7
De nouveau, Dirk Barnevelt et George Tangaloa voyaient défiler devant eux les traits vert sombre des roseaux qui bordaient les marais de Koloft. Cette fois-ci cependant, ils se trouvaient à l’avant d’un chaland, le Chaldir, qui descendait le Pichidé grâce aux actions conjuguées du courant et de la poussée d’une unique voile triangulaire montée sur un mât court et attachée à la proue. Le vent d’ouest entraînait la fumée de leurs cigares vers l’aval, mais il poussait aussi vers leurs narines écœurées les fortes et nauséabondes odeurs qui montaient de la cargaison de peaux verdâtres et de l’attelage de shailans à six pattes qui étaient parqués à l’arrière. Ces animaux servaient, à la fin du voyage, à tirer le bateau à contre-courant le long du chemin de halage. Les deux hommes fumaient cigare sur cigare pour essayer de contrarier la puanteur qui révoltait leur odorat de Terriens.
Ils arrivaient maintenant au ponton où ils s’étaient amarrés pour se rendre au fameux pique-nique, une semaine auparavant. Quelques instants plus tard, ils aperçurent les ruines qui avaient su conserver leur secret, quel qu’il soit. Puis ils passèrent devant Qou, construite sur la rive sud. C’était une petite ville d’aspect assez malpropre, qui disparut bientôt de leur vue.
— Zeft ! Ghuvoi zu ! hurla Philo le perroquet dans sa cage.
Barnevelt, qui était en train de s’entraîner à quelques savantes attaques d’escrime, s’interrompit un instant.
— Je n’arrive pas à m’habituer à l’aspect humain de ces Krishniens, dit-il. C’est fou ce qu’ils nous ressemblent.
Tangaloa avait finalement cédé et s’était acheté une masse d’armes mesurant à peu près cinquante centimètres, taillée dans un bois dur et brun, et munie d’une tête métallique garnie de pointes. Il avait passé le manche épais dans sa ceinture. Maintenant, il était assis sur le pont, le dos appuyé contre leurs sacs, les jambes croisées sous lui, tel un Bouddha bronzé. Avec son teint sombre et ses traits mongols, pensa Dirk en le contemplant, il a l’air mille fois plus authentiquement krishnien que moi.
Tangaloa s’éclaircit la voix, signifiant ainsi qu’il allait se montrer doctoral.
— Tout cela répond à des contraintes universelles, Dirk. Une espèce civilisée doit posséder certaines caractéristiques physiques : des yeux pour voir et au moins un bras ou un tentacule pour pouvoir saisir et manipuler. Et il ne faut pas qu’il soit trop long ou trop petit. Il en est de même des caractéristiques mentales. L’intelligence seule n’est pas suffisante. S’il y a une trop grande uniformité des qualités mentales, l’espèce se révélera incapable de pratiquer la division du travail qui est absolument indispensable pour parvenir à une civilisation avancée. Si au contraire ces qualités présentent de trop grandes différences entre individus, les plus intelligents tyranniseront trop facilement les autres, ce qui encore une fois produira une société statique. Si les êtres sont trop capricieux, velléitaires et mal accordés entre eux, ils seront incapables de coopérer. À l’inverse, s’ils sont trop bien étalonnés, il n’apparaîtra aucun être de type schizoïde, comme vous par exemple, capable de créer de nouvelles pensées.
— Merci pour le compliment, dit Barnevelt. Croyez bien que je vous ferai signe chaque fois que ma nature géniale me chatouillera.
— Malgré tous ces impératifs, poursuivit imperturbablement Tangaloa, il existe énormément de variantes entre les espèces extraterrestres pensantes. Par exemple ces… êtres qui vivent sur Sirius Neuf : leurs sociétés sont bâties exactement sur le modèle de celles des fourmis. Il se trouve simplement que les Krishniens sont les plus humanoïdes de toutes les espèces intelligentes que nous connaissons…
— Har’imma ! Har’imma ! cria Philo.
— Si cela veut vraiment dire ce à quoi je pense, dit Barnevelt, il faut espérer que la reine Alvandi se montrera vraiment large d’esprit.
— Il se peut même qu’elle ne le comprenne absolument pas. Le dialecte qiribumien diffère énormément du gozashtandou vulgaire. Le moyen, tout ce qui est fait ou perçu par le sujet, s’exprime par les verbes…
Barnevelt termina ses exercices en écoutant d’une oreille distraite le savant bavardage de son ami, puis il alla voir les shailans, qui apprécièrent beaucoup son doigt capable de gratter leur front pelucheux.
À la tombée de la nuit, comme il n’y avait rien alentour qui ressemble à un village, ils jetèrent l’ancre au bord du fleuve et restèrent sur le bateau. Roqir se coucha lentement, noyant l’horizon d’un glorieux éclat polychrome propre aux couchers de soleil krishniens. La femme du propriétaire du chaland prépara le repas du soir. Les bruits subtils que faisaient les petites créatures vivant dans les roseaux leur parvenaient comme un doux murmure apaisant. Les bateliers dressèrent leurs petits autels et prièrent leurs dieux avant d’aller se coucher.
Ainsi passaient les jours tandis qu’ils descendaient le Pichidé. Le cours du fleuve traversait paresseusement la Plaine gozashtandumienne jusqu’à la mer Sadabao. Ils mirent au point leur approche de Gorbovast à Majbur ; comment ils devaient se présenter à la reine Alvandi à Ghulindé, et surtout quels moyens ils devaient employer pour éviter les périls du Sunqar. Jour après jour, le nez de Barnevelt rougit puis pela, mais Dirk apprit aussi à marcher avec une épée sans se prendre les jambes dedans. Il améliora énormément ses connaissances dans les différents langages locaux et il acquit une certaine confiance en lui qu’il n’avait jamais connue tant qu’il était resté sur Terre.
C’est ce dernier point qui l’intriguait le plus. Il se demandait avec une délectation d’intellectuel à quoi tenait ce changement dans sa propre nature. Était-ce parce qu’il avait enfin la possibilité de mener une vie en accord avec son romantisme jusqu’alors refoulé ? ou bien était-ce un vulgaire et mesquin sentiment de supériorité sur les Krishniens ? N’était-ce pas tout simplement parce qu’il était enfin débarrassé de sa mère ? Il fut aussi soulagé de constater que le fait d’avoir tué les deux brigands ne lui avait pas provoqué, sur le moment ou par la suite, de violente réaction émotionnelle. En revanche, il lui arrivait de faire de temps en temps d’atroces cauchemars dans lesquels il était pourchassé par un essaim de frelons énormes ; il hurlait pour que sa mère vienne le secourir, mais elle n’apparaissait jamais.
Il préférait toutefois garder ses sombres méditations pour lui, craignant que s’il les lui révélait, Tangaloa s’en serve pour faire un mot d’esprit.
Bien que celui-ci possède une intelligence remarquable – il faisait preuve d’un instinct inimaginable en ce qui concernait tous les langages possibles, dû certainement en partie à l’immense somme de connaissances qu’il avait acquise dans sa spécialité –, il ne prenait jamais la peine de se forcer pour quoi que ce soit. Ainsi, s’il n’avait pas envie de travailler, il ne travaillait pas. Peut-être était-ce parce que tant de choses étaient faciles pour lui, ou bien à cause de l’éducation polynésienne si peu stricte qu’il avait reçue. Quoique aimable, sympathique et enclin à la bonté, il était moralement assez peu profond et ses actions n’obéissaient pas à une philosophie élaborée mais plutôt à son humeur du moment. C’était un beau parleur, brillamment superficiel mais incapable d’écrire une œuvre un peu forte. Il n’était pas non plus homme à mener des entreprises de première importance. Bien que plus jeune que Tangaloa et nominalement son inférieur, Barnevelt était sûr que tôt ou tard l’entière responsabilité de leur expédition reposerait sur ses épaules osseuses.
Plus loin, le fleuve s’élargissait à tel point que les maisons et les habitants sur une rive ou l’autre, vus du milieu du fleuve, ne paraissaient pas plus grands que des fourmis. Puis le Chaldir longea des quartiers résidentiels composés de villas luxueuses appartenant aux riches Majburiens ; on apercevait des enfants jouant au polo, montés sur des porcelets, ou se poussant dans l’eau en riant de ce rire aigu typiquement krishnien. Maintenant, le trafic fluvial était nettement plus dense : des barques ancrées un peu partout, dans lesquelles se trouvaient des pêcheurs, et des chalands identiques au leur. Le Chaldir traversa le fleuve pour venir déposer son attelage de shailans sur le chemin de halage de la rive nord.
Le patron du Chaldir, dont le lourd chargement diminuait la souplesse de manœuvre, demandait la priorité en tapant sur un gong en cuivre martelé quand ils croisaient la route d’un autre bateau. Il se trouva malheureusement qu’à un certain moment ils tombèrent sur un lourd radeau de rondins qui était encore moins dirigeable que le Chaldir. Malgré les avertissements alarmés du patron marinier, le radeau continua tranquillement sa route droit vers le Chaldir, tant et si bien que les deux équipages durent sortir précipitamment les gaffes pour éviter une collision qui semblait inéluctable. Naturellement, ces exercices étaient accompagnés de vociférations et d’insultes, à tel point que les deux Terriens craignirent pendant un instant que tout cela se termine dans une bagarre générale et meurtrière. Les shailans, de leur côté, beuglaient lamentablement, ajoutant à la confusion. Puis, quand les deux bateaux se furent éloignés l’un de l’autre, l’atmosphère se détendit tout aussi vite qu’elle était montée et tout se passa le plus aimablement du monde.
Bientôt, le paysage de banlieue remplaça les villas, et à la banlieue succéda la ville proprement dite. Elle n’avait pas l’opulence de Hershid et ses merveilleux dômes, ni l’apparence sévère d’une forteresse comme Mishé, mais il se dégageait un charme particulier de ses innombrables ogives gracieusement élancées et de ses sculptures fantastiquement baroques. Entre les immeubles de cinq ou six étages grouillait un incessant trafic de personnes et de véhicules.
La rive était émaillée de débarcadères et d’appontements auxquels étaient amarrés d’autres chalands comme le leur. Barnevelt apercevait au-delà de la jetée le dessin géométrique des mâts et des espars des bateaux naviguant dans les hautes eaux du port maritime. Le patron du Chaldir, qui avait repéré une place vacante, dirigea son chaland vers la rive tandis que deux matelots ramaient lourdement pour remonter le courant. Un bateau de pêche tout hérissé de voiles avait choisi la même place et essaya de couper la route au chaland, mais il ne fut pas assez rapide. Philo le perroquet ajouta ses cris acides aux imprécations des deux équipages.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand les manœuvres d’amarrage furent terminées. Barnevelt et Tangaloa firent leurs adieux au patron et aux mariniers, puis grimpèrent sur le quai. Ils partirent à la recherche du bureau de Gorbovast. Barnevelt retrouva en lui cette gêne habituelle qui l’étreignait chaque fois qu’il devait rencontrer un inconnu et se présenter à lui.
Ses alarmes se révélèrent vaines. Sur présentation de la lettre d’introduction que leur avait donnée Castanhoso, Gorbovast les reçut avec une simplicité et une courtoisie qui parurent volubiles et mielleuses à Barnevelt. Le très affable gentilhomme krishnien constituait la preuve vivante de la fausseté du dicton selon lequel il est impossible de servir deux maîtres à la fois. En effet, tout en remplissant ses fonctions de représentant du roi Eqrar de Gozashtand à Majbur, il améliorait son quotidien depuis des années en envoyant des informations au Bureau de sécurité des Douanes Interplanétaires de Novorecife.
— Le Snyol de Pleshch ? dit-il, en prononçant « Esnyol » à la manière gozashtandumienne. Vous allez chasser le gvàm dans le Sunqar, hein ? Enfin, rien ne vient à qui ne tente rien, comme dit un proverbe du Nevhavend. Vous savez certainement que la mer Banjao est devenue un repaire de pirates tout ce qu’il y a de plus irréguliers et sanguinaires, et il n’y a malheureusement aucun moyen d’en venir à bout, étant donné que Dour, dans son arrogance, leur fournit de l’argent et des armes pour qu’ils gênent le commerce et les échanges des petites puissances comme Majbur ou Zamba. Certaines rumeurs prétendent que ces mêmes brigands font partie du trafic de janru, cette drogue qui fait peur à tous les hommes épris d’indépendance…
Barnevelt lui fournit quelques détails sur l’arrestation de Vizqash à Novorecife.
— Ainsi, dit Gorbovast, ils opèrent maintenant dans cette région ? Bon, bon… Ce ne sera pas un mal d’en toucher un mot au chef-syndic, parce que les hommes ici à Majbur craignent affreusement que cette saleté s’introduise dans notre ville et que les femmes en profitent pour les dominer. Bien sûr, nous ne sommes pas aussi sensibles que ces pauvres idiots de Terriens qu’une seule goutte, même infime, transforme en malheureux pantins, mais il n’en reste pas moins que ce procédé si subtil pourrait créer de véritables ravages chez nous. Quant à la lettre pour la Douri de Qirib, je vais vous la rédiger de suite. Entre parenthèses, vous feriez bien de vous dépêcher pour la remettre à sa destinataire.
— Pourquoi ? La vieille mangeuse d’hommes est mourante ?
— Que non ! Simplement, on raconte dans les tavernes qu’elle a l’intention, une fois que son consort actuel aura subi la décollation, comme le veut leur coutume barbare et sanguinaire, de céder son trône à sa fille Zeï.
Barnevelt ouvrit de grands yeux, ce qui eut pour effet de soulever en même temps ses sourcils et les antennes qui étaient collées sur son front. Qirib, dominé par une jeune reine nouvellement intronisée, prenait un tout autre charme que sous le règne d’un vieux dragon comme cette Alvandi.
— Je n’étais pas au courant de cela, dit-il. Peut-être, maître Gorbovast, seriez-vous assez aimable pour nous donner deux lettres d’introduction, une pour chaque dame.
— C’est la moindre des choses. Je vous conseille cependant de faire très attention quand vous serez avec ces deux puissantes femmes. On raconte qu’elles maintiennent leurs sujets mâles dans cet état de semi-esclavage en utilisant cette fameuse drogue… (Puis il leur expliqua tout ce qu’ils devaient savoir sur les horaires de train et comment ils devaient prendre leurs billets.) Nous pouvons constater que la roue céleste n’a pas encore tourné au méridien, ajouta-t-il. Vous avez le temps de visiter notre si merveilleuse cité avant de prendre l’express quotidien vers le sud.
C’est ce qu’ils firent, se promenant sur les quais du port pour photographier les navires. Ce n’étaient ni plus ni moins que des youyous, comparés aux bateaux terriens, mais ici ils faisaient une certaine impression. Il y avait des bateaux douriens, sur la mer Va’andao, gréés en carré et à hautes lisses, des boutres de Sotaspé et d’autres ports situés sur la mer Sadabao, et même un catamaran avec une voile en forme de croissant qui venait de Malayer dans le Haut Sud. Ainsi que de longues et basses galères de guerre, au milieu desquelles se distinguait la quinquérème Junsar, orgueil de la flotte de Majbur, avec ses bancs de cinq rameurs échelonnés le long de la structure, sa poupe à haute lisse, et son éperon d’étrave pointu qui affleurait à la surface de l’eau.
Ils résistèrent aux odeurs qui venaient du marché aux poissons tout proche et allèrent goûter un repas de cuisine typique.
Barnevelt regretta très vite sa curiosité quand il vit ce qui se trouvait dans le bol de soupe placé devant lui : une sorte de limace aquatique pourvue de tentacules, qui avait la curieuse propriété de rester vivante et de se tortiller longtemps après avoir été cuite. Barnevelt essaya deux coups de dents timides, mais il eut un haut-le-cœur et préféra abandonner.
— Pauvres petits Occidentaux, ricana Tangaloa en s’essuyant la bouche d’un revers de main après avoir terminé sa soupe jusqu’à la dernière goutte. Vous êtes vraiment très « fin de race ».
— Allez au diable ! grogna Barnevelt, et il se força héroïquement à avaler ce que son organisme refusait.
Ils quittèrent ce lieu de supplice pour se rendre au zoo municipal. Se souvenant de leur bain dans le Pichidé, Barnevelt eut une panique rétrospective en voyant dans un aquarium géant un avval dont il apprit qu’il n’était pas encore adulte. Ce moment de frayeur passé, il serait bien resté tout l’après-midi à contempler les créatures étranges qui se trouvaient dans les cages. Tout cela lui semblait fascinant. À tel point que ce fut Tangaloa, qui pourtant n’était jamais pressé, qui dut lui rappeler qu’ils avaient un train à prendre et l’entraîna vers la sortie.
En traversant un parc, ils tombèrent sur une représentation en plein air donnée par une troupe de danseurs appartenant au temple de Dashmok, le dieu du commerce de la cité. Un prêtre passait le chapeau, ou plutôt un récipient en forme de petite amphore, dans lequel étaient recueillis les fonds pour le temple. Barnevelt regarda les filles qui sautaient et virevoltaient gracieusement, et subitement il sentit son visage s’empourprer. De telles choses n’existaient pas dans le Comté de Chantauqua.
Tangaloa, qui avait remarqué sa gêne, en profita pour faire un exposé d’anthropologie culturelle.
— Vous voyez, Dirk, toutes les cultures n’ont pas la même opinion en ce qui concerne ce qui doit ou ne doit pas être montré. Cela dit, très peu de cultures, à part votre civilisation occidentale, défendent et punissent aussi rigoureusement la nudité. Ce tabou est un héritage direct qui vous vient de la vieille civilisation syriaque, en passant par le judaïsme et son rejeton, le christianisme…
Une giboulée vint mettre un point final au spectacle et la foule se dispersa. Les deux Terriens se rendirent à la gare, où leur train n’était pas encore composé et ne partirait pas avec moins d’une heure krishnienne de retard sur l’horaire annoncé. Ce fut tout ce qu’ils purent apprendre de l’employé, qui fut incapable de leur fournir d’autres indications. La seule chose à faire était donc de rester là et d’attendre en fumant quelques cigares.
Quelques instants plus tard, un homme portant une grosse valise sur l’épaule entra dans la gare et vint s’asseoir sur le même banc que les deux Terriens. Il était vêtu d’un costume bleu pâle et son crâne était orné d’un léger casque de parade en argent, agrémenté de deux ailes de chauve-souris d’eau, en argent elles aussi.
Si Barnevelt, pour sa part, n’avait jamais manifesté de grand talent pour engager la conversation avec des étrangers, Tangaloa ne connaissait pas ce genre de timidité. Bientôt, il était en pleine discussion avec leur nouveau voisin.
— Ceci, dit le Krishnien en désignant son casque, signifie que je travaille pour la Mejrou Quarardena. Nous nous chargeons de tous transports d’un lieu à un autre. La devise de notre société est la suivante : Ni les orages, ni les nuits, ni les bêtes féroces, ni les hommes mal intentionnés ne peuvent arrêter nos commissionnaires dans le rapide accomplissement de leur devoir.
— C’est une très belle devise, dit Barnevelt d’un ton pénétré. Il me semble d’ailleurs qu’elle m’est connue.
— Sans aucun doute, la renommée de notre compagnie a dû arriver jusqu’au lointain Nyamadze, répondit fièrement le commissionnaire. Un jour prochain, nous étendrons nos services jusque dans votre froide région. Oh ! mes maîtres, je pourrais vous raconter des histoires qui sont arrivées à certains d’entre nous, et qui vous feraient dresser les antennes de terreur. Par exemple, quand mon ami Gehr transporta un paquet jusqu’en plein cœur du redoutable Sunqar et qu’il le remit au chef-pirate lui-même, le terrible et effroyable Sheafasè.
Barnevelt et Tangaloa dressèrent l’oreille en même temps.
— Quel genre de type est ce She… ce roi des pirates ? demanda Dirk.
— Là-dessus, mon ami Gehr n’en sait pas plus que vous, parce que Sheafasè ne se montre à personne, sauf à ses propres sujets. Mais, comme Gehr ne pouvait délivrer le paquet sans avoir un reçu signé par le destinataire, celui-ci passa sa main à travers une ouverture ménagée dans un rideau pour tenir le crayon. Et alors Gehr aperçut… ah, mes maîtres, quelle horrible chose il vit ! Ce n’était pas une main humaine, mais un assemblage de griffes et d’écailles pareil au pied de l’atroce pudamef qui hante les glaciers de votre pays. Une vision à vous faire frissonner d’horreur toute votre vie. C’est pourquoi je prétends que Sheafasè doit être une créature n’appartenant pas à notre monde honnête, mais à quelque planète pourrie et malsaine, perdue dans les profondeurs de l’espace… comme celle qui s’appelle Terre, par exemple, où habitent tous les funestes et nuisibles sorciers…
— Pun dessoi ! appela le chef de gare.
Le commissionnaire se leva et souleva son sac à colis pendant que les deux Terriens prenaient leur chargement et la cage de l’oiseau. Ainsi, la Terre était une planète pourrie et malsaine, songea Barnevelt, partagé entre l’amusement et une irritation qui aurait pu passer pour patriotique. Malheureusement, ce n’était ni le moment ni l’endroit pour hisser le drapeau de la Fédération mondiale, qui venait d’être bafoué.
Le train était composé de cinq petits wagons à quatre roues : deux plates-formes sur lesquelles étaient entassées des marchandises et trois voitures pour les passagers qui ressemblaient à des diligences reconverties. L’écartement des rails était d’à peu près un mètre. Un bishtar, attaché au wagon de tête par un harnais en corde, faisait fonction de locomotive. La bête se tenait entre les rails, balançant ses deux trompes, remuant sa queue et faisant pivoter ses oreilles en forme de trompette.
Le wagon de queue était occupé par une famille extrêmement bruyante, composée d’un petit mâle, d’une grosse femelle, de trois enfants, plus un qui se trouvait dans l’incubateur portatif dans lequel les Krishniens transportaient leurs œufs non encore éclos. Pour éviter d’avoir à subir les cris et les piaillements de cette belle famille, Barnevelt et Tangaloa, accompagnés de leur nouvelle connaissance, grimpèrent dans le premier wagon.
Quand tous les passagers eurent pris place, le cornac assis sur l’encolure du bishtar souffla dans une petite trompe et piqua la bête avec son aiguillon. Les chaînes qui reliaient les wagons grincèrent péniblement, et la voiture occupée par les Terriens démarra avec d’étranges soubresauts. Les roues trépidèrent violemment sur les aiguillages. Leur train dépassa un convoi tiré à petite vitesse sur une voie de garage. Ils étaient si près que Barnevelt aurait pu, s’il avait été téméraire, toucher l’une des six pattes énormes du bishtar.
Ils sortirent de la gare proprement dite et roulèrent entre de longues files de bâtiments, puis débouchèrent en plein dans une des artères principales de Majbur. Les deux voies étaient placées exactement au milieu de la rue. Ils aperçurent une station située à un carrefour, d’où descendaient des voyageurs.
La rue grouillait d’une animation de fourmilière. Des Krishniens sur des scooters ou des charrettes pour les uns, montés sur de petits ayas à six pattes ou sur de hauts chomals quadrupèdes pour les autres, coupaient négligemment la route à l’express. Un attelage de six ayas tirait une sorte de grand véhicule à deux étages qui devait être un omnibus public. À un carrefour particulièrement animé, un Krishnien en uniforme et casque réglait la circulation avec son épée. Il faisait tournoyer son arme avec tant de dynamisme qu’il était étonnant qu’il ne tranche pas une oreille aux piétons passant autour de lui.
Petit à petit, le trafic diminua d’intensité et les maisons se rabaissèrent. Le train quitta la voie au milieu de la chaussée et ils se retrouvèrent bientôt dans la banlieue. Là, les maisons étaient séparées les unes des autres par des champs et des terrains vagues. La voie devint unique et ils se retrouvèrent brutalement en pleine campagne. Un peu plus loin, ils stoppèrent afin de permettre aux gardes-frontières de la République du Mikardand, vêtus d’armures de style mauresque, de les contrôler avant de leur permettre de repartir.
Le voyage se déroula sans histoires, sauf quand ils s’arrêtèrent dans un hameau sans nom pour permettre au bishtar de s’abreuver et aux passagers de manger un morceau et de satisfaire des besoins naturels : le plus âgé des enfants de la famille piaillante trouva malin de décrocher le dernier wagon du reste du train sans que personne le voie. Naturellement, quand le train démarra, il laissa sur place le wagon de queue dans lequel la grosse bonne femme hurlait encore plus fort que Philo. Le convoi stoppa et les voyageurs mâles poussèrent la voiture abandonnée jusqu’à ce qu’il soit possible de la raccrocher. Pendant toute cette délicate manœuvre, le conducteur ne cessa pas un instant d’appeler les malédictions de Qondyor, Dashmok, Bakh et toutes les autres déités sur la tête du pauvre gamin coupable. Il débitait ses litanies lentement, sérieusement, mais son œil pétillait d’un humour malicieux qui fit rire aux larmes les deux Terriens.
Le commissionnaire expliqua, quand ils eurent regagné leurs places, pourquoi il se contentait de présenter une carte au lieu de prendre un ticket comme tout le monde : la Mejrou Quarardena avait passé un contrat avec tous les plus importants moyens de transport, et ses courriers voyageaient à crédit. La note totale était payée en fin d’exercice par la compagnie.