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Le train stoppa dans un atroce crissement de freins. Tandis que les deux Terriens étaient occupés à décharger leur équipement, un petit vieux passa sur le quai de planches vermoulues en leur proposant :

— Des images, mes seigneurs ? des images magiques ?

Il avait un air minable, son visage était couvert d’une barbe miteuse et clairsemée. Il portait une assez grosse boîte montée sur un trépied.

— Par les yeux verts de Hoi ! lança Barnevelt, utilisant un juron krishnien. Regardez !

— Que diable cela peut-il bien être ? demanda Tangaloa.

— Un appareil photo ! (Barnevelt se souvenait avoir vu dans des livres des appareils comme celui-ci, comme on en utilisait sur Terre il y avait plusieurs siècles, aux débuts de la photographie. Il ne put s’empêcher de jeter un rapide coup d’œil sur sa minuscule Hayashi, dissimulée dans la chevalière qu’il portait au doigt.) Je me demande comment il peut prendre quelque chose avec cette lumière, s’étonna-t-il. (Il leva les yeux vers le fleuve, où la ligne d’horizon coupait déjà en deux le disque rouge de Roqir.) Ceci doit être un produit de la révolution scientifique du prince Ferrian. Non, merci, dit-il au photographe.

Il se préparait à partir quand une explosion de vociférations aiguës le fit se retourner.

Une policière dont les formes avantageuses étaient vêtues de rouge et de cuivre était en train de malmener le malheureux photographe. Barnevelt comprit qu’il avait contrevenu à une ordonnance en proposant ses services sur le quai de la gare.

— … à présent, filez ! conclut-elle. Espèce de pauvre débris usé, remerciez la Déesse Mère de ne pas vous laisser passer la nuit à pourrir au cachot !

Barnevelt fit un pas, mais un autre hurlement l’arrêta.

— Eh ! vous, là ! ne bougez pas ! Je crois comprendre que vous êtes étranger et donc ignorant… mais cela ne vous permet pas d’ignorer la loi. Sachez qu’à Qirib nous n’apprécions pas d’entendre invoquer le nom de Hoi, cette fausse déesse ! Elle est tout juste bonne à amener le désordre, c’est pourquoi nous punissons ceux qui prononcent son nom exécré. Voyons voir ces épées !

Elle examina les scellés sur les armes de Barnevelt et Tangaloa. Le cœur de Dirk sautait follement dans sa poitrine. Il était certain qu’elle remarquerait l’endroit où Gavao avait entaillé le fil de fer. Mais, soit à cause de la rapidité de son examen, ou grâce à la faible luminosité du soleil couchant, elle ne vit rien et les invita à déguerpir, non sans leur avoir lancé un dernier :

— Faites ce que vous devez faire, étrangers, mais prenez garde où vous mettez les pieds !

L’auberge d’Angur était visible de la gare. Un crâne de carnivore à longues dents était accroché au-dessus de la porte afin de désigner le genre de nourriture qu’on y servait. C’était une maison de trois étages, dont le rez-de-chaussée, à l’exception d’un petit bureau sur un côté et d’une entrée, était entièrement consacré à la restauration. La façade de ce rez-de-chaussée était composée d’arcades qui soutenaient les étages supérieurs.

Les voyageurs se frayèrent un chemin au travers d’une foule compacte agglutinée autour d’un magicien ambulant qui sortait un bébé unha de son chapeau, et entrèrent par la porte latérale. Le visage gras d’un Krishnien apparut derrière un guichet, en réponse au coup qu’ils donnèrent sur le petit gong pendu à cet effet.

— Angur bad-Ehhen, à votre service, dit la face ronde qui, avec ses antennes anormalement longues, semblait appartenir à un gros scarabée.

— Baghan ! hurla Philo de sa cage.

— Eh bien… vraiment, mes maîtres…

— Ce n’était pas nous qui parlions, expliqua hâtivement Barnevelt, et il débita un laïus compliqué et grandiloquent à la façon krishnienne. C’est cette misérable bête originaire des terres lointaines, dont le vulgaire humour consiste à crier des mots appartenant aux langues humaines, termes dont il ignore autant le sens que vous et moi ignorons les secrets et les desseins des dieux. C’est pourquoi il ne faut pas vous offenser. Puisse votre bonne étoile rester toujours dans l’ascendant. Sachez que je suis Snyol de Pleshch, un voyageur, et voici mon compagnon, Tagde de Vyutr.

Il s’arrêta, un peu hors d’haleine, mais fier d’avoir réussi à tenir un tel discours.

Tandis qu’ils réglaient les problèmes de logement, Angur ne cessait de se tordre le cou dans l’ouverture de son guichet pour regarder le perroquet.

— Sincèrement, messieurs, je n’avais encore jamais vu une créature vêtue d’une pareille fourrure et ayant une forme si étrange et anormale. D’où vient-elle ?

— Des hautes montagnes du Nyamadze, répondit Barnevelt, prenant conscience que les plumes étaient inconnues sur cette planète.

Il espérait aussi qu’il y avait bien des montagnes là où il prétendait être né.

— Garrrrk ! cria Philo, en ouvrant à moitié ses ailes.

— Ça vole ? s’exclama le gros homme. Et pourtant, ce n’est pas une chauve-souris d’eau, ni un bijar, ni aucune autre bête volante connue. Ce serait une attraction extraordinaire pour mon auberge. Peut-être voudriez-vous bien… vous laisser convaincre… de… euh…

Il tendit gentiment la main vers la cage, mais il la retira prestement quand Philo voulut le mordre en poussant des grincements hargneux.

— Non, dit Barnevelt. Nous regrettons de vous contrarier ainsi, mais quand nous avons… euh… acheté cette créature, un célèbre astrologue nous a assuré que nos destins étaient liés au sien, et malheur à nous si nous venions à nous séparer de lui.

— C’est désolant, dit Angur, mais c’est aussi clair que les sommets de Darya que vous avez de bonnes raisons pour me donner une telle réponse, comme la sorcière a dit dans la forêt à Qarar dans la légende. Voici votre clé. Vous partagerez votre chambre avec un autre client. Son nom est Sishen. C’est tout ce qui me reste. Mais cela ne doit pas vous inquiéter, car ce voyageur vient d’un autre monde et n’utilise pas le lit. Désirez-vous une compagnie pour vous réconforter avant de manger ?

— Non, merci, répondit Barnevelt en rougissant.

— Mais nous avons des autorisations…

— Non, merci ! répéta Barnevelt, qui se dépêcha vers l’escalier.

— Voyez-vous, maître Angur, s’excusa Tangaloa, je soupçonne mon ami de mener une vie solitaire.

»  Espèce de puritain ! dit-il à Barnevelt quand il l’eut rattrapé. Vous ne trouvez pas que vous avez répondu un peu hâtivement ? Enfin… Cela dit, vous vous êtes montré particulièrement brillant avec le perroquet. Je me demande quel est ce type avec qui nous allons loger ?

— Il vient d’un autre monde. Ce doit être un fantôme.

— Comme cela nous pourrons faire une partie de cartes. À quoi peut-il bien ressembler ?

— Nous allons le savoir. Comment fonctionnent ces lampes à huile ?

Quand ils eurent finalement réussi à allumer, ils cherchèrent des indices susceptibles de les renseigner sur l’origine de leur compagnon de chambre. Dans un coin était posé un petit sac d’où émergeaient quelques affaires personnelles sans intérêt, et trois petites jarres bouchées étaient disposées sur un appui de fenêtre ; une autre, avec des anses saillantes, était ouverte. Barnevelt trouva que ce récipient avait des formes presque féminines.

Il échangea un regard perplexe avec Tangaloa et haussa les épaules. Ils se débarrassèrent, se lavèrent et vérifièrent leurs postiches. Barnevelt se regardait dans le miroir quand il aperçut par-dessus son épaule quelque chose épinglé sur la porte. C’était une notice qu’ils réussirent à traduire :

 

« NOTICE

Les Rites de l’Amour seront seulement pratiqués selon les Règlements du maître Conseil du Culte de la Déesse Varzai, c’est-à-dire : Ils seront précédés de la Courte Prière à la Déesse Mère, suivie de la Petite Glorification Rituelle. Une Offrande d’Amour d’un kard (qiribumien) destinée à la Déesse Mère devra être laissée à l’Aubergiste. Par Ordre de Sehri bab-Giraji, grande-prêtresse. »

 

— Eh bien ! s’exclama Tangaloa. C’est la première fois que j’entends parler de mettre un impôt là-dessus !

— En y réfléchissant, ironisa Barnevelt, nous avons bien fait de dire non à Angur.

— Une bande de bigotes hypocrites, ces Qiribumiennes, voilà ce qu’elles sont. À propos, je me demande comment les collecteurs peuvent contrôler ?

— À mon avis, cette coutume ne doit pas être observée très rigoureusement, dit Barnevelt.

 

De la taverne leur parvenaient des bribes d’une musique étrange. Un orchestre composé de quatre Krishniens – deux hommes avec des flûtes, un autre avec des instruments à percussion et une fille avec ce qui ressemblait étonnamment à une harpe – jouait bruyamment, tandis que sous les lumières tamisées, au milieu de la pièce, dansait une jeune Krishnienne. En ondulant et en tournoyant sur elle-même, elle s’enroulait dans un interminable voile, telle une chenille filant son cocon.

— Cela m’a tout l’air d’un strip-tease à l’envers, ronchonna Tangaloa. Nous aurions dû descendre plus tôt.

— En réalité, moi je m’attendais à trouver un Qiribumien mâle s’effeuillant devant des tablées d’amazones, rétorqua Barnevelt.

Des bancs faisaient le tour de la salle qui baignait dans une atmosphère lourde. Des centaines d’odeurs de drogues et de liqueurs inconnues s’ajoutaient aux relents des personnes présentes. Certains dîneurs étaient déjà occupés avec leurs curieux petits tridents. C’était une assistance mélangée, songea Barnevelt, mais composée essentiellement de bourgeois. Dans un coin se trouvait même un couple masqué, vêtu luxueusement de soie.

Comme le voulait la coutume locale, les Terriens allèrent passer leur commande directement par-dessus le comptoir au cuisinier qui transpirait à sa tâche devant le public. Puis ils firent le tour de la pièce à la recherche d’une place libre. Quand ils se furent assis, le serveur leur apporta leur kvad, qu’ils burent en regardant le spectacle giratoire de la danseuse.

Quand toute la longueur du voile fut définitivement enroulée autour d’elle, les spectateurs applaudirent en se faisant craquer les pouces. À ce moment-là, d’autres clients entrèrent, parmi lesquels les deux explorateurs aperçurent un être monstrueux et extraordinaire qui n’aurait pas déparé l’ordre des Dinosauriens. Cette créature hideuse, plus grande d’une tête qu’un homme normal, marchait sur des pattes semblables à celles d’un oiseau géant et était munie d’une longue queue qui lui servait de contrepoids. À la place d’un vêtement, le nouvel arrivant portait sur le corps un dessin compliqué de bandes entrecroisées peintes sur ses écailles.

— Un Osirien ! s’exclama Barnevelt. Et un mâle, d’après ses peintures. Nom d’un chien, je ne m’attendais pas à en trouver un ici !

Tangaloa haussa les épaules.

— Il y en a quelques-uns sur Terre. Ce ne sont pas de mauvais bougres, bien qu’ils aient une tendance à l’hypnomanie : impulsifs et irritables à l’extrême.

— J’en ai déjà vu, mais je n’en connais aucun. Une fois, j’avais emmené au cinéma une fille voir Ingrid Demitriou dans Désirs anonymes. Elle avait une hantise des serpents et, quand la lumière s’est rallumée, un Osirien était assis à côté d’elle. La pauvre s’est évanouie…

— La plupart d’entre eux sont inoffensifs, dit Tangaloa, mais, si jamais il vous arrive d’avoir une dispute avec l’un d’eux, ne le laissez pas vous regarder dans les yeux, car il vous mettrait dans un état de pseudo-hypnose avant que vous ayez le temps de dire « ouf ». La seule parade consiste à porter une calotte d’argent sur le crâne.

— Dites, George, pensez-vous que ce… type soit notre compagnon de chambre ? demanda Barnevelt.

Il aperçut le serveur et le héla. Celui-ci s’approcha.

— Mes maîtres, tout me laisse supposer que vous êtes Nyamiens, murmura-t-il. Peut-être aimeriez-vous un brasier de nyomnige ; nous avons une alcôve isolée exprès pour ce genre…

— Non, merci, l’interrompit Barnevelt, ne sachant pas dans quel genre de vice innommable le serveur cherchait à les entraîner. Quel est cet homme avec une queue ?

— C’est Sishen. Il loge ici. Très généreux sur les pourboires, malgré son apparence horrible.

— J’espère pour vous que ce n’est pas de la fausse monnaie. À propos, notre commande est-elle prête ?

Tout dans le comportement de l’Osirien prouvait qu’un important fossé existait entre les êtres intelligents munis d’un appendice caudal et ceux qui en étaient dépourvus. Il passa sa commande d’une voix aiguë et sifflante qui déformait les mots à tel point que le cuisinier n’avait certainement pas dû comprendre. Puis il s’installa dans un angle, sa queue s’étalant sur le plancher tel un long serpent. Il levait la tête nerveusement chaque fois que quelqu’un s’approchait de lui, comme s’il attendait. Le serveur lui apporta à boire dans un gobelet spécial.

— Oh oh, dit Barnevelt, regardant dans une autre direction. Nous qui parlions de fantômes, en voici un qui vient nous hanter de nouveau.

Il désigna le vieillard barbu qui leur avait proposé des photographies sur le quai de la gare. Celui-ci alla dire quelques mots à l’homme masqué, puis il vint vers les Terriens.

— Des images, mes seigneurs ? demanda-t-il d’une voix chevrotante. Des images magiques ?

— Donnons une chance à ce vieux clodo, dit Tangaloa. Ce n’est pas cela qui épuisera notre crédit. (Il se tourna vers le photographe.) Quand pouvez-vous nous donner les images, si vous les prenez maintenant ?

— Demain matin, mes seigneurs. Demain matin. Je travaillerai toute la nuit pour vous satisfaire…

Barnevelt avait beaucoup de bonnes raisons à opposer à cela, mais il ne voulait pas une fois de plus jouer le trouble-fête avare et contrarier son insouciant et dépensier compagnon. D’autre part, c’était une bonne occasion de se rendre compte des techniques utilisées par les pionniers de la photographie sur Terre, comme Daguerre ou les frères Lumière. Il donna son accord.

Le photographe mit laborieusement son appareil en place, réglant chaque pied avec soin pour que l’équilibre soit parfait. Puis il sortit une petite cuvette dont le fond était muni d’une poignée, ainsi qu’une pelote de ficelle. Il coupa un bout de fil qu’il attacha à un anneau soudé au fond de la cuvette. Ensuite, il extirpa de son sac une fiole qui contenait une poudre jaune exactement semblable à celle dont Vizqash s’était servi pour allumer le feu lors du pique-nique raté. Il versa cette poudre dans la cuvette et rangea la fiole, tenant toujours la cuvette par la poignée afin que la poudre ne se renverse pas. Enfin, il fit apparaître un briquet à silex qu’il battit contre le bout libre de la ficelle jusqu’à ce que la fibre se mette à grésiller. Barnevelt comprit qu’il s’agissait d’une mèche.

— Ne bougez plus, nobles seigneurs, les avertit le vieillard en ôtant un capuchon sur le devant de l’appareil.

Il se recula et leva la cuvette au-dessus de sa tête. La flamme grimpait le long de la mèche en faisant entendre de petits craquements. Elle atteignit le rebord de la cuvette et…

« Fouump ! »

Un éclair brillant illumina la salle et un épais nuage de fumée jaunâtre s’éleva au-dessus de la cuvette. Le photographe vint remettre en place le capuchon qui bouchait l’objectif. À ce moment, un bruit sur la droite attira le regard des Terriens et du petit vieux. Le visage en proie à une intense émotion, Sishen s’était dressé en renversant son gobelet.

Il avança rapidement vers le photographe qui, les yeux exorbités, semblait voir l’Osirien pour la première fois.

— Iya ! hurla le vieux débris et, ramassant à toute vitesse son équipement et son matériel, il s’enfuit de la taverne.

— Pourquoi a-t-il fait cela, je vous le demande ? dit Sishen aux deux hommes quand il fut près d’eux. Je voulais seulement lui demander de prendre aussi une image de moi, et là-dessus il se sauve comme si Dupulan lui courait après. Ces Krishniens sont vraiment incompréhensibles. Enfin… À propos, messieurs, seriez-vous mes compagnons de chambre ? À en juger par vos têtes rasées, vous êtes Nyamiens ; or Angur vient de m’aviser que cette nuit je devrai partager ma chambre avec deux hommes de votre race. Est-ce bien vous ?

— C’est bien nous, répondit Barnevelt.

— Bon. Alors, j’espère que vous serez assez aimables pour ne pas faire trop de bruit si vous rentrez tard cette nuit. J’ai un sommeil très léger. À vous revoir, messieurs.

Là-dessus, l’Osirien retourna à sa place.

— D’après moi, dit Barnevelt, il se pourrait bien que ce vieux photographe fasse partie de l’organisation du janru.

— Vous êtes beaucoup trop soupçonneux, sourit Tangaloa. Souvenez-vous de ce que nous a dit Castanhoso : tout ce qui sort un peu de l’ordinaire est aussitôt considéré comme… Regardez, voici venir notre ami si mal élevé avec son visage de poisson.