L’art est long, la vie est courte.
Hippocrate
Le samedi suivant ma virée en boîte, ma grand-mère était chez une de ses amies pour la journée. Elles jouaient au bridge en mangeant des petits sablés et tout. Pourquoi pas. J’ai parcouru les journaux du week-end, surtout pour voir s’il n’y avait pas un poste intéressant quelque part. Dans le Journal de Montréal, on annonçait les derniers jours d’une vedette de « chez nous », Jean Johnston, JJ pour les intimes. Une folle notoire, un peu comme Michou en France, en plus kétaine (si c’est possible). Plus il vieillissait, plus il était bronzé. Il vivait au centre-ville avec son chihuahua ; je le voyais souvent, à l’époque où j’habitais rue Sainte-Famille. Les matantes joueuses de bingo l’aimaient beaucoup, JJ — allez savoir pourquoi. Il représentait sans doute leur potentiel de croissance existentielle inassouvi. Le journal indiquait, sous la photo prise à l’hôpital : « Ses paramètres biologiques sont grandement compromis. » Tant qu’à moi, ils étaient compromis depuis un bon bout de temps. C’est curieux, cette évacuation de la mort dans notre société. « Y est en train d’crever, fuck ! » Je me suis dit ça, tout haut. Le journal en question aurait pu y aller d’un truc encore plus langue de bois, du style : « Son flux d’énergie vitale connaît un certain ralentissement dû à un léger accroissement de cellules un peu méchantes. » Il avait des tubes tout partout — sauf dans l’anus, pour une fois. Il faisait pitié à voir, quand même. J’ai découpé la photo et je l’ai épinglée sur mon babillard, à côté de la liste des matières recyclables. J’arriverais peut-être à écrire un poème sur tout ça, un jour. Je ne ridiculise pas du tout la mort ; elle m’habite constamment. J’irais bien voir mes grands-parents au ciel, pour une journée ou deux. Ils ont peut-être une réponse, maintenant qu’ils sont libres. Souvent, je pense au tunnel de fin de vie. On se détache de son enveloppe corporelle, on voit son corps, inerte, puis on part dans ce maelström de lumière blanche, et on flotte, jusqu’à ce qu’on voie les gens qu’on a aimés ou qui nous ont aimé (ce n’est pas du tout la même chose). Ils nous accueillent, les bras ouverts, comme pour nous dire : « Voilà, c’est ici. N’aie pas peur, regarde comme on a l’air bien ! » Exactement comme dans une annonce du Parti libéral du Québec. C’est vrai, non ? Ils ont tous l’air d’acteurs de soutien pour des pubs de « Liberté 55 ». De bons gestionnaires de retraite. C’est tout ce qu’ils ont à nous offrir. C’est tout ce que l’Occident a à offrir maintenant, de toute façon : une gestion plus ou moins responsable du patrimoine financier. Fort heureusement, les changements climatiques sont venus donner un semblant de débat de fond, une plateforme d’idées ; une lumière d’action écologique. Même les acteurs et les chanteurs s’y mettent, c’est tout dire.
Il n’y avait rien d’excitant dans les offres de poste. Mais je n’avais pas encore épluché le Voir. Je scrutai donc attentivement la section « emplois » des petites annonces : « Opportunités de carrière intéressante dans le domaine des produits congelés. » « Préposé aux pièces. Service de réparation LikeNew 2000. » « Videur aux Foufounes électriques. » « Plâtrier. Urgent. » « Dessinateur pour journal de mangas cochons. » Que des conneries. Je déprimais sec. Il y a pire, remarquez. Un journaliste américain a publié une plaquette sur les cinquante boulots les plus débiles et les plus absurdes du monde, juste pour encourager tous ceux qui se font chier au travail. Il a intitulé ça : 50 Jobs Worse Than Yours. Il y en a des pas mal : dompteur d’asticots pour les films d’horreur, éditeur photo pour le site Ratemyvomit.com ou encore doublure de Saddam Hussein (sans avenir). Qu’est-ce qu’on peut bien faire dans la vie, avec un doctorat en lettres ? À part être prof à la place du prof, évidemment. Je commençais à angoisser un peu, quand même. Et puis je suis tombé sur cette annonce-là : « Coordonnateur. Revue d’art contemporain de réputation internationale. Embauche immédiate. » J’ai découpé, à tout hasard. Je savais bien qu’être coordonnateur, c’est passer son temps à éteindre les feux, à boucher les trous. Ça remplace les secrétaires, avec un titre plus chic. Je me suis demandé de quelle revue d’art il pouvait bien s’agir. De réputation internationale ? Je n’en voyais qu’une : Parallaxe. Je n’avais jamais compris la subtilité du nom. « Les personnes intéressées doivent envoyer leur curriculum vitæ avant le 1er septembre à l’attention de Mme Micheline Galant. » Plus que quatre jours… Il fallait que je m’active. Galant : j’ai fait une recherche sur Internet. C’était bien ça : directrice de Parallaxe. Bon bon bon. Elle avait une tronche pas possible sur la photo, style vamp intello dans un film de David Lynch. She rocks ! Ça pouvait être correct, comme boulot. En plus, c’était à deux pas, juste au-dessus du Laïka. Je me suis dit que je pourrais faire mon petit train-train quotidien et me garder de l’énergie pour l’écriture, éventuellement. Ce n’était certainement pas plus difficile que de coordonner une meute de chercheurs universitaires. Le seul hic : je me foutais pas mal de l’art contemporain. C’est encore plus déconnecté que la littérature. C’est devenu hyper conceptuel, hyper branché, décadent, l’art contemporain. J’ai lu un truc sur un artiste qui modifie génétiquement les cafards pour qu’ils aient une carapace vert fluo ou rose bonbon ; il expose aussi ses cacas dans des boîtes en plexiglas avec des distributeurs de fragrance collés dessus. Duchamp a tout fait péter ; depuis, l’art contemporain ne cesse de s’admirer dans la réflexion des urinoirs. On fait passer ça pour des questionnements sur la nature humaine, sur la transcendance, l’immanence et toutes ces choses. Les gens gobent n’importent quoi, quand on les titille au bon endroit. Pour certains, c’est la pêche à la mouche : on leur vend, par exemple, des plumes de colibri de Madagascar pour prendre la truite saumonée quand elle mue les soirs de pleine lune. Pour d’autres, c’est la culture des tomates. Certains plants du fin fond de la Sicile donnent des fruits rouge brique qui goûtent les noix de Grenoble et la confiture de quetsches, à ce qu’il paraît. Ceux qui s’intéressent à l’art contemporain ont généralement un grand besoin de se sentir supérieurs aux autres. Ils veulent être in sans tomber dans les bassesses du design. Une exposition récente, par exemple, mettait en scène des centaines de figurines de Bush que l’artiste avait placées à genoux en train de creuser dans un bac de sable pour enfants, avec des poteaux indicateurs sur lesquels était écrit le message suivant : « Danger ! No thinking. No questionning. Free digging. » Les critiques ont crié au génie, en disant que cette double représentation de la recherche d’armes de destruction massive et de pétrole était un tour de force paradigmatique, une capacité de synthèse hallucinante, avec cette aire de jeu pour enfants et les figurines qui rappellent GI-Joe, vraiment éclairant ! Extraordinaire ! Quelle profondeur, par rapport à tous ces pousseux de pinceaux ! Les gens adhèrent, par principe. Et ça leur permet de se croire intelligents. Bon, je pouvais très bien coordonner sans adhérer. Et puis, qui sait, un rayon de lumière cosmique pouvait me frapper et me révéler le sens de tout ça.
J’ai envoyé mon CV le lundi matin. À mon retour, je me suis installé sur la terrasse arrière du cottage. Des enfants jouaient dans la ruelle, parmi les seringues et les vieux sachets de coke. Bruce grattait sa guitare. Je me suis fait bronzer, tranquillement, en pensant à la signification du monde, tout en sirotant un Ricard. C’est très bon, un Ricard, vers onze heures, onze heures trente, juste avant l’explosion du soleil de midi. Il faut toujours mettre les glaçons en dernier, pour ne pas casser les molécules. Sinon, le sirop se délie, ça fait comme une émulsion ratée. C’est pas bon. J’aurais bien joué une partie de pétanque, cette journée-là. On n’en voit pas assez à Montréal ; trop lent et trop zen pour les Nord-Américains, j’imagine. Le plus pénible, c’est d’attendre. L’être humain ne supporte pas l’attente. Pas plus que l’enfermement. Il doit voir un horizon quelconque à son existence, il doit bouger, sinon ça ne vaut plus la peine. Il doit pouvoir espérer — n’importe quoi. Je me souviens d’avoir lu un truc sur ce genre de paradoxe. La recherche prouve que si tu mets un singe en cage, sans horizon, il ne tardera pas à mourir de désespoir. Le singe ne sait pas qu’un jour il pourrait être libéré. Ouvre la cage au bord d’un précipice et il vivra très bien, même si sa condition n’a pas fondamentalement changé. Qu’est-ce que ça prouve ? Je ne sais pas. Ça montre que les humains font des expériences débiles avec les singes, en tout cas. Un jour, on a su que la Terre était ronde, puis que nous étions bien obligés de vivre dessus, prisonniers à jamais. À jamais ? Mais non, mais non, puisqu’un jour on pourra vivre sur la Lune, et puis sur Mars. Et alors ? Ça change quoi ? Rien, absolument rien. Alors, on voyage. En Thaïlande, au Pérou, en Nouvelle-Zélande, à Bora Bora. C’est notre cage sur le vide. Que c’est beau, Venise, et tout le bataclan. J’aimerais bien trouver ça beau, le Palais des Doges, la place Saint-Marc, les canaux et tout. Je m’en sens encore incapable, pour le moment. J’ai lu Mort à Venise, de Thomas Mann. C’est vraiment chiant. Presque autant que Joyce. Je ne sais plus quoi lire. J’essaie, pourtant, j’essaie. Cent ans de solitude, par exemple. Du réalisme magique, comme on dit. J’adore la musique baroque. Mais le baroque en littérature, c’est comme du gros crémage fluo sur un gâteau des anges tout con : après deux bouchées, ça remonte. Ceux qui persistent finissent par être accros au sucre. C’est très fort, le début de Cent ans de solitude. Drôle et tout. Après vingt pages on a tout compris. Ça manque un peu au Québec, ce genre de littérature. Les gens liraient peut-être plus. J’imagine le début d’un roman dans le genre, qui s’intitulerait Après tant de décrépitude :
Quatre cents ans plus tard, la douzième génération des Hébert ne se rappellerait même plus ce qui arriva au jeune Louis Joseph Armand Aimé Hébert ce jour de grand froid de fin des temps, sur un bout de terre perdue entre un fleuve immense et une forêt impénétrable. Le Québec était alors une région sauvage et magique, peuplée d’Indiens qui, avec leurs tomahawks et leurs corps peinturlurés, semblaient tout droit sortis de l’ère préhistorique. Ce monde était si nouveau, pour les colons de la Nouvelle-France, que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom. Aussi fallait-il les désigner avec le menton. Au mois de mars, les eaux craquaient et rugissaient dans un tintamarre qui rappelait à Louis le cultivateur les récits de son enfance sur la création du monde par Notre Seigneur. Ce jour-là, donc, un gros Picard à la barbe broussailleuse qui répondait au nom de Robitaille vint vers lui, à travers son champ, pour lui parler de la pierre philosophale du bon habitant, ce que Hébert lui-même appellera plus tard la neuvième merveille des précieux savants du Poitou. Il venait de loin et tous les gens qu’il rencontra sur son passage furent saisis de stupéfaction à voir les chapelets de saucissons, les grappes de volailles et les guirlandes de cochonnailles qui le paraient, autant d’offrandes destinées à un seul homme. Lorsqu’il arriva enfin devant Louis Joseph Armand Aimé Hébert, il brandit son précieux bien en sacrant par tous les saints, les yeux exorbités, l’écume aux lèvres et avec sur la tête, comme si c’était le diable en personne, deux mèches de cheveux qui avaient tout l’air de grandes cornes. Etc.
Il suffirait d’ajouter des épisodes goguenards sur des fesses de bonne femme effrayée qui brûlent, des prêtres lubriques qui deviennent subitement fous, des hommes de pouvoir véreux qui se font arracher des dents, et le tour serait joué. Pas facile à écrire ; pas facile. Il faut que ça se lise tout seul, tout en ayant l’air d’un joyeux bordel, d’un chaos à peine maîtrisé. Mais qui pourrait écrire quelque chose comme ça ici, aujourd’hui ?
Je devais préparer un poulet BBQ comme dans les rues de Chiang-Mai, en Thaïlande, pour notre repas du soir, à ma maminou et moi. C’est un des avantages de la vie au XXIe siècle : on peut manger à Montréal exactement comme si on était à Lima, à Pékin ou à Berlin — même si je ne sais absolument pas ce qu’ils mangent à Berlin. À Chiang-Mai, en tout cas, ils font un poulet sur brasero (mais ça ne s’appelle pas « brasero », là-bas, vous savez). Ils le font mariner dans une préparation d’huile de sésame, de piments, d’ail, de coriandre et de sucre roux. C’est divin. Je recevais Simone aux chandelles, sur la terrasse. J’espérais qu’il n’y ait pas trop de vent. Je pouvais toujours mettre des lampes-tempête. On aurait eu l’air de deux marins d’eau douce perdus dans le ventre de la bête montréalaise, qui attendent qu’elle nous régurgite sur une île déserte. On aurait été bien, là, tous les deux, au soleil, à discuter littérature et musique, tout en sirotant des drinks dans des noix de coco. On aurait refait notre vie. Ça me fait penser à un article que j’ai lu sur l’adaptation génétique et culturelle des humains. On n’est pas les seuls : les animaux aussi s’adaptent culturellement. Un scientifique était en train d’observer une orque en captivité et vous savez ce qu’elle faisait, l’orque ? Elle régurgitait une partie de sa nourriture. Voilà. C’est fort, hein ? Mais non, ce n’est pas tout. Le scientifique se demandait pourquoi elle faisait ça (c’est pour ça qu’il est scientifique). Ça n’a aucun intérêt pour l’orque, du point de vue de son évolution génétique (et de son équilibre mental). Jusqu’au jour où un gros oiseau est venu se poser sur son « renvoyage », qui flottait à la surface, pour en bouffer un peu. Complètement sauté, l’oiseau. L’orque a surgi des profondeurs abyssales de son bassin pour avaler la bestiole à plumes en moins de deux. Le scientifique a failli avoir une crise cardiaque. S’en est suivi un « plouf » de fin des temps. Le monstre était retourné au fond de son bassin. Quel phénomène, cette orque ! Ce qu’elle avait utilisé, là, pour engloutir l’oiseau, ça s’appelle un appât naturel. Ou un effet de levier. Ou encore : de la gloutonnerie. Ou même encore : du sadisme. C’était dans un numéro de Science et Vie, une revue résolument positiviste. Le magazine titrait : « Sommes-nous faits pour vivre dans notre monde ? » Je ne sais pas si ça valait vraiment la peine de faire quinze pages là-dessus. La réponse est : non. Non, nous ne sommes pas faits pour vivre dans notre monde, parce que nous avons hérité de quelque chose de très désagréable qui nous empêche de faire notre petite affaire comme tous les autres êtres vivants, sans se casser la tête. Nous avons hérité de la conscience. Ne me demandez pas comment ; je n’en ai pas la moindre idée. Les scientifiques non plus, d’ailleurs, alors que c’est la seule question qui vaille vraiment la peine d’être creusée. Nous en sommes totalement dépourvus à la naissance, en tout cas. Ça nous rend vulnérables, ce manque. Notre cerveau doit faire des connexions pour l’apprentissage, alors que chez les animaux les mécanismes de survie sont opératoires dès qu’ils sortent la tête d’un œuf ou d’un utérus (qui n’est pas le propre de la femme). Nous sommes doués, nous les humains, d’une grande plasticité synaptique, ce qui fait qu’on peut inventer de nouveaux comportements à un environnement en constant changement. C’est peut-être juste ça, la conscience. De la synaptogenèse dynamique. Capiche ? Le problème, d’après Science et Vie, c’est que, même si nous savons nous adapter culturellement, notre cerveau est encore, génétiquement parlant, celui de l’homme préhistorique. On fait encore BougaBouga ! devant le sexe, le goût du risque et l’agressivité. On ne vient pas de Mars ou de Vénus, on vient de la préhistoire. C’est tout. Mais ça ne nous rentre pas dans la tête. On se croit tellement supérieurs, nous les humains. Affranchis. Tenez : les mésanges charbonnières du sud de l’Angleterre ont appris à ouvrir les capsules de bouteilles de lait déposées devant les maisons. Auraient-elles une conscience ? Comme la mouette rieuse de Gaston Lagaffe ? L’orque avaleuse de mouettes a-t-elle une conscience ? « Du point de vue du mécanisme, la synaptogenèse est la même chez un animal ou chez l’homme. Ce qui fait le propre de l’homme, c’est son immense capacité à apprendre », dit l’article. Là, on est les seuls. C’est pour ça que les petits Québécois sont ceux qui passent le moins d’heures à l’école. C’est pour ça qu’on fait tout pour que leur éducation ne soit pas un apprentissage, mais une mise en potentiel de leur vécu. Et qu’on se demande encore, par exemple, si c’est une bonne chose qu’ils apprennent l’anglais en bas âge. Et c’est pour ça, aussi, qu’on priorise la santé sur l’éducation. Vous savez ce que ça signifie, au fond ? Un beau suicide collectif. Si nous étions moins conscients, aussi ! Mais ce qui m’a vraiment sidéré dans ce numéro, c’est l’histoire de la femme avec son bras bionique. Elle a perdu un bras dans un accident de moto, alors on lui a greffé une prothèse mécanique avec connexions neuronales. Après un an de rééducation, elle commandait, par la pensée, son bras artificiel. Ça veut dire que notre cerveau est capable de trouver de nouveaux chemins neuronaux pour transmettre l’information. Ça veut dire que l’émission The Six Million Dollar Man, que je regardais quand j’avais huit ans, et qui était carrément de la science-fiction, est en train de devenir notre réalité (sauf pour la force surhumaine, évidemment ; ça, c’est pour dans vingt ou trente ans, tout au plus). C’est assez débile quand j’y pense. C’est vrai, quand même, que l’être humain est capable de faire toutes sortes de choses incroyables. Le hic, c’est que ça engendre toujours des effets pervers, nuisibles. C’est confusant, comme dit Villeret dans Le dîner de cons. J’avais une figurine du Six Million Dollar Man. Je l’accrochais à la corde à linge, dans notre cour, et je lui faisais franchir des précipices, tout en l’inondant avec un jet d’eau surpuissant. Je regardais à travers son œil bionique, en faisant le petit bruit comme dans l’émission : toutouroutoutoutoutou… toutouroutoutoutoutou… J’étais invincible. Je me souviens d’avoir joué à ça chez ma grand-mère. C’était mieux parce que c’était encore plus haut que chez moi. Des fois ma figurine, arrivée au bout de la corde à linge, tombait dans la ruelle. Il fallait que je demande à mon grand-père qu’il m’ouvre la porte de la clôture ; le loquet était trop résistant pour moi. On nous laissait jouer seul dehors, à cette époque. Je n’en passais pas moins du côté des méchants, dans un monde hostile. Je laissais mon p’tit bonhomme planté là, et je devenais moi-même l’Homme de six millions. J’avais des prothèses bioniques partout — sauf sur la quéquette ; on ne pense pas à ça à huit ans. Je devais me battre contre des armées de brutes impitoyables. J’étais capturé, puis attaché au poteau de la mort. Avec mon superœil, je voyais des failles dans le système de sécurité. Et dès qu’ils avaient le dos tourné, je rompais mes liens et faisais des bonds de huit mètres, tout en leur lançant des clous rouillés qui leur donnaient le tétanos. Ils agonisaient instantanément dans leur bave mauve et verte, avec des boutons vénéneux partout. Certains étaient plus résistants, et je devais leur arracher un bras ou une jambe pour qu’ils se calment. Je pouvais jouer à ça pendant des heures. Simone m’appelait pour le repas. J’arrivais en sueur. Je buvais un grand verre de Kool Aid. Et j’attaquais mon steak Boston, accompagné de maïs en crème. Elle me caressait les cheveux en me disant : « Mon doux ! Tu as eu chaud, mon trésor ! » La vie devrait s’arrêter là.
On a bien mangé, dehors, ce soir-là. J’avais fait cuire les poitrines marinées sur un Wood Flame tout neuf, un truc inventé par un patenteux de la Beauce, probablement. Ça imite la cuisson au feu de bois, avec une soufflerie qui fonctionne à piles ou à l’électricité. On place un cube de bois au centre, on allume, on part la soufflerie et ça brûle très bien. Ça sent bon, en plus. « Wow ! Tu t’es mise sur ton trente-six, ma Simone d’amour ! — C’est juste pour toi, mon poussin. Juste pour toi. » Elle portait une robe blanche en lin, avec de belles chaussures en croco. Elle était grassouillette, Simone, et ça lui allait tellement bien. Ça fait les meilleurs câlins du monde, en plus. Elle m’a envoyé un sourire mélancolique, et ses yeux ont viré au bleu délavé. « Ça ne va pas ? — Mais oui, mais oui. Mon arthrite, comme d’habitude. Dans les genoux, surtout. Je ne te souhaite pas ça, tu sais ! — Mais enlève tes chaussures, plutôt que de jouer les coquettes ! — Ah ça non, jamais ! Ça va aller, je te dis ! — Comme tu veux. » Je lui ai tiré une chaise et lui ai demandé de s’asseoir en jouant les maîtres d’hôtel cérémonieux. « Madame désire-t-elle un peu de vin ? Shiraz Liberty School 2000. — Un doigt, mon poussin. Stop ! Tu sais bien qu’avec mes médicaments je ne peux pas ! — Mais je les emmerde vos médicaments, madame ! — J’aimerais bien faire de même, monsieur. Qu’y a-t-il de bon au menu ce soir, cher ami ? — Un poulet “ comme dans les rues de Chiang Mai ”. Cela vous convient-il ? — Épicé, non ? — À peine, à peine. — Léger tout de même, léger. » Elle n’avait plus d’appétit, depuis quelques semaines. Ça m’inquiétait beaucoup. Elle était souvent perdue dans ses pensées, aussi. Je l’observais tout en parant les assiettes. Elle se grattait l’intérieur de la main. Des mèches de cheveux très fines flottaient au-dessus de ses oreilles. Elle fixait le mur d’en face, la bouche défaite. Les pilules qu’elle prenait n’étaient plus assez efficaces. Je savais qu’elle avait un rendez-vous chez le médecin deux semaines avant Noël — trois mois et demi d’attente, quand même. Elle ne voulait pas le devancer. Novembre est le pire mois, en plus, pour ceux qui font de l’arthrite. Je ne pouvais rien faire ; elle avait une tête de cochon. Comme Eva. Je me demandais encore parfois ce qu’elle était devenue, mon ex. Je l’imaginais bien avec son David, en kayak de mer, à s’extasier devant une bouée expérimentale. « Est-ce que tu crois que ta mère viendra pour les Fêtes ? » Je ne m’attendais pas du tout à cette question. « D’habitude elle est là, non ? Pourquoi est-ce que ça t’inquiète ? — Pour rien. Je demandais ça comme ça. » Elle mâchait longtemps, mais sans savourer. Mes parents quittaient toujours La Croix Valmer dans la troisième semaine de décembre. Ils venaient passer Noël à Montréal puis partaient en croisière tout le mois de janvier avant de retourner en France. Il y a des vies plus pénibles. Avec Eva, on montait toujours de Rimouski. Elle détestait Noël. On fêtait à cinq, dans l’appartement de Simone. Chaque année, ma mère me demandait : « Quand me feras-tu donc un beau petit-fils ? » Coucou, Jocaste. Maminou lui disait de me laisser tranquille. Elle revenait toujours avec le même point, pas faux par ailleurs : « Si c’est pour le voir deux fois par année, ton petit-fils, ça changera quoi ? » Elles s’envoyaient des flèches entre mère et fille. Je cherchais à détourner la discussion. Le meilleur moyen, c’était de parler de l’avenir du Québec avec mon père. C’est un rouge jusqu’à la moelle. S’il n’avait pas suivi ma mère en France, je pense qu’il serait allé vivre en Ontario, juste pour ne pas avoir à supporter les gens du Parti québécois — et pour payer moins d’impôts. Le danger, c’était que mon père et moi on se fasse la gueule. Des fois, c’était quand même mieux que de voir ma mère me parler de bébés. Elle ne se doutait même pas que je pouvais être stérile.
Simone n’avait pas fini son assiette. J’ai voulu la secouer un peu. « Tu l’aimes pas mon poulet ? — Je préfère quand tu le fais à l’ail, avec des herbes de Provence. — Mais c’est archi classique, ça, ma petite Simone au mascarpone. — J’aime pas trop les plats aigres-doux. Et ne m’appelle pas comme ça. Tu sais que je déteste. Mange, toi ! » Elle m’avait coupé l’appétit. Je me suis affalé sur ma chaise et j’ai levé les yeux au ciel. On distinguait trois ou quatre étoiles à travers le smog et les lumières de la ville. Dans le Bas-du-Fleuve, j’en voyais des milliers. Je me suis demandé quel genre de vie elle aurait eu, Simone, si elle n’avait pas épousé mon grand-père. Il ne s’en était pas beaucoup occupé, comme la plupart des hommes de sa génération. Elle disait qu’il revenait avec du rouge à lèvres sur ses cols de chemise. Ma mère croyait qu’elle délirait. Il jouait, en tout cas, ça c’est sûr. Quand Simone demandait de l’argent, il lui tournait le dos, sortait un gros paquet et comptait ce qu’il allait lui donner. Elle devenait verte, chaque fois. Il devait avoir sur lui trois ou quatre mille dollars en permanence. Ce n’était pas un ange, grand-papa, mais je l’aimais bien. Il m’achetait des jeux d’air-hockey, de billard, des habits de Zorro. On regardait James Bond à la télé tous les deux, en mangeant des chips et du sucre à la crème et en buvant du Coke. Le grand bonheur. Il prenait un coup, aussi. Quand il jouait aux cartes dans la cuisine et qu’il perdait, il demandait : « Où est le bon Dieu ? Partout ? » Il faisait alors semblant d’attraper Dieu et fendait l’air avec le revers de sa main en criant : « Ben tiens ! Mon p’tit crisse ! » Simone voulait le tuer. Parce que ça faisait vulgaire. Et qu’on n’insulte pas Dieu comme ça, impunément. Au moins, elle a pu hériter de la maison et d’une partie de la pension de son mari. La plupart des Québécoises de son âge ne peuvent pas en dire autant. Est-ce que ça remplace l’amour ? Non, évidemment. Mais c’est mieux que pas d’amour et pas d’argent. « Ne pense pas à Noël. C’est encore loin ! L’été n’est même pas fini. Au fait, je ne t’ai pas dit, mais j’ai envoyé mon CV à une revue d’art contemporain sur Saint-Laurent. — Tu ne vas pas travailler pour des peanuts, quand même ! — Il faut bien que je trouve quelque chose… — Mais écris donc ! Tu n’as rien à payer, ici. Profites-en ! — Je ne peux pas vivre sur ton dos, grand-maman. Et puis qu’est-ce que ça va me rapporter, l’écriture ? Quatre mille dollars par année, en étant optimiste ? — Tu es bête, voilà ce que tu es. Tu as tout quitté à Rimouski. Ne retombe pas dans le panneau ! — Mais je peux très bien avoir un petit emploi et écrire ! De toute façon, ce n’est pas encore fait. On verra bien s’ils me prennent en entrevue. — Qu’est-ce que tu entends à l’art contemporain, toi ? — Rien. — Alors ? — Ça peut être un atout ! » J’ai dit ça sans y croire, évidemment. On a mangé des natas, chacun dans ses retranchements. Elle avait des miettes sur sa robe. Je me suis levé pour les balayer avec ma main, et j’en ai profité pour lui baiser le front. Je l’ai laissée à ses pensées. Depuis la cuisine, je lui ai crié : « Demain, on appellera maman ! »
Mes parents n’ont pas répondu. Ils devaient être chez des amis en Corse ou un truc du genre. Je ne me souviens plus. Alors que je me faisais chier à me trouver un travail de merde. J’avais l’impression d’être sans passé et sans avenir. Il me semblait que les Québécois n’avaient pas d’histoire, finalement. Ils n’en ont toujours pas. « Je me souviens. » On en fait souvent des gorges chaudes, de cette inscription sur nos plaques d’immatriculation. Les plus cyniques disent : « Je me souviens — de rien ! » Les plus amers écrivent des graffitis du genre : « Je me souviens d’avoir été abandonné par les osti de Français ! » On se souvient de quoi, au fait ? Qu’on n’a pas eu de couilles, peut-être. Ou que notre histoire est fragmentaire, morcelée, un peu piteuse. Sans mythes fondateurs, en tout cas. Sans grandeur. Un jour, un politicien de l’Hexagone a dit à la télé : « La grandeur de la France, c’est sa capacité à secréter de l’universel. » Dret de même. Ou il était sur l’acide, ou il croyait vraiment à ce qu’il disait. J’étais sur le cul. Il faut vraiment être plein de marde pour dire une chose pareille. N’empêche, ils surfent sur leur histoire, les Français. C’est rempli de massacres, de tortures, de génocides culturels, de reines incestueuses, de défaites armées, mais qu’à cela ne tienne, la France est capable de secréter de l’universel. Wow ! Au Québec, on est surtout reconnus pour notre capacité à secréter des deux watts. Ou à engendrer des analphabètes. Les deux sont peut-être liés, d’ailleurs. Une chance qu’on a encore notre club de hockey, par exemp’ ! Go go Habs go ! Ça, c’est de l’histoire ! Maurice Richard, les méchants Anglais… On leur tient tête, aux Anglais ! Fuck les Maple Leafs ! C’est tout ce qu’on sait faire. Ça, pis des motoneiges, quand même. Pis du bon sirop d’érab’, pis des belles crottes de fromage qui squickent comme du p’tit lait ent’ les dents. Bon, j’exagère, comme d’habitude.
Le téléphone a sonné, ce vendredi-là, vers dix heures du matin. « Monsieur Laliberté ? — Lui-même. — Je vous appelle à propos de notre offre de poste à Parallaxe. » Une voix douce, avec un accent étranger que je n’arrivais pas à définir. Elle roulait les « r », mais pas comme nous. C’était plus guttural. « Je vous écoute. — Seriez-vous libre pour une entrevue lundi après-midi à quatorze heures ? — Laissez-moi consulter mon agenda… » Comme si j’avais quoi que ce soit. « Euh… Oui, ça peut aller. — Très bien. Vous savez où nous sommes situés ? — J’habite à deux pas de vos bureaux. Êtes-vous madame Galant ? » Elle a eu un rire très sexy. « Non, pas du tout. Je suis la responsable des ventes. Madame Galant est à l’extérieur du pays. Elle sera là lundi. — Très bien. Au plaisir. » Bingo. Je le sentais, ce poste. I’m the King ! — que j’me suis dit. Des fois, ça prend pas grand-chose pour se sentir king. Évidemment, je n’avais pas mis sur mon CV mon emploi de prof. J’avais menti un peu, en gommant Rimouski et en écrivant « consultant en stratégies culturelles ». C’est passe-partout, consultant. N’importe qui peut être consultant, en n’importe quoi. J’ai marqué que c’était pour le Cirque du Soleil. C’était très in, à l’époque. Tout ce qui amuse et divertit est in, de toute façon. Surtout quand ça se fait passer pour de l’art, en plus. Est-ce que le Carnaval de Venise, c’est de l’art ? Non, pas vraiment. Est-ce que le saut à la perche, c’est de l’art ? Non, évidemment. Combinez les deux et vous faites de l’art. C’est magique, non ? Il avait le même nom que moi, le fondateur du cirque. Ce multizillionnaire. Je n’ai rien fait, ce week-end-là. Max voulait qu’on sorte. Il s’était senti « un peu raplapla » lors de notre dernière galère. J’ai répondu : « Vraiment ? T’avais un Tazer dans l’cul, tant qu’à moi. Une autre fois, OK. J’suis pas dans l’mood, là. » J’avais une autre idée en tête : appeler Jade.
Je suis allé chez elle le dimanche soir. Elle habitait avec deux filles, elles aussi monoparentales. Le gouvernement avait trouvé un nom pour ça, dans les formulaires de recensement et d’impôts : des ménages multifamiliaux. Ça fait un peu ménage de printemps, mais bon. Elles avaient toutes les trois moins de trente ans. Jade était la plus belle, même si je dois avouer qu’elle n’était pas aussi pétard que dans mon souvenir. Elle avait l’air fatiguée ; épuisée même. Elle portait un grand cardigan, beige, très ample, sur un vieux jeans. Je ne voyais pas bien ses formes. J’étais déçu. Elle m’a présenté à ses amies de fortune : Marie et Isabelle, deux prénoms plutôt classiques. Leurs enfants, en revanche, avaient des noms pas possibles : Corail, Ushuaïa, Océanie. Une revanche des mères sur leur passé, j’imagine. Pour faire « libre », « créatif », « en harmonie avec notre terre Gaïa » et toutes ces conneries environnementalistes. Pas un seul garçon là-dedans. Une minicommune postféministe. Elles ont sursauté quand j’ai dit ça : « Vous êtes une minicommune postféministe ! — Pas pantoute ! Pourquoi est-ce que tu dis ça ? On a chacune notre vie ! » m’a dit Marie. Elle ressemblait vaguement à un pot de fleurs à l’envers, avec sa robe en tissu biologique équitable. Elle m’a regardé avec des gros yeux à travers ses lunettes démesurées, les bras croisés. « Excusez-moi », ai-je dit bêtement. « C’est plutôt positif, comme remarque ! Vous vous définissez comment, alors ? » C’est Isabelle qui m’a répondu, assise sur un tabouret de quatre pieds de haut, avec sa tisane au fenouil dans les mains : « Comme des mères et des femmes qui veulent garder leur liberté tout en s’entraidant. Point ! — Vous avez des chums ? — Marie vient de rencontrer quelqu’un. Je suis avec le même gars depuis trois ans, et Jade… Jade aimerait bien trouver l’âme sœur. Hein, Jade ? — Oui. Mais en restant avec vous. » J’étais un peu ébranlé. « Donc, si je comprends bien, vous voulez avoir un gars, ou garder un gars dans votre vie, mais sans qu’il soit vraiment dans votre vie. C’est ça ? — C’est comme ça que pensent les hommes, non ? — Euh… Je ne sais pas. Pas moi, en tout cas ! — Tu veux quoi, toi, d’abord ? — J’aimerais pouvoir partager ma vie et ma maison avec une femme. C’est trop demander ? — Vous êtes tous pareils ! Vous voulez une femme à la maison, et des femmes en dehors de la maison. Viens pas me dire le contraire ! — Bon. Jade : est-ce que c’est comme ça que tu me vois ? — Je ne sais pas, Raphaël. C’est juste la deuxième fois qu’on se voit ! Pis la première fois, t’étais pas glorieux ! — Mais c’est quoi votre problème avec les hommes, au Québec ? » Marie s’est emportée : « On veut avoir la paix ! On n’a pas besoin d’un gars qui pète au lit, qui revient saoul après un match de hockey avec ses buddies, qui a trois maîtresses le jour pis qui passe ses soirées à jouer au XBOX pendant qu’on fait le repassage pis qu’on torche les p’tits la nuit. C’tu clair ? » C’était très clair. Et ça partait mal la soirée. Ce fut un désastre, en fait. Jade a bien tenté, par la suite, un rapprochement, en disant qu’elle me trouvait de son goût, pis qu’on pouvait parler de littérature, pis qu’elle me ferait une danse spéciale un autre soir, etc. Je lui ai demandé si elle comptait être danseuse encore longtemps. « Pas si tu m’aides ! — Si je t’aide… — T’as de l’argent, toi ! Et un grand cœur ! — J’ai pas un rond, ma belle Jade. — Tu joues les riches ? — Je ne joue rien du tout. J’étais avec des copains riches. C’est pas pareil ! — C’est qui le plus riche dans ta gang ? — Max. Celui avec le cure-dent. Pourquoi ? — Il a une copine, lui ? — Qu’est-ce que tu insinues, là ? — Rien du tout. — T’es désespérée ou quoi ? — Quoi ? Y est cute, lui aussi ! — Bon. J’pense que je vais y aller. — Mais non, je fais des farces. Qu’est-ce que tu lis en ce moment ? — L’Ange de pierre. Margaret Laurence. — C’est qui ? — La plus grande auteure du Canada anglais, à ce qu’il paraît. Très peu connue chez nous, évidemment. — C’est bon ? — Bof. Très talentueux. Trop. On dirait que c’est écrit pour émouvoir absolument. Comme un credo des auteurs anglophones “ artistes ”. Et toi ? Tu lis quoi ? — Albertine en cinq temps. C’est génial. » Notre lune de miel littéraire s’est arrêtée à ce moment-là. Je ne supporte pas cette pièce kleenexophile. Je préfère, et de loin, Les Belles-Sœurs. Je sentais qu’elles vieilliraient mal, mes trois femmes libres-en-ménage-multifamilial. Elles ont passé tout le repas à parler de la déforestation amazonienne et des cueilleurs de cacao organique du Guatemala, « si fiers et si beaux — un modèle pour le monde entier ». Je ne comprenais toujours pas comment Jade pouvait travailler aux Amazones. Il manquait un chaînon à cette histoire. Je ne le saurais sans doute jamais. On s’est quittés en se serrant bien fort. Je pouvais enfin me rappeler un peu ses seins, à leur contact. Elle m’a embrassé longuement. Je dois dire que c’était bon. J’étais bandé. Elle m’a demandé de passer la voir au club. J’ai dit oui, en pensant non.
Avant l’entrevue, lundi après-midi, je suis allé manger au 14 Prince-Arthur, un petit vietnamien sans prétention , une institution à Montréal. On y fait les meilleurs rouleaux de printemps, et les soupes sont pas mal. Ça me permettait de marcher un peu, pour me détendre. Ce n’est jamais agréable, de passer une entrevue. Je me suis arrêté chez le marchand de journaux. Des centaines de magazines. Tant de papier gâché. Pour de la pub, surtout. Et des trucs lobotomifiants, du style Monsieur Univers, Le Grand Monde des figurines en porcelaine, Mon lézard, Les Plus Beaux Spas et Jacuzzis… Devrait-on imprimer autant de merde ? Pour une « communauté de passionnés ? » Je me suis attardé à la section « Littérature », plutôt mince, même par rapport à des sections sur le jardinage, les bateaux ou la photo. Les magazines canoniques, évidemment : Lire et Le Magazine littéraire pour la France, Nuit Blanche pour le Québec. Des trucs plus spécialisés et un tantinet soporifiques, comme Ellipses ou Abat-Jour, avec leur discours pompeux et mortifère sur la Pensée de l’Écrit. On a l’impression de lire des feuillets évangéliques sur le Grand Renouveau de la Kulture. J’ai poursuivi ma petite recherche. Il y avait deux ou trois trucs sur le creative writing à l’américaine, avec des formules pour se sortir de la page blanche, pour écrire des dialogues percutants ou encore pour écrire « à partir de l’âme plutôt que de la tête ». Utile au début, j’imagine. Pour se donner du courage. Pour se dire qu’écrire, c’est d’abord apprendre un métier. Ça ne dure qu’un temps, sans doute. Après, il faut avoir des choses à dire. Je me suis dirigé vers la section « Arts », afin de me procurer le dernier numéro de Parallaxe. Je ne le voyais pas. J’ai pensé : « Est-ce que ça se vend si bien que ça ? » Rien. Il était peut-être caché derrière des machins immenses. J’ai fouillé. Rien. Je suis allé au comptoir. C’était un homosexuel, à la caisse : je les sens dix kilomètres à la ronde. Je les attire, surtout, et ça, je n’aime pas du tout. Ça me met mal à l’aise. Il se tenait sur une jambe, avec la hanche en cavale. Il avait tout de suite mis son radar en me voyant entrer. Il portait un truc moulant couleur kaki, avec un piercing au sourcil gauche. Pas laid du tout, dans le genre. Petit rictus dédaigneux aux lèvres. Il feuilletait une revue sur les motos, la main droite figée dix centimètres au-dessus, tendue, comme pour mieux appréhender l’objet. Il faisait semblant d’être concentré. « Pardon… — Oui ? — Vous avez Parallaxe ? — C’est quoi comme magazine déjà ? — Une revue québécoise d’art contemporain. Format livre. — Ah oui ! Vous lisez ça, vous ? — C’est pour ma copine. — Dommage. — Pardon ? — Non non, rien. Elle n’est pas dans la section « Arts » ? — J’ai fouillé. Elle n’y est pas. — Laissez-moi voir dans les cartons de ce matin. » Il s’est penché. Je ne le voyais plus. Je l’ai entendu me dire, comme d’outre-tombe : « Ça se vend pas fort, cette revue-là. Toujours les deux ou trois mêmes clients hyper branchouilles. Votre copine, elle est artiste ? — Danseuse. — Classique ou jazz ? — Plutôt jazzy swing. — Ah ! je l’ai… Spécial Autofictions. » Il s’est relevé d’un bond, avec un grand sourire. Il a fait le tour du comptoir pour venir me le porter en brandissant le numéro dans les airs. « C’est bien ça ? » Il me collait, tout en me montrant le titre de la revue. « Voilà pour toi, petit veinard ! » Il a pointé son index sur mon cœur, de manière plutôt virile. Il sentait l’ail. « Excellent. Excellent. C’est combien ? » Je me suis dépris pour sortir mon portefeuille. Il est reparti, un peu offusqué, en m’arrachant la revue. « Vingt-deux dollars avec les taxes. » Il m’a dit ça sur un ton sec. « Combien ? — Vingt-deux. Beau cadeau. Elle va être contente, ta p’tite danseuse d’amour. — Je vais payer par Interac. » Vingt-deux piastres ! Je comprenais bien pourquoi ça ne se vendait pas ! Il ne m’a plus regardé. Je lui ai quand même dit merci en sortant. Il m’a envoyé un « Salut » nonchalant en me dévorant des yeux. Les filles doivent en arracher, des fois, avec tous les machos qui leur font la cour aussi subtilement qu’un rhinocéros en rut. J’ai déjà vu ça à la télé, une fois. Un wildlife moment. Impressionnant.
Le temps était frais. Dix-huit degrés Celsius tout au plus. Au printemps, on trouve ça très chaud. À la fin de l’été, on en frissonne. L’homo quebecensis supporte des températures allant jusqu’à quarante degrés l’été et moins quarante degrés l’hiver. Une variation de plus de quatre-vingts degrés en l’espace de six mois. Pour ne pas virer fou, il joue au 6/49 et au Super 7 en se disant qu’il pourrait un jour gagner et enfin échapper à son climat en allant s’installer au Costa-Rica. Les années passent, il doit toujours pelleter par moins trente, et il sacre comme un plombier. Chaque printemps, il décompresse, et tente de se convaincre du fait qu’il vit quand même dans un beau pays. Il se console en voyant tous ces Africains qui viennent s’installer ici. Je me demande si c’est normal, tout ce que je peux me dire dans ma tête. Suis-je le seul ? La turbine à pensées n’arrête jamais. C’est chiant, des fois. J’ai essayé la méditation, mais au bout de deux ou trois minutes, tout au plus, la turbine repart sous la pression du débit.
Je me suis installé à une table près de l’entrée, dans la jungle des plantes qui couvrent la vitrine du restaurant vietnamien. Ce sont toujours les mêmes serveurs, depuis si longtemps. Ils sont gros comme des bâtons de popsicle. Aucun secret : ils travaillent comme des cinglés. On m’a apporté le menu, écrit sur des bâtons de popsicle, justement. C’est cute. Et poisseux. Comme les enfants, à qui ça plaît bien. J’ai tout de suite commandé une petite tonkinoise au bœuf et un rouleau de printemps ; il ne me restait plus beaucoup de temps. « Le rouleau de printemps c’est froid, vous savez ? » Le serveur me disait ça chaque fois ; c’était agaçant, à la longue. « Mais oui ! Pas de problème ! » J’ai feuilleté la revue. Beaucoup de photos déprimantes, avec des humains ordinaires. Il n’y a rien de plus déprimant qu’un être humain ordinaire. « Un cortège d’icônes fantomatiques ». J’ai dit ça tout haut. Les gens se sont à peine retournés. J’ai lu la présentation du numéro, faite par la directrice. Toujours le même blabla sur le moi et l’autre. On n’en sort pas. J’ai gardé le numéro. J’aime bien ce passage, très universitaire et consensuel :
Toute singularité prend son sens avec l’autre. Une fiction élaborée en soi, avec soi, est une fiction qui consiste à rêver son moi en s’appropriant des fragments de l’autre, que ce soit l’autre en soi, en fouillant sa propre étrangeté, mais aussi fragments d’autres personnes, autant que du monde environnant. La multiplication des sources pouvant alimenter le façonnage du moi est caractéristique d’un monde où la surinformation domine, où les processus d’accélération du temps de la vie même, de l’accessibilité des choses sont croissants, et où la surmodernité est un fait de notre existence. Celle-ci crée de nouvelles approches du moi : la possibilité de choisir qui on est, surtout de rêver ce nouveau moi, de participer à sa constitution. À tout le moins, en avons-nous l’illusion.
Bon bon bon. Il vaut mieux lire Pessõa. Ces vers, par exemple : « Nous avons tous deux vies : / La vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance, / Et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ; / La fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres, / Qui est la pratique, l’utile, / Celle où l’on finit par nous mettre au cercueil. » Pas jojo, mais lucide, mon ami Pessõa. Plutôt bien faite, la revue, quand même. J’ai lu plein de trucs sur Internet avant l’entrevue. Elle était vraiment reconnue sur le plan international. Chose plutôt rare pour une revue made in Québec. J’ai mangé sans appétit. Je commençais à avoir le trac. J’ai payé en vitesse. Il était treize heures trente, et j’en avais pour dix à douze minutes de marche. Je ne voulais pas arriver là-bas essoufflé. Les automobilistes klaxonnaient sur Saint-Laurent. C’était devenu un vrai casse-tête, entre Sherbrooke et des Pins. J’ai croisé plein de filles canon. Elles avaient l’air heureuses, pour la plupart. J’ai pris le côté le plus exposé au soleil. Je suis passé devant Prato, qui fait d’excellentes pizzas dans le seul four au charbon de bois de tout le Québec (c’est ce que dit Tony — je connais bien Tony et Rosa, je les aime beaucoup, de vrais amis), puis Schwartz’s, en me faufilant parmi les clients qui attendaient dehors. Puis Warshaw, qui a été remplacé depuis par un Pharmaprix quelconque. Puis Moishes, reconnu pour ses steaks (et sa clientèle mafieuse, avant). J’aimais bien ce quartier. J’aurais pu m’y installer définitivement, sans doute. J’ai traversé la rue à la hauteur du bain Schubert, nommé ainsi en l’honneur d’un Juif socialiste, employé municipal de la ville, qui milita pour les ouvriers et qui fit construire ce bain public dans les années 1940, afin que les gens sans eau chaude à la maison puissent venir s’y laver pendant que leurs enfants s’ébattaient dans la piscine. Vive Schubert. J’ai accéléré un peu le pas devant la carrière de monuments funéraires juifs. À cause de la poussière. Et de mes superstitions. Encore un bloc et j’y étais. J’ai monté les escaliers en bois. Ça sentait l’encaustique. J’ai failli les embrasser.
J’ai cogné à la porte, lourde, immense. Une jeune femme m’a ouvert, probablement celle que j’avais eue au téléphone. « Monsieur Laliberté ? — Je ne suis pas trop en avance ? — Aucun problème. Je vais simplement vous demander d’attendre ici quelques minutes. Nous allons vous recevoir dans le bureau de Mme Galant. » Elle était plutôt mignonne avec ses lunettes intellos et son style parisien branché, pantalon à jambe droite, petit haut blanc moulant, baskets de bowling. Drôle d’accent, vraiment. La pièce était immense, tout en blanc, avec une vieille moquette grise au sol, pleine de brûlures de cigarettes. Il y avait des livres partout. Des factures qui traînaient. Des restants de lunch sur la grande table de travail. Un foutoir sympathique. J’entendais chuchoter, dans l’autre pièce. La jeune est revenue vers moi et m’a demandé de la suivre. « Mais certainement… », ai-je répondu. Elle n’avait pas de fesses. C’était aussi plat qu’une ardoise. J’avais du Dépêche Mode dans la tête, en marchant vers mon lieu de supplices : Strange Love. « Will you give it to me, Will you take the pain, I will give to you, Again and again, And will you return it… » Pas tout à fait de circonstance. Quoique… Il fallait que j’arrête la turbine. J’allais me retrouver devant la grande prêtresse de l’art contemporain. La pythie du glamorama tendancitude artistique internationallesque. Elle était comme sur la photo : vamp intello, avec des barniques à la Austin Powers, un ensemble griffé genre Cruela et des chaussures à pointes démesurées. On aurait dit des zucchinis desséchés. Elle s’est levée. Elle me dépassait d’au moins trois centimètres. Ses cheveux étaient magnifiques, comme ceux des Indiennes. Elle m’a serré la main et a prononcé un bonjour de gamine, tout doux, avec une finale plus haute. C’était assez surprenant, cette petite voix dans ce corps de grande dame, comme une enfant qui n’a pas vraiment voulu devenir adulte. Elle m’a présenté les autres : Raymonde, Josh et Véronika. Ils avaient tous des lunettes. Je me suis dit que j’aurais peut-être dû en porter moi aussi. On s’est tous assis en même temps. Elle s’appelait donc Véronika, la fille au drôle d’accent. Je n’ai pas compris son nom de famille, sur le coup. Ça sonnait hongrois. Josh avait une bonne bouille de nerd allumé. Raymonde semblait mal à l’aise. Sa peau était un champ de taches de rousseur. Elle m’a souri gentiment. Ce n’était pas trop intimidant comme comité. Micheline m’a posé la première question : « Bienvenue à Parallaxe, donc. Le comité aimerait d’abord savoir ce qui vous pousse à travailler pour la revue. » J’ai sorti tout mon gratin, que j’avais pratiqué la veille. Sourires de circonstance. Ils prenaient tous des notes. Deuxième question, de Raymonde : « Connaissez-vous bien l’art contemporain ? » Mais comme le fond de ma poche ! Là, c’était plus délicat : je devais patiner pas à peu près. J’ai fait valoir mes études, mon expérience comme consultant, mes affinités électives, tout ce genre de conneries. Ils ont eu l’air plus ou moins convaincus. Troisième question, de Véronika : « Qu’est-ce que fait un coordonnateur de revue artistique, selon vous ? » Il dispatche les cacas. S’ils lui reviennent, il en coordonne la dissolution rapide. Si certains résistent, il appelle les gens au ministère de la Culture et des Couches réutilisables. Ils n’ont jamais de solution, mais au moins la balle se retrouve dans leur camp. J’ai dit tout ça comme il faut, évidemment, en insistant sur l’esprit d’initiative, le travail en équipe, la rapidité d’exécution, le tact et tout le tralala. Le comité a approuvé. La suite de l’entrevue s’est plutôt bien passée. On m’a demandé à la fin si j’avais des questions. « Oui. J’aimerais savoir, par simple curiosité, d’où vient le nom de la revue. » Micheline Galant a fait la moue. Elle m’a répondu à contrecœur, avec une voix plus grave : « Oh ! il n’y a pas grand-chose à en dire. Une folie de jeunesse. Je pensais à des choses comme Parapente, Parasol, Paraski, Paratonnerre. Comme vous le savez, para signifie “ à côté de ” en grec… Comme j’aime bien ce concept, mais que je ne trouvais rien de satisfaisant, j’ai pensé à Parallaxe, qui signifie “ changement ” en grec… En astronomie, il s’agit du déplacement de la position apparente d’un corps, dû à un changement de position de l’observateur. Il me semblait que ça décrivait bien ce qu’on voulait faire à la revue. J’ai trouvé ça sympathique. Un peu folichon ! C’est tout ! » Elle s’est mise à rire, un grand rire franc, rabelaisien. Ses yeux se sont illuminés ; ils sont devenus tout guillerets, comme dans le cartoon de Bugs Bunny quand il imite Groucho Marx. Les autres étaient un peu gênés ; ils se sont regardés d’un air entendu. Elle est redevenue sérieuse, tout d’un coup. Elle a plongé le nez dans ses feuilles en se grattant la joue. Et elle a repris sa voix de jeune fille : « Bon. On vous appelle demain pour vous dire ce qu’il en est. OK ? — Très bien. Merci beaucoup de m’avoir reçu. Au plaisir, j’espère ! » J’ai serré des mains. Voilà, c’était fait. Véronika m’a raccompagné. Elle a levé son pouce, et m’a chuchoté : « C’était super ! » avec un grand sourire fendu jusqu’aux oreilles. J’ai redescendu les escaliers. Toujours la même odeur réconfortante. Je sentais qu’on allait m’embaucher.
Je me souviens d’être allé au cinéma, pour me changer les idées. J’ai opté pour le dernier gros machin hollywoodien, parfait dans les circonstances : Running Scared, de Wayne Kramer, avec Paul Walker le bellâtre, et la magnifique Vera Farmiga, les plus beaux yeux du cinéma américain. Il n’y avait pas trop de monde, c’était parfait. J’ai lu le magazine gratuit distribué à l’entrée. On y apprenait que Tom Cruise avait déjà en tête un Mission Impossible 4, alors que le 2 venait de paraître et qu’il était en train de produire le 3. Le wonder kid parfait, adepte de la scientologie. Allait-il craquer un jour, ce nain baveux ? Il m’exaspère. N’empêche, j’aimerais bien avoir sa vie, des fois. Enfin, ce qu’on imagine être sa vie. Les spectateurs venaient se coller comme des mouches. C’est immanquable : je me cherche une place avec personne autour, et dix minutes plus tard, c’est la bamboula autour de moi. Trois ados souffreteux se sont installés juste derrière avec une tonne de bouffe : pop-corn, barres de chocolat, nachos gratinés, des Cokes géants. Je n’avais pas envie de changer de place. En même temps, je n’avais pas les nerfs assez solides pour me farcir les odeurs dégoûtantes, les bruissements de papiers, leurs remarques stupides. Ils avaient quatorze ans, tout au plus, alors que le film était interdit aux moins de seize ans. Ils allaient bander sur Vera, les jeunes. Je me suis levé, frustré, et me suis installé trois rangées en avant, à côté de deux latinas vulgaires. Elles mouillaient rien qu’en pensant à Paul Walker, c’était sûr. Qu’est-ce que j’étais, à côté de Cruise et de Walker ? Je ne faisais pas le poids. En même temps, elles avaient bien l’air de deux pétasses difformes, à côté de Farmiga. Pour le commun des mortels, les images de stars sont en train de tout foutre en l’air. Avant le règne de l’image, il fallait croiser les gens pour affronter la beauté. Il fallait les côtoyer. Ils n’étaient jamais aussi beaux qu’on le disait, d’ailleurs. Même Cléopâtre était un laideron. Aujourd’hui, les maquilleurs et les magiciens du pixel peuvent passer des heures à peaufiner une photo, un certain look dans un film. Dans la vie de tous les jours, on n’a plus aucune chance.
Le film était pas mal, dans le genre. Kill Bill est une promenade en péniche, à côté. Hyper violent, avec une ambiance démente. Vera était splendide. Je suis sorti de la séance avec l’estomac noué. La scène sur la patinoire est un morceau d’anthologie. Mais ne le dites pas aux cinéphiles avec le p’tit doigt en l’air : ils vont vous rire au nez. Mais qu’est-ce qu’il y a dans L’Iliade, patates ! Je me suis senti las en sortant de la séance. Je ne comprenais plus rien à rien. Je n’avais plus de désirs, pour quoi que ce soit. Je me faisais des illusions, avec la revue. Sur ce que ça pouvait vraiment changer. Je ne sais pas ce qui m’a pris : j’ai appelé Eva à son boulot, alors que je n’avais strictement rien à lui dire. « Eva Aubert à l’appareil. — C’est moi. » Long silence. « Qu’est-ce que tu veux ? — Rien. C’est ça mon problème. — Je n’ai pas le temps de jouer les psychologues, Raphaël. Get a life. » Elle a raccroché aussi sec. J’ai prononcé ces paroles en redescendant les escaliers mécaniques du cinéma : « Accroche-toi, mon homme, accroche-toi. »
Véronika m’a rappelé pour me dire que je commençais le jeudi suivant. Ça ne m’a fait ni chaud ni froid. Je m’y attendais, c’est tout. Je ne savais même pas quel allait être mon salaire. Aux États-Unis, c’est la première chose dont on discute. Ici, au Québec, on a des petits relents français de pudeur et de dédain par rapport aux questions d’argent. Ça ne fait pas noble, parler de fric. Pas assez distingué. C’est mieux pour au moins une raison, cette pudeur, qui n’a rien à voir avec ce fatras aristocratique : ne pas toujours parler d’argent donne au moins la possibilité de côtoyer ceux qui en ont sans que ça prenne la tête à ceux qui n’en ont pas. Les relations paraissent plus équitables. Les coins sont arrondis. Bref, ça fait moins mal. Trop parler de son argent, c’est vouloir montrer sa supériorité. C’est très puéril et sadique, au fond. Un côté cow-boy ou bédouin : t’as combien de chameaux, combien produisent tes vaches, t’as vu mon cheptel, j’ai cinq cents acres à gérer… Qu’est-ce qu’on s’en fout, à la base.
J’avais rendez-vous avec Margaux le jeudi soir, après ma première journée à la revue. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir lui raconter ? Qu’est-ce qu’elle me voulait ? Elle devait rencontrer des dizaines de beaux gosses de riches, rien que pendant ses vacances. Elle regrettait peut-être son invitation. Je ne savais même pas si elle serait là. En attendant, je me faisais chier. J’avais acheté un autre jeu pour ma XBOX 360 : NHL, de EASports. Très bien fait. Ça permet de faire gagner la coupe Stanley à ton équipe favorite, virtuellement. Mais bon, après une saison, la passion s’étiole. Surtout quand on perd contre des équipes exotiques, du style Blue Jackets de Columbus, ou Predators de Nashville. C’est très déprimant. Il n’y avait rien à la télé. Que des quiz débiles, des reprises de mauvais films, du curling, un reportage sur le phénomène hooligans, Survivor en Amazonie, des talk-shows lénifiants… J’aime autant regarder des trucs sur le monde des animaux, ou même sur l’univers des plantes, tant qu’à y être. C’est plus instructif. Je suis tombé, je m’en souviens, sur un reportage de la BBC : les modes de reproduction des plantes exotiques. J’ai regardé ça en buvant une bière : une Leffe brune, divine. Certaines plantes se servent de la dynamique des gouttes de pluie pour répandre leurs graines, d’autres forment une catapulte naturelle à partir de la forme de leur tige, qui se tord comme un ressort, d’autres encore se servent tout simplement des courants de la mer pour coloniser des îles situées à l’autre bout de la terre. Tout ça pour la survie de l’espèce. Des essais. Du crépitement de vie sur la surface de mort. Regardez les pissenlits : c’est frustrant, un pissenlit. Et pas du tout exotique. Les amoureux du gazon les détestent. Pourtant c’est bon, en salade. Et puis vous avez déjà observé un pissenlit en mode reproduction ? Ça paraît anodin, à force, toute cette neige en plein été. Alors que chaque petite graine possède son parachute, et que des millions de graines peuvent ainsi aller coloniser d’autres surfaces, pourvu qu’il y ait un peu de vent. Une brise suffit. Il a un coefficient d’efficacité très élevé, le pissenlit, en matière de reproduction. Dans quel but ? Dans le but de préserver l’espèce — et donc la vie. Mais vie, non-vie, où est la différence ? Si l’être humain disparaissait de la surface du globe, il y aurait quand même du vivant. J’ai eu cet éclair métaphysique en buvant ma deuxième bière. C’est sidérant, non ? Sans l’Homme, la Terre poursuivrait sa petite affaire, pépère. Je n’en revenais pas. Il fallait que j’en parle à quelqu’un. Simone était déjà couchée. Et puis ça ne l’intéressait plus, toutes ces questions d’adolescent attardé. J’ai appelé Max. « Qu’est-ce’ tu veux, moumoune ? — Max, est-ce que tu te rends compte qu’on pourrait tous disparaître et que ça ne changerait rien ? — T’es gelé ? — Du tout. Je sirote une Leffe. Enlève les humains de la Terre : tout continue. C’est débile, non ? — Pas aussi débile que toi en ce moment, j’pense. J’regarde le téléjournal, là. T’as rien de mieux à m’dire ? — On s’en câlisse du téléjournal ! Toujours les mêmes osti d’nouvelles plates. — T’es fou ! Réveille, man ! La bourse montre des signes graves de faiblesse ! On s’dirige vers un bear market, tabarnak ! Y a une grosse récession qui s’en vient ! C’est pas important, ça ? — So what ? Ça va changer quoi sur ton lit d’mort ? — Bon, t’es r’parti s’a déprime, c’est ça ? — Pas vraiment. Je voulais juste partager un petit moment de Weltanschauung avec toi, c’est tout. — Tu ferais mieux de faire du cash, mon gros co’comb’. Hey j’te laisse, y a un spécialiste qui analyse la situation ! » Il m’a raccroché au nez, l’enfant de chienne ! J’ai éteint le tube cathodique de la télé, pour aller allumer celui de l’ordinateur. Assez pathétique, je l’avoue. J’ai surfé un peu, à la recherche de nouvelles cam-girls sur mon site de strip-tease en ligne préféré — et gratuit. Il s’agissait, à n’en pas douter, d’un autre mardi soir à tuer sur la terre.
J’ai tenté d’écrire un journal, aussi, à l’époque. Voici le récit, en pseudo-temps réel, de ma première journée à la revue : « C’est mon premier jour de travail. Je compte me pointer à la revue vers 8 h 30. Il n’est pas tout à fait 8 h encore. Le soleil est déjà bon. Les rues viennent d’être nettoyées ; les commerçants s’activent. L’asphalte est chaud, comme si j’étais dans les rues d’Acapulco. On annonce 29 degrés en après-midi, ce qui est exceptionnel pour un début de septembre. Je porte une chemise blanche en pur coton et mon Levi Strauss effiloché, avec des mocassins italiens couleur camel. Je me sens mieux. Petite phase maniaque, sans doute — autant en profiter. Je vais prendre un croissant et un denishü au Pain doré, tout près de l’Euro-Deli. Histoire de partir du bon pied. Je commande aussi un allongé. Avec le denishü, c’est cochonesque : de la pâte d’amandes et des pépites de chocolat dans une pâte à croissant, le tout fondant dans la bouche avec une gorgée de café corsé. Il suffisait d’y penser. Je ne sais pas où ils ont bien pu aller pêcher ce nom, denishü, par contre. Ça fait japonais ou danois ; je ne vois pas du tout le rapport. Je remonte Saint-Laurent. Je préfère le remonter que de le descendre, ce boulevard, je ne sais pas pourquoi. Aller vers les hauteurs, j’imagine. Me rapprocher du mont Royal. J’irais bien jusqu’à la terrasse du chalet. La vue est imprenable sur le centre-ville et le fleuve. Ça devait être un coin précieux pour observer les déplacements de l’ennemi, ou pour baiser au clair de lune. Bon, je monte les escaliers en bois. La porte est fermée à clé. Personne ne vient m’ouvrir. Il est 8 h 25. Ça fait un peu con, non ? Je redescends au Point vert pour acheter Le Devoir. Un critique de cinéma nous remet ça avec la débilitude du cinéma américain. Mais oui, mais oui. Il vaut mieux revoir Le Cuirassé Potemkine ou Les Enfants du paradis. Évidemment. Mais la vie devient un peu longuette, à ne fréquenter que des chefs-d’œuvre. Surtout quand ça prend des spécialistes pour nous faire comprendre en quoi c’était génial pour l’époque. Il est 8 h 45 ; je remonte. La porte est entrouverte, cette fois-ci. Véronika est là. Elle boit un thé. Elle a les yeux dans la graisse de bines. “ Salut ! — Tu es toujours la première ? — Souvent, même si je ne suis pas du tout matinale ! — Cool ! Alors, c’est quoi la routine, ici ? — Euh… Ça dépend. — De quoi ? — Ça dépend si Micheline est là ou non. — Je vois. Des gros rushs ? — Souvent, oui ! Surtout quand Madame est de mauvaise humeur. ” Elle lève les yeux au ciel. Aujourd’hui elle a mis une robe légère avec des gougounes. “ Il fait chaud ici, non ? On devrait partir la clim. — Y en a pas. — Y a pas de clim ? — Niet. Pas d’argent pour ça. — Qu’est-ce vous faites dans les grosses chaleurs ? — On endure. Et on travaille deux fois moins bien… — On entend beaucoup la circulation, non ? — Tout le temps. — Et Micheline endure ça ? — Elle est ici l’équivalent de… à peu près dix heures par semaine. Quand elle n’est pas en voyage. — En voyage pour la revue ? — Souvent, oui. Pas toujours. Elle est très cosmopolite. — Tu permets que j’fasse le tour ? — Help yourself ! ” On est équipés en Mac. Y a des gros fils bleus partout, pour le réseau. Les bureaux sont couverts de livres d’art, de paperasse. Il n’y a que la pièce de la directrice qui soit cloisonnée. C’est impeccable, là-dedans. Rien qui traîne. Une grande table noire pour les réunions. Des œuvres de la même artiste au mur. Une amie, sans doute. Je reviens dans la grande pièce. “ C’est bien mon bureau ça ? — Oui. — Tu me fais dos ! — Karine aimait ça comme ça. — Bon, je vais changer la disposition tout de suite. — Besoin d’aide ? — Ce ne serait pas de refus. ” Je dispose les meubles de manière à faire face à la fenêtre. La vue n’est pas terrible, mais je vais au moins pouvoir me concentrer. “ Les autres n’arrivent pas ? — Josh et Raymonde sont payés au numéro. Dorothée, la graphiste, est à contrat. Elle est là la plupart du temps, sauf cette semaine. Karine est supposée venir cette après-midi pour te coacher, j’pense. — Et Micheline ? — On la voit demain, entre onze heures et midi. — Oooookéee ! Bon bien, j’pense que j’vais regarder les chiffres ! — L’état de nos finances, tu veux dire ? — Oui. Pour coordonner, c’est comme important. — J’te préviens : c’est pas rose rose… — Je m’en doute bien. ” J’examine les états financiers, les ventes au numéro, les abonnements. C’est long et fastidieux. C’est tout fait à la mitaine sur Excel. D’après ce que je vois, la revue est dans le trou de cent quinze mille dollars. C’est gigantesque, pour un truc qui compte à peu près onze cents abonnés dans le monde et qui tire à quatre mille exemplaires. Je calcule mon salaire, vite fait. Vingt-huit mille cinq cents par année… Tabarnak ! Tu fais quoi, avec vingt-huit mille piastres par année à Montréal ? Je calcule le salaire de Véronika. Vingt-cinq mille… Je commence à me demander ce que je fais ici. Véronika est au téléphone. Elle place les pubs du prochain numéro. Des galeristes, surtout. La matinée passe très vite. Elle a son lunch. J’aimerais qu’on sorte un peu. “ On n’irait pas manger en bas ? — Au Laïka ? — C’est bon, non ? — C’est cher, aussi… — J’t’invite. — Non. C’est beau. Je paye ma part. — Comme tu veux. ” Le restaurant est déjà plein. “ Il faut arriver avant midi, normalement. — C’est la clientèle du quartier ? — Oui. Beaucoup de gens en design, dans la mode, de jeunes architectes… — Tous des bobos, quoi. — Si on veut. ” Ça travaille sec aux fourneaux. Je prends une bavette avec un verre de Minervois. Véronika choisit une salade tiède. “ Tu prends pas de vin ? — Je travaille mal, après. — Tu trouves ça normal, toi, nos salaires ? — C’est pas énorme, mais c’est correct, pour le milieu des arts… — C’est normal de faire moins en arts ? — C’est ce que tout le monde dit, en tout cas ! — Ça me met hors de moi. Surtout quand tu regardes les milliards qui se brassent dans le sport. — Tu ne peux rien changer à ça, Raphaël. — Tu te rends compte qu’on travaille pour une des revues les plus prestigieuses du Canada, à moins de trente mille par année ! — Je sais. Mais je préfère travailler ici que pour Le Mercredi. — En parlant de ça : j’ai vu que ce torchon reçoit presque un million de dollars de subventions de Patrimoine Canada. Tu te rends compte ? — I know. — Et nous on n’a rien parce qu’on n’a pas assez de contenu canadien ! — Disgusting, hein ! — Tu viens d’où, toi, au fait ? — Mes parents sont hongrois, mais je suis née ici. — Tu vas là-bas, des fois ? — Oui. Mais c’est un drôle de pays. Tout fonctionne au noir. Les jeunes sont désespérés… On est mieux ici, believe me ! — Pas dans les arts, en tout cas ! — Mais là-bas ils n’ont rien ! C’est le chaos ! — Tu as raison. Mais avec la richesse qu’on génère, c’est pas normal, l’état de notre culture.” Ma bavette est un peu coriace et le Minervois mince en bouche. Je sue à grosses gouttes. J’ai le goût de tout plaquer maintenant, avant de revoir la directrice. Je dois montrer un minimum de professionnalisme. Si d’ici une semaine je me fais toujours chier, je donne ma démission. L’après-midi n’a fait que confirmer mes craintes. La fille qui occupait mon poste m’a dressé le portrait de la situation : on s’en va droit dans le mur, d’ici trois ou quatre ans maximum. En plus, il y a plein de boulot vraiment chiant à faire : les demandes de subventions, la facturation, le contrat avec l’imprimeur, les relations avec les clients… Je pensais coordonner à la production, c’est ce qu’il y a de plus sympa, mais Micheline s’en occupe personnellement avec la graphiste. J’aurais dû m’en douter. Autrement dit, j’me ramasse avec toute la merde. Je suis vraiment découragé. Le mieux, ce serait peut-être le bien-être social ; j’pourrais écrire en paix. Je ne veux pas vivre aux dépens de Simone. Il y a toujours Margaux… Si j’arrive à la faire tomber en amour avec moi, elle pourrait devenir mon salut. Comment puis-je penser comme ça ? Mon cas m’inquiète de plus en plus. Fuck it ! J’y vais : direction Le Méliès, dès que je sors de ce trou. Je dis au revoir à Véronika. “ On se voit demain matin ? — Mais oui, bien sûr. Ciao ! ” Elle se doute bien que je ne compte pas me la faire longue ici. Bon bon bon. Une journée à la fois. »
Le texte s’arrêtait là. J’avais des rapports cyclothymiques avec l’écriture. Je croyais qu’écrire relevait d’une sorte de rituel pythique, et que ça prenait les bonnes vapeurs au bon moment. L’auteur inspiré, etc. Qu’est-ce qu’on peut s’autobalancer comme conneries.