16

Quand enfin le Shambor sortit du port de Damovang avec Barnevelt et Zakkomir à son bord, tandis que sur le quai, Tangaloa, entouré de gardes, agitait son bras valide pour les saluer, Barnevelt s’était procuré quelques accessoires spéciaux qui, espérait-il, lui faciliteraient la tâche. Il y avait des bombes fumigènes, fabriquées spécialement pour lui à partir de spores de yasuvar par un artisan local en pyrotechnie, et une épée légère pourvue d’un dispositif qui permettait de la plier et de la glisser dans une botte, même basse. En tant qu’arme, elle n’avait pas la même valeur qu’une véritable rapière, la charnière constituant un point faible et la poignée étant dépourvue d’une vraie garde, mais c’était mieux que rien. Et Barnevelt se doutait bien que les pirates ne le laisseraient pas pénétrer armé parmi eux.

Il emportait aussi, comme présent de la reine Alvandi à Sheafasè, un coffre rempli d’or et de colifichets, et une lettre demandant les modalités de libération de Zeï. Un octant krishnien, simple mais solide et relativement juste, lui servirait à calculer les latitudes.

Zakkomir, l’air complètement différent une fois débarrassé de ses tenues et de ses maquillages, sortit son épée et demanda :

— Seigneur Snyol, voulez-vous bien m’apprendre à me servir dignement d’une épée ? Parce qu’à cause de nos lois je n’ai jamais eu la possibilité de recevoir une telle instruction, voyez-vous. Pendant la bataille de l’autre jour, ça a été une simple question de chance si je n’ai pas été embroché. Depuis toujours, je nourris le vœu d’être une femme, pas une femme comme celles de votre pays ou comme les hommes du mien, non : une femme de mon pays, ayant le droit de jurer et de se battre comme un soudard. Comme je regrette de ne pas être né chez vous, où les coutumes imposent de telles choses à un homme !

Au moins, songea Barnevelt, ce garçon faisait preuve de bonne volonté.

La première partie du voyage fut facile, étant donné qu’ils profitaient du vent d’ouest qui soufflait le long des côtes de la péninsule qiribumienne et qu’ils se trouvaient à l’abri sous les promontoires rocheux qui surplombaient la mer. Les deux premiers jours furent assez pénibles pour Zakkomir, qui souffrit du mal de mer, mais cela ne dura pas. Ils firent halte à Hojur pour se réapprovisionner en eau et en nourriture.

Barnevelt étudiait son guide de navigation et se familiarisait avec le maniement du Shambor. Dans un futur assez rapproché, les trois lunes seraient en conjonction parfaite, ce qui signifiait l’approche d’une très forte marée, comme cela n’arrivait qu’une fois en plusieurs années krishniennes.

La coque et le gouvernail du bateau ne le changeaient guère de ceux des yachts qu’il avait barrés sur les mers de la Terre. La voile, toutefois, présentait certaines différences ; c’était une voile latine d’une forme pointue et asymétrique comme on les taillait dans cette région, différente de la voile latine symétrique des bateaux de Majbur et des voiles au tiers ou carrées qui étaient utilisées sur les mers plus agitées du Nord. Il apprit aussi qu’une voile latine, hormis son élégance, n’offrait qu’une faible puissance de poussée quand on naviguait sous le vent. En fait, elle combinait plusieurs des inconvénients des voiles auriques et carrées sans pour cela en offrir les avantages.

— Capitaine, il y a six manières de virer de bord avec une voile latine, expliqua Chask. Et aucune n’est bonne. Par exemple, si nous avions un de ces gréements majburiens avec les deux petits côtés égaux, nous pourrions tirer une bordée en halant le garant d’un coup sec pour soulever le coin le plus bas et baisser le plus haut pendant que le bateau vire. Mais, avec le nôtre, ou bien nous devons descendre toute la voilure et regréer de l’autre côté du mât, ou bien placer la moitié de l’équipage sur le bord tenant la bordure et faire tourner toute la voilure et la vergue autour du mât. Enfin, dans ces régions de vents variables et plats où nous allons, cette voile pointue, là, nous sera utile en attrapant les vents hauts.

Ils atteignirent enfin la pointe de la péninsule, où le Zogha descendait vers la mer comme les écailles de quelque stégosaure monstrueux. Ils virèrent à bâbord et se dirigèrent vers le sud à la perpendiculaire du vent. Barnevelt se contentait de faire ramer ses hommes une fois de temps en temps, juste assez pour qu’ils ne mollissent pas, mais pas trop pour ne pas les fatiguer. Il aurait besoin de leurs forces intactes plus tard. De toute façon, la mer était trop mauvaise pour avancer à la rame.

Les eaux émeraude prirent bientôt une teinte ardoise. Le vent tomba et ils passèrent une journée à ramer dans un brouillard dense accompagné d’un incessant crachin tiède. Ils étendirent une toile pour recueillir cette eau potable.

Dirk se tenait à l’avant du bateau, essayant de percer la brume presque solide, quand le Shambor vibra soudain comme s’il avait touché des hauts-fonds. Des cris s’élevèrent de l’arrière du bâtiment.

À bâbord, Dirk eut le temps d’apercevoir une forme longue et sombre qui s’écartait du bateau en ondulant dans l’eau. La peau qui luisait comme du cuir mouillé pouvait appartenir à un rorqual ou à quelque serpent de mer. Puis la forme plongea et disparut sous l’eau, entraînant un rouleau de cordages qui pendait pour protéger la coque.

Un hurlement atroce attira son attention vers l’arrière. Là, il vit, apparaissant à travers le brouillard telle une figure de cauchemar, une tête de crocodile gigantesque équipée de mâchoires assez grandes pour avaler un homme d’une seule bouchée. Cette chose hideuse se dandina quelques instants puis se dressa au-dessus du pont, découvrant un cou abominable et gigantesque. Un bruit sourd et sec à la fois retentit, et les mâchoires se refermèrent, entraînant un marin qui disparut par-dessus bord avec un hurlement atroce.

Barnevelt, frappé de stupeur, marqua un temps d’arrêt avant de se mettre en action. Il se saisit d’une gaffe et se précipita vers la poupe, mais il était trop tard. Les cris de la malheureuse victime s’éteignirent brusquement quand la créature s’enfonça sous l’eau.

— Ramez ! gueula Chask, et les hommes s’arc-boutèrent sur leur rame.

Barnevelt, encore un peu secoué par cette vision, donna des ordres pour que des marins soient mis de garde sur le pont, armés de piques, afin d’être prêts à repousser une autre attaque de ce genre. Il retourna un instant à l’avant, puis il rentra dans sa cabine.

Quelques instants plus tard, on frappa à la porte. C’étaient Zanzir et trois autres marins. Barnevelt leur demanda ce qu’ils voulaient.

Zanzir s’approcha. Il se balançait d’un pied sur l’autre comme s’il était gêné et s’éclaircit difficilement la voix.

— Capitaine Snyol, voilà. Les garçons et moi on a réfléchi à ce qui vient d’arriver et on en a conclu qu’il serait mieux pour nous tous si nous faisions demi-tour et que nous retournions chez nous.

— Quoi ? cria Barnevelt, n’en croyant pas ses oreilles.

— Oui, c’est ce que nous avons décidé. N’est-ce pas, les amis ? (Les autres l’approuvèrent en hochant fermement la tête.) Quelques-uns d’entre nous se sentent mal dans cet horrible brouillard. D’autres ont laissé une famille à terre. Continuer dans ces conditions épouvantables vers un monde de rochers, d’algues et d’hommes assoiffés de sang…

— Et de monstres inconnus et effroyables, ajouta un autre, encore tout tremblant.

— Et de monstres inconnus et effroyables comme celui qui vient d’emporter notre malheureux camarade. Voyez-vous, seigneur, nous allons vers une mort certaine. Sachant que vous êtes pour nous un ami sûr et…

— … et qui nous reconnaît comme ses égaux, lui rappela celui qui était déjà intervenu.

— …et comme vous nous reconnaissez comme vos égaux, poursuivit Zanzir, nous avons décidé de faire demi-tour et de rentrer tranquillement dans nos heureux foyers. N’est-ce pas, les amis ?

Les trois répondirent « Oui ! » dans un ensemble touchant.

— Je veux bien être damné ! gronda Barnevelt. Non, il n’est pas question que nous revenions en arrière ! Je vous ai avertis avant des dangers de cette expédition. Maintenant j’entends que vous les affrontiez courageusement !

— Mais, cher ami capitaine, dit Zanzir en posant sa main sur le bras de Barnevelt, entre amis, ne doit-il pas exister une confiance et une considération mutuelles ? Nous avons voté cette décision, et nous sommes majoritaires de quatre voix contre une, la vôtre.

— Retournez à vos postes ! dit Barnevelt froidement, se débarrassant de la main de Zanzir. Je commande ici et, par la croupe de Qondyor, je… je…

— Vous voulez dire que vous refusez ? demanda Zanzir d’un ton ahuri. (Il semblait ne pas vouloir le croire.) Même pour faire plaisir à vos amis ?

— Déguerpissez ! Hé, Chask ! Emmenez ces hommes à leur travail et mettez au pas ceux qui parleront d’abandonner notre mission !

Les quatre hommes suivirent le maître d’équipage, se retournant pour regarder Barnevelt qui, inquiet et furieux, se plongea dans ses calculs. C’est donc ainsi qu’ils le remerciaient de s’être montré aimable avec eux ! Tout s’était bien passé tant que les choses avaient été faciles mais, à la première alerte, ils se défilaient comme des poules mouillées. Bien sûr, Tangaloa et Chask l’avaient prévenu, mais il avait refusé de les croire. L’usage de l’autorité lui était apparu comme une justification trop facile de l’aristocratie et de la tyrannie. Maintenant ses hommes lui en voulaient, et ils n’avaient pas tout à fait tort, de leur avoir laissé croire qu’ils étaient ses égaux avant de les avoir cruellement désillusionnés.

 

Quelques instants plus tard, il aperçut la silhouette de Zakkomir qui se détachait dans l’encadrement de la porte.

— Je suis inquiet, dit le jeune Krishnien. Varzai seul sait où nous allons débarquer dans le détroit de Palindos et si nous n’allons pas nous échouer contre les rochers. N’y a-t-il pas un moyen quelconque de calculer correctement notre position ?

Barnevelt se préparait à lui faire un cours sur les montres marines et les signaux radiogoniométriques quand il se souvint brusquement de sa situation.

— Nous n’atteindrons pas la côte sud de la mer Sadabao avant quelques heures, dit-il simplement. À ce moment-là, nous ralentirons le bateau pour sonder la profondeur avant de toucher les eaux dangereuses.

— Je vous fais confiance, seigneur. Mais ce serait bien triste et ridicule si, après être partis aussi bravement pour secourir notre bien-aimée princesse, notre mission prenait fin dans la gueule de quelque monstre marin.

— Êtes-vous amoureux de Zeï ? demanda Barnevelt d’un ton qu’il se força à rendre indifférent, bien que son cœur batte furieusement dans sa poitrine.

Zakkomir réussit à sourire.

— Oh, non ! Je la connais depuis si longtemps que je la considère et la chéris comme une sœur. Mais un amour comme entre homme et femme ? Être le consort d’une reine est une situation déjà assez délicate, mais l’être dans un pays dont les coutumes veulent qu’il soit envoyé à la mort à la fin de chaque année, très peu pour moi ! En revanche, si la petite dame Mula’i que vous avez vue au palais me faisait des avances, je ne dirais pas non.

Barnevelt se sentit bizarrement soulagé de cet aveu, bien qu’il se défende d’avoir l’intention d’épouser Zeï. Il fit abstraction du jeune homme devant lui et se replongea dans ses cartes maritimes. Subitement, un claquement de dents lui fit lever la tête de son travail.

— Vous avez froid ? demanda-t-il à Zakkomir.

— N… non, c’est seulement la peur. J’ai pourtant essayé de toutes mes forces de vous cacher ma faiblesse si masculine.

Barnevelt lui donna une grande tape dans le dos.

— Allez, du courage ! Cela arrive à tout le monde d’avoir peur de temps en temps.

— Comment ? Même vous, le célèbre et intrépide général Snyol, vous avez connu la peur ?

— Bien sûr ! Croyez-vous que je ne crevais pas de trouille quand j’ai dû me battre avec une seule main contre les six bandits d’Olnega ? Allons, Zakkomir, redressez-vous.

Zakkomir se redressa courageusement, faisant un évident effort sur lui-même. Barnevelt reprit ses calculs. Quand ceux-ci lui indiquèrent qu’ils approchaient ou du détroit de Palindos ou des hauts-fonds qui le bordaient, il donna l’ordre de sortir les sondes. La première mesure indiqua une profondeur de quatorze mètres. Ils poursuivirent leur route à allure très lente jusqu’à ce qu’ils atteignent un fond de cinq mètres. Il leur sembla entendre à proximité de là le bruit lancinant du ressac ; ils n’étaient donc pas loin de la côte. Ils firent descendre l’ancre et attendirent. Bientôt se leva un vent venant du nord qui dissipa le brouillard autour d’eux.

— N’avais-je pas dit que vous étiez infaillible ? cria Zakkomir, ayant subitement recouvré son courage.

Le détroit de Palindos apparut devant eux. Il ouvrait l’horizon du sud à l’est. Il était coupé en son milieu par l’île de Fossanderan et seul le passage oriental, le plus éloigné d’eux en l’occurrence, était utilisé pour la navigation. Le chenal d’ouest était beaucoup plus étroit et la carte maritime de Barnevelt indiquait que sa profondeur minimale était de deux mètres, c’est-à-dire trop faible pour le tirant d’eau du Shambor, à moins de profiter d’une marée exceptionnelle.

— Ce qui me rend perplexe, ajouta Zakkomir, c’est comment vous, un homme du Nyamadze, pays où il n’existe pas de larges étendues d’eau, possédez une telle science de la mer en plus de toutes vos connaissances.

Barnevelt fit mine de ne pas avoir entendu ce dernier compliment et guida la manœuvre vers le chenal oriental. Ils bénéficiaient à présent du vent et avançaient à grande allure.

Montrant Fossanderan, Zakkomir dit :

— On raconte que c’est sur cette île que le héros Qarar s’est uni avec une femelle yeki, et que de cet accouplement est née une race d’hommes-bêtes avec un corps de forme humaine et une tête animale. On dit aussi que ces monstres, lors de certaines conjonctions astrales, organisent de folles orgies. Et toute la nuit résonnent les grondements des tambours et les éclats des cymbales.

Barnevelt se souvint du yeki qu’il avait vu au zoo de Majbur : un carnivore ayant à peu près la taille d’un tigre de la Terre, mais ressemblant plutôt à un gigantesque vison à six pattes.

— Pourquoi personne n’est-il jamais allé là-bas pour vérifier ces histoires ? demanda-t-il.

— Je dois vous avouer, seigneur, qu’une telle idée ne m’est jamais venue à l’esprit. Mais, quand nous aurons mené à bien notre expédition, qui dit que nous n’essaierons pas ? Sous votre éclairé commandement, je me sens assez brave pour étreindre une femelle yeki moi aussi !

— Eh bien, dit Barnevelt en riant, si vous croyez que je la tiendrai pendant vos ébats amoureux, vous pouvez chercher tout de suite quelqu’un d’autre.

 

L’atmosphère devint plus chaude et plus humide au fur et à mesure qu’ils pénétraient plus profondément dans la zone intermédiaire entre les vents d’ouest et ceux du nord. Le calme qui régnait ici les obligea à naviguer à la rame pendant plusieurs jours de suite. Barnevelt fit l’inventaire de ses réserves de nourriture et d’eau, et commença à s’inquiéter.

Des créatures hybrides au corps de poisson et aux ailes articulées passaient au-dessus du bateau en poussant des cris aigus. Une fois, Barnevelt aperçut le gibier qu’il était prétendument venu chasser, un gvàm, qui traçait un profond sillon dans l’eau en se lançant à la poursuite d’un banc de petits poissons. Le monstre projetait violemment ses tentacules barbelés sur lesquels s’empalaient ses proies qu’il amenait alors à sa gueule.

— Comparés à ces horribles bêtes, dit Barnevelt, les Sunqarumas sont de gentils petits garçons sympathiques.

Des paquets de terpahla apparaissaient de plus en plus souvent sur l’étendue liquide et, au loin, se découpaient sur l’horizon des carcasses d’épaves. Au fur et à mesure de leur progression, la masse d’algues devint plus épaisse, les obligeant à naviguer en louvoyant contre les paquets végétaux. Quelque part dans l’inconnu vers lequel ils avançaient se cachait la forteresse du Sunqar. C’est là certainement que Zeï devait être prisonnière, et il se pouvait bien qu’Igor Shtain soit là, lui aussi.

Il était plus que probable que les pirates devaient utiliser un chenal dégagé pour entrer et sortir de leur repaire. Barnevelt n’avait pu recueillir aucun renseignement sur ce passage, mais il lui semblait qu’ils pourraient le découvrir en se contentant de louvoyer le long de ce continent flottant.

En conséquence, quand ils eurent atteint la première épave – un radeau sommaire dont les lambeaux de voile flottaient sinistrement sous la faible brise –, il dirigea le Shambor vers l’ouest. À bâbord, la masse d’algues devenait presque solide. C’était une substance gluante de couleur brun-mauve, composée de grappes de petites vésicules molles qui s’aggloméraient les unes aux autres.

Barnevelt qui fouillait l’horizon du regard, perçut à tribord un mouvement rapide comme l’éclair. Il eut le temps d’apercevoir une créature semblable à un immense gymnote qui filait le long du Shambor.

— Un fondaqa, indiqua Chask. Ils grouillent par ici. Leur morsure provoque une mort quasi instantanée.

Barnevelt suivit des yeux les évolutions gracieuses de l’étrange créature qui disparut bientôt sous l’eau.

Ils naviguaient ainsi depuis une demi-journée quand Chask vint appeler Dirk dans sa cabine.

— Un bateau à l’horizon, monsieur.

Barnevelt grimpa sur le pont. De loin, il semblait que le bâtiment soit une galère, longue et portant beaucoup de rames. Les marins murmuraient entre eux et se montraient le bateau avec des mines apeurées. Barnevelt et Zakkomir descendirent dans la cabine pour endosser leurs uniformes de commissionnaires, car le jeune Krishnien devait jouer lui aussi un rôle dans le plan mis au point avant leur départ. Zakkomir, prétextant qu’ils auraient besoin de toute leur rapidité et souplesse de mouvements, surtout s’ils tombaient à l’eau, refusa de mettre sa fine cotte de mailles sous sa veste. Mais Barnevelt insista et, finalement, il céda.

— N’oubliez pas nos nouveaux noms, ajouta le Terrien. Quel est le mien ?

— Gozzan, monsieur. Et, cher seigneur, à vous je peux confesser que la terreur m’étreint horriblement de nouveau. Si je flanche ou même si je me trouble, n’hésitez pas à me tuer, plutôt que de permettre à ma couardise de faire échouer notre noble mission.

— Vous vous en sortez très bien, fiston, dit Barnevelt, et ils montèrent sur le pont.

En approchant de la galère, Barnevelt constata que le bateau se trouvait juste à l’embouchure du chenal qu’il avait cherché et qui menait à l’intérieur du Sunqar. Deux câbles partaient de la poupe et s’enfonçaient dans une masse épaisse de terpahla qui semblait appartenir au Sunqar lui-même. Ils approchèrent et purent entendre le bruit des encliquetages d’une catapulte qu’on armait. À ce moment, il apparut clairement que la masse à laquelle était amarrée la galère était indépendante du reste du continent. Barnevelt se demanda si elle ne servait pas de bouchon flottant pour le chenal qu’il était possible de tirer dans l’embouchure de la voie d’accès pour la bloquer en cas d’attaque.

La galère était nettement plus haute que le Shambor et à peu près deux fois plus longue. Barnevelt jugea qu’elle devait mesurer entre trente et quarante mètres. Quand les deux bâtiments se touchèrent presque, une tête passa par-dessus la rambarde de la galère et leur demanda qui ils étaient. Dirk s’appuya tranquillement contre le mât et répondit :

— Un courrier de la Mejrou Quarardena, porteur d’un présent et d’un message de la reine Alvandi de Qirib pour Sheafasè, chef du Sunqar.

— Approchez-vous, leur ordonna la voix.

Quand les coques se touchèrent, une corde tomba sur le pont du Shambor le long de laquelle descendit un homme seulement vêtu d’un short qui avait dû être blanc autrefois. Il portait en outre un casque et un insigne pendu à une chaîne autour du cou qui devait représenter son grade. Plusieurs autres pirates se penchèrent par-dessus le bastingage, couvrant le pont du Shambor avec leurs arbalètes bandées.

— Bon après-midi, dit aimablement Barnevelt. Veuillez vous donner la peine de descendre dans la cabine, monsieur, je vous montrerai notre chargement. Peut-être accepterez-vous une goutte du meilleur vin de Qirib pour adoucir quelque peu l’ennui de votre tâche ?

Le pirate considéra Barnevelt avec suspicion, mais se rendit dans la cabine pour examiner le chargement et accepta le verre de vin avec un grognement de satisfaction. Enfin, il accorda au Shambor l’autorisation de passage, et l’un de ses hommes monta à bord pour servir de pilote.

Ils suivirent le chenal. Chaque fois qu’ils en avaient le temps, les rameurs jetaient des coups d’œil nerveux par-dessus leurs épaules vers la masse compacte de vaisseaux et de structures flottantes qui s’élevait à un ou deux hodas devant. De minces volutes de fumée montaient de certaines de ces structures et restaient en suspension dans l’air stagnant, salissant la tache rouge de Roqir, lequel était à moitié caché derrière l’horizon.

Sur une des berges du canal, un petit chaland ventru se livrait à un étrange manège. Il était relié par une chaîne à une grosse créature aquatique, qui avait un peu l’aspect d’une gigantesque tortue et qui se laissait glisser lentement le long de la rive en avalant d’énormes bouchées d’algues qu’elle engloutissait avec de grands bruits de déglutition. Les hommes sur le chaland guidaient l’aspirateur animal avec de longues gaffes. L’air de rien, Barnevelt braqua sa caméra Hayashi sur cet étonnant spectacle.

— C’est ainsi, dit Chask en jetant un regard furtif vers la barre où se tenait leur pilote, que ces bandits s’y prennent pour empêcher les algues d’obstruer leur chenal dans lequel ils seraient alors coincés comme dans un piège. Qu’allons-nous faire si notre plan ne fonctionne pas comme prévu ?

— Oui, ajouta Zakkomir, qui s’était joint à eux. Supposez, par exemple, que le Shambor doive déguerpir avant que notre mission soit totalement accomplie, nous laissant entre les mains de ces tueurs ?

— Si cela arrive, dit Barnevelt après un moment de réflexion, essayez de nous attendre près de l’épave du radeau que nous avons dépassée ce matin. Vous voyez ce que je veux dire, Chask ?

— Oui, capitaine. Mais je doute que quelqu’un abandonné dans le Sunqar puisse arriver jusque-là. Vous n’avez pas d’ailes pour voler.

— J’en doute aussi, Chask. Mais peut-être pourrons-nous leur voler une petite embarcation légère qui pourrait passer entre les paquets d’algues…

Enfin, ils arrivèrent à l’endroit où le chenal s’ouvrait sur la plus extraordinaire cité flottante qu’ils aient jamais vue : la forteresse de Sheafasè.