule ! — Calme-toi, Max. — Hey, Bruce Lee ! Ôte-toi de d’là ! Va manger des egg rolls! — Max, j’ai pas l’goût d’aller à l’hôpital. — Laisse-moi faire ! OK les Ping-Pong, faites du vent ! » Il y en a un qui lui a répondu, avec l’accent québécois. Un truc du genre : « Calme tes globules, le gros cave. » C’est toujours curieux, un Asiatique avec notre accent. On dirait qu’il s’est trompé de disque. Il fallait que j’intervienne : « Bon bon, les gars, on va être raisonnables. Excusez mon ami, il est un peu tendu. Y a pas eu son nanane. » Max m’a envoyé un finger. J’ai sorti un vingt et je le leur ai donné. « Tenez, pour votre premier pichet. Have fun ! » J’ai poussé mon deux de pique de Max dans l’auto. Il faisait semblant de parler en chinois, avec des grimaces pas possibles. « OK. Concentre-toi sur Papa Noël. T’es dû. » La gang s’est éloignée, enfin. On a sorti chacun notre mini zip-bag. — « On va s’détendre, là. J’ai l’goût d’danser. On va danser, hein ? — Tu me poses c’te question encore une fois pis j’te botte le cul pour que tu r’voles jusqu’au Studio 54 à New York, OK ? — Au Electric ça va aller. Tu sais que j’t’aime quand même ? — Oui, mais t’étais loin en osti, à Rimouski. On a failli s’perdre de vue, non ? — Non non non. Impossible. — Tout est possible. Mais là on est ben. Ferme ta gueule pis enjoy ! » Les deux autres arrivaient. La coke est toujours plus forte que le sexe. Gregory s’avançait comme s’il jouait dans un film de Scorsese, avec un bat de baseball dans le dos. Il a accéléré le pas et a fait signe à Max de baisser sa vitre. « Qu’est-ce qu’y a ? — Putain les mecs vous êtes cinglés ? Y a les flics à deux cent mètres, là. » Merde ! Ils étaient de l’autre côté du stationnement, chez IGA. « OK OK OK. Embarquez. On bouge ! — Mollo, Max, mollo. — On va où ? Y’est juste onze heures. Y aura pas un chat dans les bars. — On va au Club. — T’as faim, toi ? — Non, mais on peut s’prendre une bonne bouteille, tout en regardant les mannequins. — Qu’est-ce t’en penses, Alex ? — Ouais, pas mal. J’suis partant. — Let’s go! »
On a pris par Saint-Jacques et le Vieux-Montréal. Mort, comme d’habitude. Il y avait bien quelques restaurants et bars à vin, ici ou là, mais ça ne lève jamais vraiment. C’est à la fois beau et un peu sinistre, le Vieux-Montréal. On a remonté Saint-Laurent. Sur la droite, il y avait deux Porsche, une Ferrari et trois Hummer. C’était bien notre destination. Le voiturier nous a dévisagés avec dédain ; ce n’était pas un petit Touareg de merde qui pouvait l’impressionner. Puis l’accueillante cueilleuse de clients nous a proposé de prendre un verre au bar, en attendant. Max a prétendu qu’on avait une réservation, ce qui était évidemment faux. « Sous quel nom ? — Allen. Allen Key. » La fille a vérifié toute sa liste, sans même comprendre. « Désolée ! Je n’ai rien sous ce nom… — T’es pas vite vite, toi, hein ? Combien de temps, l’attente ? — Entre une demi-heure et une heure. » Bon bon bon. Max se dirigeait déjà vers le fond, sans nous consulter. « V’nez-vous-en ! — Tu veux pas qu’on réfléchisse un peu, non ? — De l’action, mon homme, de l’action ! » Tout le monde nous regardait. C’était le Catwalk des ultimate péteurs de broue, le tapis roulant de la bullshit totale. On a dû tasser des complets-cravates au bar. Il y avait quatre barmaids. Elles faisaient toutes six pieds. À les regarder de profil, on pouvait penser qu’elles mangeaient une feuille de laitue par jour, tout au plus. La blonde s’est approchée et nous a dévisagés, sans un bonsoir. Max, toujours : « Hello! You speak Spanglish? — What? » Aucun sourire. « No? OK, a nice wine, please. » Elle nous a tendu une carte des vins qui devait bien faire trois pieds de haut, quatre pieds de large. « Avez-vous une loupe avec ça ? » Sourire forcé. « On me l’a déjà faite, celle-là. Je reviens dans trois minutes. » Je n’ai pu m’empêcher de penser : « Vas-y, future-ex-super-top-down-the-drain, vas-y, fous-toi d’nous. Va servir ton Million Dollar Lawyer ; y est à veille de se consumer sur place, tellement y est hot. Prépare ton extincteur. Envoie-lui une p’tite shot dans’ gueule, tant qu’à y être ; ça va le rafraîchir. » Je n’avais vraiment pas envie d’être là. Max, lui, s’en foutait. Je lui demandé ce qu’on prenait à boire. « Un p’tit Cos d’Estournel 2000 ? — Combien ? — Deux cents. — Un peu cher, non ? — Cinquante chacun, c’est quoi ton problème ? » Gregory et Alex étaient déjà partis aux toilettes. Je me suis mis à regarder dans la salle. Il n’y avait absolument personne de connu. Ou plutôt si : une « serveuse », aux tables du fond, dont j’avais vu le visage sur une grande pub, au centre-ville. Bof. La blonde ne revenait pas. Max commençait à s’impatienter. « Qu’est-ce qu’a fait tabarnak ? Est en train d’moudre le raisin ? — Du calme, du calme. J’ai pas envie d’un scandale ici. Et on ne dit pas moudre le raisin, mais bien presser le raisin. — M’a’t’presser la face mon osti. Tu veux savoir combien tu pèses pas d’dents ? — Ah ah ah. Je la connaissais, celle-là. » Il s’est mis les mains en entonnoir, pour crier à la blonde à l’autre bout du bar : « Cos d’Estournel 2000 ! Avec des grands verres ! » Puis, plus bas : « Crisse de conne… » Je ne pouvais que lui donner raison. Tout le monde, ici, se payait du luxe cheap. De la gastronomie chromée. Des vêtements chromés. Des filles chromées. J’étais dû pour une ligne ; je commençais à déprimer. Quand je suis revenu au bar, mes trois playboys sirotaient le Saint-Estèphe, l’air absent. Qu’est-ce qu’on foutait ici, franchement ? J’ai pris une gorgée. Pas mal, même si j’avais les papilles défoncées. Gregory nous a regardés : « C’est plate en calice, ici. » Il prononçait « câlisse » avec son accent parisien, sans circonflexion du « a ». Max : « T’as ben raison, mon bouffeur de baguettes ! On scram ! — Qui paye ? — Personne. » On s’est dirigés vers la sortie, l’air de rien. J’ai dit à la placeuse : « On va fumer un cigare dehors. » On a fugué vers le nord. « Max, ils ont ton ticket de parking, crétin ! — On s’en fout. On verra ça plus tard. » Alex était blanc-vert. « Toi, tu me suis dans la ruelle. Mon’onc’ Max va te r’charger les batteries. » Il a imité Brando : « Je vais te faire une proposition que tu ne pourras pas refuser… — Euh… nous aussi, là, Corleone. »
On a marché jusqu’au Gogo, ensuite. Il y avait une queue pas possible. On est allés voir le bouncer directement. Une espèce de Louis Cyr, mais noir. Avec un afro. « Salut. Est-ce que Eduardo est là ? — C’est pourquoi, les gars ? — On aimerait passer. Il nous connaît bien, depuis le temps du Tokyo. — Attendez là un peu. — Ah ! Come on ! Y commence à mouiller, là ! Notre ami va aller s’coucher, si on attend. Va chercher Eduardo, j’te jure qu’on l’connaît. » Il avait l’air blasé, le videur. « OK. C’est beau. Entrez. » C’était un vrai sauna, là-d’dans. Tout le monde était collé sur tout le monde. J’aime ça. En temps normal, je suis agoraphobe. Au marché, par exemple. Mais quand je sais que je vais pouvoir danser, c’est comme si ma phobie s’envolait, très très haut. J’aimais bien l’ambiance au Gogo. Rétro-kétaine-chic, dans les tons de blanc et rouge, avec un long bar sur le mur de gauche, quelques banquettes, des chaises en forme de main immense, paume ouverte, et une piste de danse minuscule, qui force à monter sur les tables, quand la soirée est vraiment pognée. Du beau monde, en plus. Pas trop bobo, pas trop grano, juste assez dans le coup. Un peu trop d’Anglais, des fois, mais bon, ils sont partout — sauf dans l’est. On n’y peut rien. Le meilleur truc, c’est de les ignorer. Comme ça, ils ajoutent une touche exotique, sans que ça prenne trop la tête. Il y avait une fille pour trois hommes, environ. Ç’aurait pu être pire. Eduardo était dans le fond, à gauche, assis à la seule table un peu surélevée, avec ses potes et des belles filles multiculturelles trilingues, du style père portugais et mère hollandaise. Des erreurs de la nature, dans le bon sens du terme. De purs produits de la diversité biosexuelle. Ça ne sert qu’à ça, le sexe, au fond : générer de la diversité. Une reproduction asexuée, comme chez les amibes, est bien plus efficace. Mais c’est un peu con, une amibe, même au bout de quelques centaines de millions d’années. Et puis je préfère parler à des filles plutôt qu’à des amibes. La musique avait changé, au Gogo. Au début, c’était plutôt lounge hip-hop. Maintenant, ils y allaient à fond dans le disco et les décennies 1980-1990. Il faut reconnaître, quand même, que c’est beaucoup plus tripant pour danser, toutes ces mélodies vieux jeu. On s’est frayé un chemin difficilement jusqu’au bout du bar. Eduardo nous a fait un grand signe de la main, du fond de son repaire. On a levé notre pouce, sans trop savoir pourquoi. En signe d’amitié, j’imagine, et pour dire que c’était top, comme soirée. On irait le voir tout à l’heure. On a commandé des Shark Attack, histoire de se réveiller un peu : six doses de vodka, trois doses de citronnade, deux traits de grenadine. Le DJ a mis Billy Jean. Ça criait sur le plancher. Plein de bras en l’air. J’ai remarqué deux ou trois filles canon ; elles étaient en train de danser. Je crois bien qu’elles nous avaient repérés aussi. J’ai fait signe aux autres de me suivre. On avançait péniblement, avec notre drink collé sur la poitrine. Il y avait toutes sortes de parfums. Les tendances, alors, étaient aux notes d’agrumes et de thé vert. C’est un peu écœurant, à la longue. J’ai reconnu Shalimar de Guerlain, tout de même. Note de fond : iris et encens ; note de cœur : jasmin, rose de mai, vanille, fève de tonka ; note de tête : citron, bergamote. C’était une belle blonde qui le portait. Ça n’allait pas avec son look, trop sec. Elle m’a souri. Je lui ai rendu la politesse. Ses seins ont ensuite frôlé mon dos. This was paradise. On est arrivés tant bien que mal, sur le beat de Michael Jackson, à une sorte de petit trou dans la masse des nightclubeurs, cette communauté de gens qui veulent vivre l’instant, en se disant que c’est peut-être la dernière fête. J’adore cette ambiance, même si je vieillis et que je m’y sens de moins en moins à ma place. Tout le monde vibre, s’éclate, profite de ce qui passe. Évidemment, si tu es complètement moche, la perspective change un peu. Il faut savoir choisir son terrain. J’aurais bien dansé avec Jade. Les trois filles nous ont accueillis en faisant semblant de nous ignorer. Normal. Il n’y en avait que deux de vraiment pétard. La troisième était un peu bouboule, mal dans sa peau ; ça ne pardonne pas. Max m’a fait signe que la plus belle était pour lui. Mais oui, mais oui… Enlève ton cure-dent, pour commencer. On a fait chin-chin. C’est un peu suret, un Shark Attack. Au moins, c’est bon pour le foie, tout ce citron. Il faisait chaud, très chaud. Les peaux qui transpirent, les odeurs d’humains tout pomponnés qui se mélangent, les effluves d’alcool, la base qui te traverse le corps, l’attente du prochain hit, la coke qui te fait planer, les filles qui s’offrent au regard, je ne vois pas ce qu’il y a de mieux sur terre. J’ai crié : « Allez, DJ ! Sauve mon âme avec une chanson ! » Il a mis Tainted Love. Cool. Le vidéoclip est archinul, mais la biune marche à tout coup. La brune que Max convoitait était superbe. Malheureusement pour lui, elle me collait, moi. Elle portait un pantalon à taille basse et jambes évasées, et un cache-cœur assorti, qui laissait voir sa chute de reins et un tout petit bout de son ventre. L’ensemble était en soie noire. Collier et bracelet en perles grises de Tahiti. Elle devait revenir d’une soirée chic. Je n’arrivais pas à deviner la marque de son parfum. Ça ressemblait un peu à Joy, avec ses notes de jasmin et de rose intenses, inoubliables. « Le parfum le plus cher du monde. » Elle devait avoir vingt-sept, vingt-huit ans tout au plus. J’ai regardé sa montre — je m’y connais en montres, c’est un univers fascinant. Une Patek Philippe Gondolo Gemma. Ça valait plus de trente mille dollars. Mais qu’est-ce qu’elle foutait là, cette fille ? Elle m’effleurait, gentiment. Je lui ai pris les hanches, gentiment aussi. Elle a mis ses mains sur les miennes. Sa peau était douce. Max voulait me tuer. Décidément, ce n’était pas sa soirée. Je lui ai envoyé un bisou, et un large sourire, pour le détendre un peu. Il a voulu s’asseoir sur une grosse main en plastique et a mal calculé son angle. On ne l’a plus vu, d’un seul coup. Il était par terre, les quatre fers en l’air. On est tous partis à rire, comme des imbéciles. Il y en avait un qui ne trouvait pas ça drôle du tout. La brune s’est précipitée sur lui pour l’aider à se relever. Il était tout sourire, maintenant. Les femmes font toujours ça, dans les premiers moments de drague : elles vont vers ton ami, pour accroître ta volonté. Comme ça, elles testent ton désir. Elles sont très sadiques, au fond. Ils se sont mis à se parler, tous les deux. Je me suis allumé une cigarette, histoire de garder la tête froide. Alex m’a pris le paquet. Je lui ai demandé, en hurlant, s’il voulait un autre drink. « OK, mais pas cette merde ! — J’ai un bon p’tit cocktail pour toi ! » On s’est dirigés vers le bar. Je serais bien allé sniffer un peu, mais je préférais attendre. J’ai commandé deux Velvet Hammer, pour rester dans la vodka, avec crème de cacao noir, crème et lait. Ça tapisse l’estomac. Alex a fait une grimace. Bon, ce n’était pas très heureux, mon choix. Il m’a demandé si je comptais rester encore longtemps. Il filait un mauvais coton, mon Alex. Je ne comprenais pas. Il avait un bon boulot, une belle gueule, il était encore jeune… Où était le problème ? Il était tout simplement perdu, comme moi. Des fois je me demande, très sérieusement, si on ne devrait pas tous devenir des Hare Krishnas, avec le doigt dans le sac et tout. C’était Addicted to Love qui jouait, maintenant. Génial. On est retournés vers les deux autres bozos, en imitant les filles du vidéoclip. Gregory pointait vers nous, la bouche de travers, en chantant les paroles. « Might as well face it, you’re addicted to love. » J’ai fait comme lui. On s’est collé le pif, presque. Puis on a sauté pour entamer le riff. J’observais la brune ultrariche, l’air de rien. Elle faisait semblant d’être en grande conversation avec Max, sans jamais me perdre de vue. C’était bon signe. Tout à coup elle a quitté le plancher. Il ne fallait pas qu’elle s’en aille tout de suite, tabarnak ! C’est très angoissant, perdre de vue une touche dans un bar. Comme si on allait mordre la poussière, ne plus avoir de but jusqu’à la fermeture. Je suis allé voir Max. « Alors ? Elle fait quoi dans la vie ? — Elle fait rien. Est d’la famille Kreg. — Les pâtes et papiers ? — Deux virgule cinq milliards de chiffre d’affaires. — A s’est perdue en chemin ou quoi ? — C’est l’anniversaire de sa copine. Elles ont entendu dire que le Gogo c’était bien, comme ambiance. — OooooooKé ! J’ai aucune chance, comme ça. — T’es même pas dans game. C’est moi qu’a veut. — Ya right ! On gage-tu que c’est à moi qu’elle le donne, son numéro de téléphone ? — T’en as déjà un, numéro. Jade t’attend ! Moi j’garde Margaux. — Elle s’appelle Margaux ? Comme la fille d’Hemingway ? — Tu lui parles pas ou j’t’assomme ! » Margaux est revenue en riant chaque fois qu’elle se faisait bousculer. Elle avait un petit nez en trompette, comme la serveuse à Toronto. Coupe de cheveux au carré, classique. Elle m’est apparue très séduisante ; pas autant que Jade, mais ça, c’était impossible. Elle a balayé l’air devant son visage et a gonflé les joues pour signifier qu’elle avait chaud. Son front perlait un peu, en effet. C’était très beau. Elle m’a demandé une cigarette. La sécrétion de testostérone, qui engendre l’excitation sexuelle, est elle-même fortement dépendante de la dopamine. Ce neurotransmetteur active le circuit de la récompense, une série de neurones prenant naissance au plus profond du cerveau et mobilisée par tous les besoins nécessaires à la survie de l’individu et de l’espèce. Quand le taux de dopamine est élevé, on a davantage envie de tout… notamment de faire l’amour. J’ai lu ça dans Tonique, je ne sais plus quand. J’ai appris le texte par cœur. Rien de bien original, mais bon, ceci explique cela, à ce qu’on dit. Je n’aime pas Tonique, au fond. Tout le monde est gentil et extraordinaire, dans ce magazine. Du publireportage de bord en bord. Mais c’est le seul magazine du genre au Québec. Il faut le faire, non ? C’est à l’image de notre « nation », ni plus ni moins : un beau packaging de mots et d’images gentilles, une barbe à papa de pensée positive et pacifiste, totalement creuse. Un modèle du genre. Anyway : ma zone de récompense était excitée, ça, c’était sûr. Margaux parlait avec ses copines. Elle a pris un verre glacé et se l’est collé sur la tempe. Je voyais le creux de ses reins ; la sueur faisait reluire sa peau. Pas de tatouage, évidemment. Max a tenté une nouvelle approche. Elle l’a accueilli en lui tendant son verre. Il jubilait. Qui désire-t-on ? demande Tonique. Des expériences de laboratoire ont mis en évidence divers facteurs biologiques intervenant dans le choix d’un partenaire, tels que les phéromones, des hormones imperceptiblement odorantes. Diverses études ont révélé, comme le rapporte Valérie, la journaliste, que les femmes craqueraient pour des hommes fleurant bon l’androstérone, témoin de la virilité. Avais-je oublié de m’en mettre avant la soirée ? Je m’imagine bien dans le locker après une partie de tennis : « Greg, passe-moi donc Androstérone pour homme. Je sens que je vais en avoir besoin ce soir. » Max avait peut-être juste la bonne dose de phéromones dans le sang. Elles baignaient dans l’alcool, en tout cas ; ça les détendait. Alex m’a fait signe qu’il s’en allait. Je n’ai rien fait pour le retenir. J’ai simplement mimé un mec sur son cellulaire. Alex a levé le pouce. Ciao. Une serveuse est passée avec son plateau en l’air, comme la statue de la Liberté. J’ai commandé des shooters. Des orgasmes. Un peu vulgaire comme nom, mais très doux : tequila, Bailey’s, crème de menthe. Ça descend tout seul et ça fait digérer. En plus, ça donne un sentiment d’appartenance à tous ceux qui boivent la même chose en même temps ; le principe même du shooter. J’en ai commandé quatorze, en comptant la serveuse. Ça en faisait deux pour chacun. Gregory s’pouvait pus : il dansait comme un déchaîné sur Enola Gay, d’OMD (Orchestral Manouvers in The Dark — magnifique comme nom de groupe, juste un peu trop preppy années 1980, comme Spandau Ballet). Les gens s’éclataient franchement. J’avais la tête qui me tournait. J’aurais bien aimé voler au ras du plafond ; voir tous ces gens dans la fête, les filmer, pour qu’ils se repassent ça sur leur lit de mort. Je leur aurais dit : « Voilà, quand vous étiez heureux, insouciants, sur la bonne vibe, dans la zone. Vous avez bien fait. Comme vous avez bien fait. Vous allez mourir. Que regrettez-vous ? De ne pas avoir assez aimé vos proches, de ne pas être allé au bout de votre passion, de ne pas avoir assez profité de la vie. C’est tout. Il n’y a rien d’autre. Souvenez-vous de votre soirée au Gogo : la vie, ça ne devrait être que ça. Maintenant, il est trop tard. » J’avais l’impression de léviter, mais la tête en bas. Une ligne ne m’aurait pas fait de tort. Il fallait que j’attende l’orgasmotron collectif. Ah ! Voilà les shooters! Elle était belle, ma serveuse. Décidément… Combien ? « Cinquante-six dollars. » Elle m’a dit ça dans le creux de l’oreille. Je n’ai pas bien entendu. Recommence. Encore. Distribution des bonbons. Margaux regardait ses copines, un peu étonnées. Agréablement étonnées. J’ai passé un bras autour du cou de ma serveuse de la liberté, histoire de voir la réaction de Margaux. Elle est restée figée une seconde et quart. Merveilleux. Let’s drink to that. On a crié tous ensemble. Les shooters s’entrechoquaient. Cul sec. On a fait la grimace, juste pour le plaisir. J’ai tracé un cercle avec mon index au-dessus de la deuxième tournée. Les filles ont fait « non » de la main. On leur a quand même donné un orgasme chacun, façon de parler. Double grimace. Ahhhh. Ça descendait comme un petit feu de camping dans l’œsophage, avec de la guimauve grillée. U2, New Year’s Day. Bingo ! Je ne sais pas ce qui m’a pris : je suis monté sur la banquette. J’avais envie de faire sauter le bouchon, je voulais que tout le monde danse comme si c’était la dernière fois. D’autres ont fait comme moi, sur les tables, les chaises. Guitare de The Edge, envoûtée. Bono qui décolle lentement. « All is quiet on New Year’s Day, A world in white gets underway, And I want to be with you be with you night and day… » Même Eduardo s’était mis debout. Il était deux heures du matin, et tout allait très bien.
On a plané jusqu’à deux heures trente, deux heures quarante-cinq. Margaux m’a surtout collé moi, le reste du temps. Elle ne nous a pas donné son numéro de téléphone. Je l’ai dit à Max, à la sortie du bar : « Elle ne me l’a pas donné, son crisse de numéro ! T’es content ? » Ce que je ne lui ai pas dit, alors, c’est qu’elle m’avait donné rendez-vous au Café Méliès, trois semaines plus tard. Ça ne pouvait pas être avant parce qu’elle partait en voyage avec sa famille, à Saint-Barth ou un truc comme ça. Je n’avais pas vraiment l’intention d’y aller, au Méliès. Elle me plaisait, sans plus. J’aurais bien aimé danser un slow avec elle, avant la fermeture. Elle est partie en coup de vent, avec ses deux copines, dix minutes avant la fin. Petits bisous. Bye ! On s’est rendus à un rave, Max, Greg et moi. On était beaucoup trop high pour aller se coucher. Mais c’est toujours la même chose, avec les raveurs : ils sont tous sur l’ecstasy, perdus dans leur bulle émotionnelle-cool. Personne ne regarde personne. Il n’y a pas d’alcool. L’enfer. On s’est retrouvés au Green Spoon, rue Notre-Dame, pour engloutir quelques hot dogs vapeur et des frites bien grasses. On était assis au comptoir. Les cooks nous regardaient, blasés, les yeux hagards, perdus dans leur vie de merde. Il y a un McDo juste en face, maintenant. Qu’est-ce qu’ils ont dû perdre comme clients ! Mais la vie continue. Il faut bien travailler. Poursuivre la route, trouver un sens, blablabla. Enfin, j’imagine. De vieux morceaux de tarte agonisaient dans la vitrine réfrigérée. Le téléphone a sonné : un client voulait qu’on lui livre deux hot dogs remplis de frites, avec sauce à spaghetti extra. La gérante avait l’air vraiment contente. Elle a répété la commande, très fort, en se grattant le coude. Max et Gregory ne parlaient plus. On avait épuisé notre coke. Il fallait revenir à la réalité. Le Green Spoon est toujours un bon remède. Une sorte de répétition théâtrale de l’absurde, en mode mineur.