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Une grande diligence tirée par un attelage de six ayas à cornes stationnait devant la gare sur le boulevard. Le commissionnaire qui voyageait avec eux depuis Majbur était déjà là, discutant avec le cocher, mais il n’y avait aucun signe de sir Gavao.

— Est-ce la diligence pour Ghulindé ? demanda Barnevelt au cocher.

Celui-ci fit signe que oui de la tête, à la suite de quoi Barnevelt et Tangaloa lui tendirent les souches qui leur restaient des billets combinés train-diligence. Ils hissèrent leur sac sur la galerie, car le filet à bagages placé à l’arrière était plein, et grimpèrent à l’intérieur avec la cage de Philo.

Le véhicule comportait une douzaine de sièges dont la moitié fut occupée au moment du départ. La plupart des passagers portaient la tenue typique qiribumienne, composée d’une espèce de pièce d’étoffe enroulée autour d’eux qui les faisait ressembler dans l’esprit de Barnevelt aux clients d’un bain turc.

Le cocher souffla dans sa trompe et fit claquer son fouet. Ils partirent, les roues sautant violemment sur de gros cailloux ou s’enfonçant dans les profondes ornières de la chaussée délabrée. Étant donné le chargement relativement léger, les ressorts entre les essieux et la caisse ne faisaient presque pas fonction d’amortisseurs, mais au contraire secouaient durement les passagers à chaque cahot.

— Je pense réellement que Vizqash et Gavao sont des agents de la bande du Sunqar qui avaient pour mission de s’emparer de nous, dit Barnevelt.

— Comment cela ? demanda Tangaloa.

— Tout se tient. Le plan d’hier soir consistait à ce que Gavao nous drogue, puis lui et Vizqash, en prétendant être de vieux amis à nous, nous auraient entraînés dans un coin sombre où ils nous auraient coupé la gorge. Quand j’ai réussi à intervertir les verres et que Gavao est tombé raide, Vizqash, ne savait plus du tout quoi faire. Vous avez vu comme il est resté interdit en nous découvrant. Il semblait ne pas en croire ses yeux.

— Votre explication me plaît assez, cher Sherlock. Quant à Sishen… (Tangaloa se tourna vers le commissionnaire et lui demanda en gozashtandou :) Ne nous avez-vous pas dit que le mystérieux Sheafasè, le maître du Sunqar, avait une main couverte d’écailles et de griffes ?

— Oui, c’est bien cela, mes bons seigneurs.

— Mon Dieu ! s’exclama Barnevelt. Vous pensez réellement que Sishen serait Sheafasè ? Et nous avons dormi dans la même chambre que lui ! C’est encore bien pis que de nager sur le dos d’un avval !

— Je ne le jurerais pas. Pour l’instant, nous ne sommes sûrs de rien. Cette querelle entre lui et Vizqash semblait authentique. Mais supposons que vous ayez su que l’Osirien était Sheafasè, qu’auriez-vous fait ?

— Je n’en sais diable rien ! On ne peut pas tuer un étranger sur de simples soupçons. Cela dit, il me semble assez improbable que le maître du Sunqar se balade ainsi incognito comme le Calife des Mille et une nuits.

— Ne nous inquiétons pas pour l’instant. Nous le saurons bien assez tôt.

Barnevelt offrit un cigare au commissionnaire, qui le prit mais expliqua :

— Fumer ici est interdit, mes maîtres. C’est pourquoi j’attendrai une halte et j’irai le fumer sur la galerie.

L’odeur dégagée par plusieurs Krishniens réunis dans un lieu clos dérangeait l’odorat délicat de Barnevelt. Cela lui rappelait une usine de colle où il avait été une fois étant enfant. Il se demanda pourquoi le Conseil interplanétaire, profitant de l’un de ses accès de libéralisme, n’introduirait pas sur Krishna les procédés de fabrication du savon. Après tout, on leur avait permis l’imprimerie, ce qui était une technique autrement plus révolutionnaire.

Il ne put étouffer un soupir de satisfaction quand la diligence s’arrêta dans un hameau pour descendre un passager et ses deux bagages. Dirk sortit lui aussi, alluma son cigare et grimpa sur le toit avec Tangaloa et le courrier. Le véhicule repartit, suivant la ligne de chemin de fer le long des côtes de la Baie de Bajjai, traversant des criques et des dunes. À Mishdakh, à la base de la péninsule qiribumienne, la route obliqua vers la gauche, c’est-à-dire vers l’est, en longeant la côte septentrionale de la péninsule, tandis que la voie ferrée disparaissait vers la droite en direction du Shaf.

Maintenant la route commençait à grimper sur le versant sud de la baie, où des promontoires rocheux hérissés d’arbustes tordus par les vents surplombaient une mer verte et moutonneuse. Une fois, la pente fut tellement escarpée que les voyageurs mâles durent descendre et pousser la diligence. Ils continuèrent leur chemin le long de cette route de corniche vallonnée, contournant ou escaladant des éminences plus ou moins pointues. C’était la première fois depuis leur arrivée sur cette planète que les Terriens voyaient des arbres si hauts et en telle quantité, avec des troncs d’un vert brillant ou brun ou même parfois violet. Certaines branches formaient une longue tonnelle au-dessus de la route et les trois hommes sur la galerie devaient baisser la tête de temps en temps. À travers le vent qui sifflait, la diligence continuait vaillamment sa route.

Ils roulaient depuis déjà plusieurs heures quand soudain des cris derrière eux leur firent tourner la tête. Débouchant d’un massif d’arbres apparurent une douzaine d’hommes armés montés sur des ayas.

Avant même que les passagers aient eu le temps de réagir, les deux cavaliers de tête se trouvèrent galopant à côté de la diligence. À droite, les deux Terriens reconnurent leur ex-compagnon de voyage, Gavao er-Gargan, qui hurlait :

— Halte ! halte ou vous mourrez !

De l’autre côté chevauchait un personnage que Barnevelt ne reconnut pas et auquel il manquait une antenne. Sa peau était tellement tannée qu’on aurait pu croire qu’il s’agissait de cuir. Lâchant les rênes, il attrapa les poignées fixées aux montants de la diligence. Sautant tel un voltigeur de sa monture, il commença à grimper sur le toit, où se tenaient les deux Terriens. Il avait un couteau entre les dents, dans la plus pure tradition corsaire.

Barnevelt, qui était en train de rêver éveillé juste avant l’assaut, réagit lentement à l’attaque. Il commençait seulement à en prendre conscience et à tirer son épée du fourreau quand la tête d’acier de la masse d’armes de Tangaloa vint s’écraser avec une violence inouïe sur le crâne du malheureux assaillant. Une seconde plus tard, le cocher déchargeait son arbalète sur Gavao, qui tentait de s’emparer des harnais de l’attelage. Le carreau manqua le cavalier mais toucha la monture, qui hennit de douleur, rua violemment, bascula et dégringola de la route vers les rochers sur la plage en contrebas.

Le cocher remit son arme sur son support dans son dos et fit claquer furieusement son fouet pour lancer ses bêtes au galop.

— Hao ! Haoquai !

Les six animaux courbèrent la tête et tirèrent. La diligence accéléra. Derrière, leurs poursuivants s’étaient arrêtés, momentanément déconcertés par la chute de leur chef. D’autres étaient penchés au-dessus de l’homme que Tangaloa avait assommé et qui gisait inerte sur la chaussée. Puis la route fit un angle et la diligence se trouva cachée au regard des assaillants.

Ils prirent le virage sur deux roues et ralentirent. De l’intérieur de la diligence montaient les cris affolés des autres passagers.

Se tenant d’une main à la galerie, Barnevelt se pencha le plus possible en arrière et aperçut les bandits qui se rapprochaient de nouveau d’eux, bien qu’ils soient encore trop loin pour qu’il puisse reconnaître les visages. Le cocher relança ses ayas. Les pierres soulevées par les trente-six sabots de l’attelage venaient frapper durement sur le plancher du véhicule lancé à toute vitesse. Un autre virage, et ils furent de nouveau hors de vue de leurs poursuivants.

— À quelle distance est la prochaine ville ? demanda Barnevelt au cocher.

— Kyat est à peu près à vingt hodas d’ici, répondit l’homme en lui tendant son arme. Tenez, rechargez mon arbalète !

— À ce train-là, dit Barnevelt en s’occupant de l’arme, ils nous auront rattrapés bien avant.

— C’est sûr, aussi vrai que deux et deux font quatre, répliqua tranquillement Tangaloa. À votre avis, que devons-nous faire ?

Barnevelt regarda les hautes branches au-dessus d’eux.

— Nous accrocher à la prochaine branche qui ne sera pas trop haute, et espérer qu’ils passeront sans nous voir. (Il se tourna vers le cocher.) C’est nous qu’ils cherchent. Vous ne craignez rien une fois débarrassés de notre dangereuse présence. Vous ralentirez quand je vous le dirai. Tout ce que nous vous demandons, c’est de ne pas leur raconter où vous nous avez perdus. D’accord ?

Le cocher grogna, signifiant ainsi qu’il était d’accord. Leurs poursuivants s’étaient de nouveau rapprochés sur la portion de ligne droite. Des flèches sifflèrent à leurs oreilles. Une toucha au but en faisant entendre un bruit mou désagréable.

— Ach ! Ils m’ont eu ! hurla le commissionnaire, et il tomba lourdement sur la route.

Juste après, un autre virage les mit momentanément à l’abri.

— Celle-ci est trop mince pour vous supporter, George ! cria Barnevelt pour dominer le fracas de l’attelage et les cris du cocher, qui ne cessait de faire claquer son fouet et de hurler pour encourager ses bêtes.

— Celle-ci est trop haute !

Tout à coup, il eut une idée. Il prit leur sac de voyage et le lança aussi loin qu’il put. Le bagage tomba dans un buisson qui se referma sur lui.

— Qu’allons-nous faire du perroquet ? demanda Tangaloa.

— Il est en dessous et je ne peux pas l’attraper. De plus, avec ses cris, il nous ferait repérer aussitôt. Tenez-vous prêt, George ! Celle-ci est parfaite pour nous. Ralentissez, cocher !

Le cocher tira puissamment sur la poignée de frein, et la diligence ralentit. Barnevelt grimpa sur le siège sur lequel il était assis, puis se tint difficilement en équilibre, essayant d’amortir avec les jambes les bonds du véhicule. La branche approchait, approchait.

— Allez ! cria Barnevelt, se lançant en l’air de toutes ses forces.

Ses mains s’accrochèrent désespérément à la branche, qui lui écorcha les paumes. Puis, en soufflant bruyamment, il fit un rétablissement et se hissa debout sur la branche en se tenant à une autre pour maintenir son équilibre. Tangaloa eut plus de mal pour tirer son poids qui fit dangereusement pencher leur souple perchoir. Maintenant, ils devaient grimper pour rejoindre le tronc, qui offrait un meilleur abri.

— Dépêchez-vous, bon Dieu ! grinça Barnevelt à l’adresse de son compagnon qui était encombré par sa masse volumineuse.

À tout instant, leurs poursuivants pouvaient déboucher à l’angle de la route et ils se retrouveraient exposés comme des cibles parfaites.

Ils atteignirent le tronc protecteur juste au moment où le tambourinement des sabots et le cliquetis des armes leur signalaient l’arrivée de la bande de Gavao. Barnevelt et Tangaloa se serrèrent étroitement contre le bois rugueux en retenant leur respiration. Les cavaliers passèrent sous eux dans un fracas étourdissant. Gavao était de nouveau en tête. Quand le bruit s’effaça au loin, les deux hommes laissèrent échapper un profond soupir de soulagement.

Tangaloa essuya son front en sueur avec ses manches. Son visage d’habitude bronzé avait pâli d’un ton.

— Je ne savais pas que j’étais encore capable d’une telle gymnastique à mon âge et avec mon poids. Bon… et maintenant ? Quand ces salopards auront rattrapé la diligence, ils découvriront que nous ne sommes plus dedans et ils seront de nouveau après nous. Ça ne va pas tarder.

— Il va falloir que nous pénétrions à l’intérieur des terres pour les semer.

— D’abord il faut que nous ramassions notre sac… Mon dieu, les voici qui reviennent déjà ! s’exclama Tangaloa en entendant au lointain les bruits d’une galopade.

Barnevelt se pencha et regarda dans la direction qu’avait prise l’équipe de tueurs de Gavao.

— Non ! dit-il dans un souffle. C’est la diligence ! Pourquoi diable a-t-elle fait demi-tour ?

— Vous n’y êtes pas du tout, se réjouit Tangaloa, c’est une autre diligence. Pourquoi ne la prendrions-nous pas pour revenir en sens inverse jusqu’à Jazmurian ?

— D’accord.

Barnevelt sauta de l’arbre et se planta au milieu de la route devant le véhicule qui approchait.

Les freins crissèrent sinistrement, mais la diligence finit par s’arrêter. Les deux Terriens coururent pour grimper à l’intérieur. Le cocher allait donner l’ordre à son attelage de repartir quand Barnevelt lui fit un signe.

— Attendez une minute ! cria-t-il.

Il redescendit et courut le long de la route à la recherche de son sac. Quand il l’eut trouvé, il revint et jeta son bagage dans le filet arrière, puis remonta à côté du cocher.

— En route, dit-il, le souffle court. Deux allers pour Jazmurian, demanda-t-il en sortant de l’argent de sa poche.

Quand il eut encaissé le prix de leurs tickets, le cocher le regarda de plus près.

— Par l’oreille gauche de Tyazan, vous m’avez fait une sacrée peur, en sortant comme ça tel un diable ! Est-ce que vous avez quelque chose à voir avec toute cette agitation un peu plus loin ?

— Quelle agitation ? demanda innocemment Tangaloa.

— Je m’étais mis sur le terre-plein de garage en attendant le passage de la diligence qui va dans l’autre sens, parce que la route est trop petite pour passer à deux, quand tout à coup je l’ai vue arriver à toute vitesse, en avance sur l’horaire, comme si Dupulan lui courait après. J’allais sortir à mon tour pour prendre la route lorsqu’a débouché une troupe d’hommes armés qui galopaient comme des démons après elle. Je peux vous assurer qu’ils n’avaient pas l’air aimables. Je me suis dit que le plus vite nous arriverions à Jazmurian, mieux cela vaudrait. Et vous, que savez-vous de toute cette histoire ?

En jetant des coups d’œil inquiets derrière eux, ils l’assurèrent n’être au courant de rien du tout.

— Dirk, comment allons-nous faire pour arriver jusqu’à Ghulindé avec ces salauds qui contrôlent la route ? demanda un peu plus tard Tangaloa.

Barnevelt demanda au cocher s’il y avait des bateaux qui faisaient la navette entre Jazmurian et Ghulindé.

— Oui, certes, répondit le brave homme. Il y a des transporteurs de vin qui rallient tous les ports de la mer Sadabao.