13

À la grande surprise de Barnevelt, qui s’était attendu que les préparatifs de l’expédition prennent au moins une semaine, le plus important était déjà réglé à la fin de la longue journée krishnienne. Ils avaient eu le choix entre une douzaine de bateaux à vendre : un rafiot de pêche à voiles, bien dessiné pour la mer mais lent ; une galère qui aurait nécessité un équipage plus important que celui que désiraient engager les deux explorateurs ; quelques épaves tout juste bonnes à brûler…

— À vous de choisir, gamin, dit Tangaloa, réussissant un rond de fumée parfait. C’est vous l’expert naval.

Barnevelt se décida finalement pour un navire anormalement petit, équipé d’une seule voile latine et de quatorze rames. Il dégageait une forte odeur de moisi mais, sous la couche de saleté, Barnevelt discerna des lignes saines qui étaient un gage de sécurité. En frappant et grattant le bois, il s’aperçut que celui-ci était en bon état et pas du tout pourri.

— Celui-là a-t-il été construit pour la contrebande ? demanda-t-il en jetant un regard froid sur le vendeur.

— C’est vrai, lord Snyol. Comment le savez-vous ? Il a été saisi par les services de police et a été vendu aux enchères. Je l’ai acheté dans l’espoir de faire un petit mais honnête bénéfice. Malheureusement, il me reste sur le dos depuis trois révolutions de Karrim, parce que les marchands et les pêcheurs lui trouvent une trop petite capacité de cargaison. Et il est trop lent pour un usage militaire. C’est pourquoi je fais un prix intéressant… c’est presque un cadeau.

— Quel est son nom ?

— Le Shambor. C’est un nom de bon présage.

Barnevelt ne trouva pas qu’il s’agissait d’un cadeau lorsque le vendeur lui annonça son prix, et il entreprit de longues tractations. Quand il l’eut amené au prix qui lui paraissait le plus bas possible, il acheta le bateau et donna des ordres pour qu’il soit caréné, gratté, repeint, et que soient effectuées toutes les réparations qu’il y avait à faire. Puis il se rendit avec Tangaloa au Centre d’embauche libre, où il fit passer la consigne aux crieurs d’engager des marins d’un courage et d’une loyauté exceptionnels parce que, expliqua-t-il, l’expédition comportait des risques et des dangers inhabituels.

Ensuite ils trouvèrent un fripier qui leur vendit un uniforme bleu de commissionnaire de la Mejrou Quarardena. Comme l’unique uniforme allait très bien à Barnevelt – inutile d’ajouter que Tangaloa ne pouvait absolument pas le passer –, il fut décidé que ce serait Barnevelt qui le porterait lors de leur infiltration dans le Sunqar.

Ils dînèrent, puis allèrent se changer dans leur chambre où ils mirent leurs plus beaux vêtements avant de partir vers le palais qui, comme la ville entière, était illuminé par des torches de gaz naturel. Ils furent introduits dans une salle où se trouvaient déjà la reine Alvandi, la princesse Zeï, Zakkomir bad-Gurshmani, et un Krishnien entre deux âges, légèrement ventripotent, dont le regard larmoyant fixait tristement un damier.

— Mon consort Kàj en personne, dit la reine Alvandi, présentant les Terriens sous leurs pseudonymes nyamiens.

— C’est un grand honneur, commença Barnevelt.

— Épargnez-moi ces formules toutes faites, l’interrompit le roi Kàj. Moi aussi, j’ai eu une certaine réputation comme vous dans le domaine de la guerre ou du sport mais, maintenant, c’est bien fini.

— Rrrrrk, grinça une voix familière.

C’était Philo dans sa cage. Il permit à Barnevelt de caresser ses plumes et de le gratter sans chercher à le mordre, ce qui était un signe de grande affection.

— Jouez-vous au jâdoudâ ? demanda le roi.

Barnevelt, un peu décontenancé par Zeï, qui s’était levée pour lui laisser son siège, jeta un coup d’œil sur ce qui lui paraissait être un damier assez spécial, en ce qu’il était hexagonal et que les lignes se croisaient en triangle.

— Père ! s’écria Zeï qui venait d’allumer un cigare à l’aide d’une sorte de briquet à gaz, combien de fois devrai-je vous dire que cela se prononce joudedâ ?

— La prononciation véritable, intervint la reine Alvandi, est jâdadâ.

— Ne soyez pas absurde, Mère ! s’emporta Zeï. C’est joudedâ, n’est-ce pas, Zakkomir ?

— Tout ce que vous dites est vrai par définition, lumineuse étoile du Zogha, répondit le jeune Krishnien.

— Foutaises ! rugit la reine. N’importe quel imbécile sait que…

— Si j’avais un peu plus de neuf nuits devant moi, l’interrompit rageusement le roi Kàj, par Qunjar, je l’appellerais comme je voudrais !

— Si vous le dites, c’est que c’est probablement faux ! laissa froidement tomber la reine. Et vous me faites mal au ventre à jurer sur le nom d’un dieu sanguinaire que les édits de mes ancêtres ont justement banni de notre royaume ! Moi, j’ai toujours prononcé jâdadâ. Comment dites-vous, hommes de Nyamadze ?

Barnevelt déglutit difficilement, se sentant un peu dans la peau de quelqu’un à qui on a demandé de pénétrer dans la fosse aux lions pour séparer deux fauves s’entre-dévorant.

— Eh bien… euh… euh… dans mon pays… nous appelons ça le jeu de dames…

— Ah ! s’écria triomphalement la reine Alvandi. Exactement comme moi ! La seule différence vient de votre accent barbare. Donc ce sera jâdadâ pour tout le monde qui jouera avec moi ! On tire au sort. C’est le rouge qui commence.

Chacun tira dans un sac contenant des signets de six couleurs différentes. Le rouge échut au roi Kàj, qui le considéra d’un air lugubre.

— Si j’avais la même chance au kashyo, je ne serais pas maintenant devant une échéance aussi misérablement proche…

— Arrêtez de gémir, espèce de vieille chauve-souris d’eau ! hurla la reine. De tous mes consorts, vous êtes le plus minable, au lit et ailleurs ! À vous entendre, on ne dirait pas que vous avez eu pendant l’année qui vient de s’écouler tout le luxe que peut fournir notre pays ! Maintenant, à vous de jouer ! Vous ralentissez le jeu !

Barnevelt déduisit de cet échange que Kàj était un de ces consorts qui, arrivé au terme de son règne d’une année, voyait arriver le terme de sa vie au fur et à mesure que s’approchait la date du kashyo. Vraiment, ces coutumes locales étaient rien de moins que barbares. Dans de telles circonstances, il était difficile de blâmer Kàj pour son humeur morose.

— Zakkomir, dit la princesse Zeï, vous ne gagnerez jamais en bougeant ainsi vos pièces. Pourquoi ne faites-vous pas…

— Jouez votre propre jeu, ma douce chérie, rétorqua Zakkomir, et ne venez pas fourrer votre grand nez dans le mien.

— L’insolence de cette mauviette ! cria Zeï. Maître Snyol, diriez-vous que mon nez est grand ?

— Oh ! non. En fait, je le qualifierai d’aristocratique plutôt que grand, répondit Barnevelt, qui à plusieurs reprises avait jeté des regards furtifs vers la charmante jeune personne.

Il loucha sur son propre appendice qui n’était pas négligeable.

— Pourquoi, demanda-t-elle, un nez long est-il un signe de bonne naissance dans le lointain Nyamadze ? Chez nous, c’est le contraire : le plus petit est considéré comme le plus noble. C’est pourquoi j’ai souvent surpris des sourires moqueurs chez ceux qui se trouvaient en face de moi. Je pense qu’ils devaient rire de mes traits vulgaires. Peut-être devrais-je m’exiler dans votre froid pays, où ma laideur, grâce à l’alchimie des conventions, serait transmuée en beauté ?

— Votre laideur ? se révolta Barnevelt, et il s’apprêtait à confectionner un beau compliment quand Zakkomir intervint.

— Moins de vanité féminine et un peu plus d’attention à votre jeu. Comme l’a écrit le grand Kurde, la beauté des actes et des sentiments est plus importante que celle de la peau et des os… quoique moins séduisante à mon goût.

— Et cela ne me plaît pas d’apprendre que nos sujets ont tendance à l’oublier, grogna la reine Alvandi. Cette manie de se contempler mentalement dans un miroir est tout juste bonne pour les mâles vains et stupides, mais pas pour quelqu’un appartenant au sexe fort.

Zeï, l’air un peu honteux, se remit au jeu. Zakkomir se tourna vers Barnevelt.

— Général Snyol… Oh, général !

Barnevelt, perdu dans ses pensées, contemplait la princesse, oublieux de tout ce qui se passait autour de lui. Il sursauta.

— Hein ? Je vous demande pardon ?

— Dites-moi, monsieur, comment se passent les préparatifs de votre expédition ?

— Nous avons fait le plus gros. Tout ce qui nous reste, c’est à payer les factures, choisir un équipage et surveiller la remise en état de notre bateau.

— J’ai bien envie de m’enrôler avec vous, dit le jeune homme. Depuis longtemps, je rêve d’aventures pareilles…

— Il n’en est pas question, le coupa brutalement la reine. C’est beaucoup trop dangereux pour quelqu’un de votre sexe. En tant que votre tutrice, je vous l’interdis ! De plus, il serait très mal vu que quelqu’un touchant de près à la cour soit d’une manière ou d’une autre impliqué dans ce déshonorant trafic. Kàj, ignoble tricheur, c’est à moi de jouer ! Ah, s’il était seulement possible d’avancer la date du festival avant celle ordonnée par la conjoncture astrologique.

Barnevelt se réjouit intérieurement du veto mis par la reine. Malgré ses fards et son maquillage, il était possible que Zakkomir soit très bien, mais il n’était pas nécessaire que des étrangers viennent fourrer leur nez dans leur expédition, surtout qu’elle ne se déroulerait certainement pas comme ils l’avaient prétendu.

— En vérité, dit Zeï, les dangers et périls qui planent sur la mer Banjao ne doivent pas être pris à la légère. Ah, si nous pouvions vous persuader tous les deux de renoncer à cette téméraire entreprise, messieurs, nous pourrions vous offrir de meilleurs champs d’action pour votre bravoure ! Notre armée, voyez-vous, est assez désorganisée en ce moment ; elle a besoin d’officiers tels que vous pour la diriger.

— Qu’est-ce à dire ? demanda Tangaloa.

— Tout va mal ! lui répondit la reine. Mes guerrières sont devenues folles ; elles se plaignent que les hommes ne veulent pas les épouser pour des tas de raisons, toutes aussi stupides les unes que les autres. En plus de cela, il y a des querelles intestines entre les diverses unités et des jalousies inadmissibles entre les officiers. Il règne un mauvais climat et cela dure depuis trop longtemps. C’est pourquoi je dois subordonner la rage au cœur mes principes aux dures réalités de la faiblesse humaine, et engager un général mâle qui me mettra de l’ordre là-dedans. Un tel poste est interdit à un de nos mâles, je suis donc obligée de chercher ce chef parmi les hommes des autres pays, quoiqu’il puisse en coûter à notre orgueil. Me suis-je clairement fait entendre ?

Le roi Kàj, qui était resté silencieux jusque-là, questionna à brûle-pourpoint :

— Quand comptez-vous prendre la mer, mes maîtres ?

— Pas assez tôt pour que vous puissiez en profiter ! aboya Alvandi. Je vous vois venir, avorton ! Faites attention, chers amis. Il essaiera de vous engager à partir au plus tôt, et il en profitera pour s’introduire subrepticement à votre bord en se glissant dans un sac quelconque, provoquant ainsi le juste courroux de la Déesse Mère en refusant de se soumettre honnêtement au tarif de son année de suzeraineté. Sachez, messieurs, qu’il est de votre intérêt de regarder où vous mettez vos pieds. J’ai signé aujourd’hui la condamnation à mort de trois misérables mâles qui avaient tenté de s’échapper de notre pays sans autorisation, sans aucun doute pour rejoindre ces damnés pillards du Sunqar. Quant à cet idiot sénile que j’ai épousé…

Kàj se dressa en hurlant :

— Ça suffit, vieille catin ! S’il ne me reste que peu de temps à vivre, au moins épargnez-moi vos braillements idiots ! Vous finirez votre partie avec l’astrologue !

Il sortit de la salle d’un pas vif.

— Pauvre gâteux ! Lavasse ! le poursuivit la reine de ses imprécations. (Puis elle demanda à un laquais d’aller chercher l’astrologue de la cour.) Choisissez-vous de jeunes consorts, ma fille, dit-elle se tournant vers Zeï. Les vieux comme celui-ci ne donnent pas plus de plaisir dans la vie qu’ils en donnent à table après leur mort.

— Vous voulez dire que vous les mangez ? demanda Barnevelt stupéfait.

— Certes oui. C’est un rite traditionnel du kashyo. Si vous y assistez, je ferai en sorte qu’il vous soit servi un bon morceau juteux.

Barnevelt ne put réprimer un long frisson qui le secoua. Il entendit vaguement Tangaloa qui murmurait quelque chose à propos des rites aztèques. Le xénologue semblait prendre ces révélations avec le plus grand calme.

Les belles lèvres pleines de Zeï étaient restées farouchement closes depuis le départ de Kàj. Maintenant elle explosait.

— Jamais des amis à moi n’assisteront à ces réunions de famille ! Ces voyageurs doivent nous prendre pour des sauvages…

— Qui es-tu pour reprendre tes aînés, hein ? rugit la vieille reine. Messieurs, c’était pourtant la même fille qui, il y a à peine une dizaine, mettait en déroute une bande de jeunes noceurs dépravés qui, sur l’instigation de son bouffon de frère adoptif (elle indiqua Zakkomir), s’étaient entièrement déshabillés et étaient montés sur la fontaine centrale des jardins du palais. Nus comme des œufs, ils formaient un groupe de statues de Panjaki, plus vraies que les vraies. Je faisais un tour dans le parc avec un grand seigneur de Balhib et sa femme que nous recevions. « Ainsi, dirent-ils, le voilà donc, ce nouveau groupe du célèbre sculpteur, nous pensions qu’il n’était pas encore terminé. » Et, pendant que je restais hébétée, me demandant si c’était un tour que me jouaient mes favoris, les statues s’animèrent soudain, sautèrent et se mirent à danser autour de nous en poussant des hurlements et des grossièretés inimaginables, et en nous aspergeant d’eau…

— Il suffit ! cria Zakkomir, prenant soudain une certaine autorité. Si vous, les femmes, n’arrêtez pas de répéter toujours les mêmes balivernes, je serai obligé de me retirer comme ce pauvre Kàj. Ce n’était qu’une plaisanterie. D’ailleurs votre seigneur balhibumien a ri comme les autres, le premier moment de peur passé. À présent, parlons un peu de choses plus intéressantes. Dites-nous par exemple, général Snyol, comment vous vous êtes échappé des chambres souterraines de torture où les Kangandites vous avaient jeté pour hérésie ?

Barnevelt fixa son interlocuteur d’un regard vide. Le réel Snyol de Pleshch devait avoir été un général nyamien qui avait refusé la religion officielle du pays. Après avoir réfléchi pendant un moment, il dit d’un ton grave :

— Je suis navré, mais je ne peux vous le dire sans mettre en danger la vie de ceux qui m’ont aidé.

À cet instant arriva l’astrologue royal. Barnevelt remercia le ciel de cette interruption. L’astrologue, un vieux bonhomme qui répondait au nom de Qvansel, s’approcha directement de lui.

— Vous devez me laisser vous montrer l’horoscope que j’ai établi pour vous, général Snyol. Il y a si longtemps que je suis votre carrière et chaque événement de votre vie est arrivé comme cela était prédéterminé dans les astres du ciel, même votre arrivée aujourd’hui dans la capitale et votre venue ici au palais.

— Très intéressant, répondit poliment Barnevelt.

Si seulement il pouvait avouer la vérité au vieux savant et lui montrer à quel point il se trompait ! L’astrologue poursuivit :

— De plus, seigneur, je considérerais comme une grande faveur de votre part si vous m’autorisiez à contempler votre denture.

— Ma dent… mes dents ?

— Oui. Si je puis me permettre, je suis le meilleur dentiste de tout le royaume.

— Je vous remercie beaucoup, mais je n’ai pas mal…

Les antennes de l’astrologue s’élevèrent.

— Je ne connais rien aux maux de dents et aux moyens de les soigner ! Mais je suis capable de vous dire votre personnalité et votre destinée en lisant dans vos dents. C’est une science presque aussi exacte que la royale ordonnance des astres.

Barnevelt se promit en lui-même d’aller consulter quand il aurait mal aux dents un dentiste qui ne se contenterait pas de lui regarder dans la bouche pour lui dire sa bonne ou mauvaise fortune.

— Maître Snyol, aboya la reine Alvandi, c’est votre tour de jouer ! Vous le sauriez si vous regardiez un peu plus le jeu et un peu moins ma fille. N’a-t-elle pas le nombre correct de têtes ?

 

Ils furent invités de nouveau deux soirs plus tard, puis le soir suivant. En ces occasions, Barnevelt fut ravi de constater qu’ils n’étaient pas obligés de subir la présence du morose consort et de la féroce reine. Il n’y avait que Zeï, Zakkomir et leurs jeunes amis. Les questions insidieuses que les deux Terriens posèrent avec circonspection sur le trafic de janru et la disparition de Shtain ne leur apprirent rien de nouveau.

Barnevelt se demandait pourquoi George et lui jouissaient d’une telle faveur au palais royal. Il avait toujours pensé que les grands de ce monde ou des autres étaient très pointilleux dans le choix de leurs intimes. Or, il n’était pas assez fat pour présumer que sa conversation ou sa personnalité avaient littéralement séduit les hôtes du palais. Et bien que George se montre plus à l’aise que lui en société, grâce en partie à sa meilleure connaissance du langage local, il semblait qu’on montre plus d’attention à Barnevelt lui-même.

Dirk conclut finalement que c’était une combinaison de facteurs différents qui jouait en leur faveur. D’abord les hauts personnages de cette cité isolée ne trouvaient plus aucun goût à leur compagnie réciproque et accueillaient avec joie deux étrangers exotiques et célèbres, porteurs d’impressionnantes lettres de créance qu’ils pouvaient montrer à leurs amis. Ils étaient impressionnés, spécialement Zakkomir, par les exploits du supposé Snyol de Pleshch. Il fallait ajouter à cela, et ce n’était pas négligeable, que Zeï et Alvandi étaient sérieusement désireuses de l’engager pour réorganiser leur armée.

La jeunesse dorée de Ghulindé plaisait à Barnevelt dans l’ensemble ; frivole et inutile par rapport à ses critères rigides et sectaires, mais en même temps aimable et sympathique. En écoutant certains ragots, Dirk apprit qu’il y avait aussi des brebis galeuses appartenant à la classe dominante, mais elles n’étaient pas invitées au palais. Zakkomir, de par sa position exceptionnelle de pupille du trône, avait un rang à part dans l’échelle sociale. Il semblait également servir de lien entre le monde extérieur et Zeï, qui donnait parfois l’impression d’être quelque peu renfermée sur elle-même.

Barnevelt remarqua que la princesse devenait beaucoup plus vivante quand sa mère n’était pas là, voire un peu trop bruyante. Peut-être, songea-t-il avec sympathie, avait-elle le même problème que lui ?

Puis quelque chose en lui commença à l’inquiéter : il se surprenait de plus en plus souvent à jeter des coups d’œil furtifs sur Zeï, à penser à elle quand il ne se trouvait pas au palais et à attendre avec impatience la prochaine visite qui lui permettrait de la voir. D’autre part, il était obligé de reconnaître qu’ils étaient assez bien assortis spirituellement. De plus en plus souvent, lors des fréquentes discussions, ils se trouvaient tous les deux du même bord contre le reste des personnes présentes.

Tangaloa, quant à lui, dédaignait de participer à ces joutes oratoires. Il se contentait de considérer le spectacle avec un détachement amusé et, le soir en rentrant dans leur chambre, il consignait des notes ou des bribes de conversation qui lui paraissaient offrir un intérêt sociologique ou ethnologique.

Après plusieurs visites, Barnevelt se sentit même si proche de Zeï qu’il ne craignit pas de se disputer avec elle ouvertement, sans souci du protocole. Un soir, il la battit de justesse au jeu de dames, ayant bloqué ses pions par un mouvement assez adroit. Elle laissa échapper quelques mots de gozashtandou qu’il ne la soupçonnait pas de connaître, à moins que ce soit Philo qui les lui ait appris.

— Allons, allons, dit-il. C’est inutile de vous énerver ainsi, ma chère. Si vous aviez regardé ce que je faisais au lieu de cancaner sur l’œuf tacheté que madame Whoozis a pondu, vous…

« Flac ! » Zeï ramassa promptement le damier et le lui assena sur le crâne. Comme c’était du bon bois solide et non pas une matière plastique terrienne, et que, de plus, il n’avait plus de cheveux pour amortir le choc, il vit trente-six chandelles.

— Voici pour vos critiques, maître Snyol-Je-sais-Tout !

Barnevelt se leva calmement, l’attrapa et lui donna une bonne fessée.

— Hao, Hao ! hurla-t-elle. Vous me faites mal ! Comment osez-vous ? Hao ! Ça fait mal…

— Exactement comme votre damier sur ma tête, ma chère, et j’ai pour habitude de faire aux autres ce qu’ils me font, et de préférence le premier. À présent, pouvons-nous ramasser les pions et recommencer une autre partie ?

Constatant que les personnes présentes étaient plus amusées qu’indignées, Zeï se calma et ne poursuivit pas le pugilat. Mais, quand Barnevelt, après s’être cérémonieusement incliné pour présenter ses respects, se tourna pour partir, il reçut un coup sur le bas du dos qui l’envoya presque bouler en avant. Il se tourna et vit Zeï qui tenait un bâton à la main tandis que Zakkomir se tordait par terre de rire.

— Le dernier rire est souvent le plus fort, comme le prétend Nevhavend, dit-elle doucement. Bonne nuit, messieurs, et ne vous perdez pas en chemin.

Dirk Barnevelt avait déjà été amoureux, bien que sa mère se soit toujours arrangée pour que les choses tournent mal. Cette petite expérience lui montrait bien que rien au monde ne serait plus tragiquement ridicule que de tomber amoureux d’une femme d’une autre espèce que lui. Et de plus d’une femme qui allait disposer dans sa vie de plusieurs époux, telle une mante religieuse.