Les cerises dans la bouche

La terre tournait tant bien que mal. La nature se remodelait, plus spectaculaire dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. Les rivières et les fleuves débordaient ici et là. Les pays se noyaient, avec leurs rizières et leurs dunes à cocotiers, avec leurs huttes au toit de chaume, leurs mosquées et leurs temples. Et les gens montaient toujours vers les plus sûrs, les plus secs des pays.

– Et vous ? Vous êtes née ici ? Vous êtes partie tôt ? Vous êtes métisse ?

M’a demandé l’homme chargé de l’interrogatoire, celui que j’appelle monsieur K. depuis mon arrivée ici au commissariat, à cause de son nom de famille long et crissant que j’ai du mal à retenir.

– Qu’est-ce qui est tôt et qu’est-ce qui est tard ? Je peux passer ma vie ici sans appartenir à ce pays.

J’ai regretté aussitôt d’avoir prononcé ces phrases aux idées ambiguës. J’aurais dû tout simplement citer mon pays d’origine, qui correspondait à ma couleur de peau, couleur d’argile, qui me rapprocherait toujours de l’homme que j’ai agressé. Et pourtant, me disais-je, il n’était pas nécessaire d’être perspicace pour repérer les divergences entre lui et moi, pour identifier exactement les classes sociales auxquelles nous appartenions et mesurer à quel point nous étions éloignés l’un de l’autre.

Distraite un instant, je pensais au panda que j’avais adopté il y a quelques mois. Sur l’enveloppe brune, le logo en relief noir, souriant, m’assurait qu’on ramassait assez de sous pour ses bambous verts. J’avais des amis qui étaient allés au moins une fois dans leur vie nettoyer les plages où les oiseaux mouraient, gavés de pétrole. Ingénieurs, instits, bénévoles dans des ONG, épuisés par la vie au rythme du métro, ils devenaient bouddhistes. Ils allaient toujours aux manifs où surgissaient les coquelicots des drapeaux rouges, vibrants, et choisissaient le silence blanc des monastères lorsque les théories de Hawking leur devenaient trop obscures. Et pendant ce temps-là, on expulsait toujours autant.

Hier on m’a accueillie dans une pièce vitrée, aux cloisons en bois léger. Je l’ai trouvée identique aux bureaux semi-opaques semi-transparents de la zone périphérique où je travaille. Puis on m’a emmenée dans cette pièce souterraine, fermée et sans fenêtre. Dans le parking, au sous-sol de cet immeuble, qui me semble complexe. De l’ombre a surgi, comme une pâle flamme fragile, monsieur K. Il fallait qu’il prenne ma déposition. Nous étions assis autour d’une table ronde. La pièce me paraissait ouatée. Le béton revêche des murs était maladroitement adouci par la moquette bleu foncé. Monsieur K. souriait dès le début. S’est excusé à plusieurs reprises pour la sévérité de l’endroit. Son sourire était blond et embarrassé. C’était un gentil garçon qui rougissait à l’idée de duper les autres. Il tournait autour du pot. Ce qu’il voulait savoir n’était pas compliqué. En apparence. Mais en apparence seulement. Je bredouillais et bafouillais en lui expliquant ma raison d’être ici, dans ce pays, pourquoi j’avais attrapé la bouteille de vin et l’avais fracassée sur le crâne de ce type. J’observais en même temps le drôle de mouvement qu’avait monsieur K. Il allait loin avec ses questions, revenait, repartait, il exigeait des justifications, il s’efforçait de reconstituer les événements.

– Par amour alors ? Amour de la langue ? Ou vous aviez songé à gagner votre vie ici ?

– Amour de la langue je suppose… En faire un métier, c’est venu comme c’est venu, au fil des années…

– Ce n’était pas sur un coup de tête ? Aucun hasard ? Tout était calculé ? Vous saviez que vous vous installeriez dans ce pays ? C’était vous qui en aviez décidé ainsi ou votre famille ?

Je ne savais pas comment lui dire, mais je tentais pourtant de lui expliquer l’aboutissement d’un projet lent, rien à voir avec une obligation familiale ni professionnelle. Je voulais lui expliquer le désir caché, le désir né des longues heures passées auprès des livres. L’éblouissement. L’ivresse. Les images d’une vie portée par une langue étrangère. Nager et me noyer dedans. Mon rejet aussi de ce qui ne pouvait atteindre ce niveau, de ce qui ne savait illuminer, de ce qui chutait immanquablement dans la misère spirituelle.

– Vous voulez dire que vous êtes capable de haïr ceux qui ne peuvent pas atteindre votre niveau intellectuel ? Ceux qui sont restés au pied de l’échelle ?

Je me suis mordu les lèvres et me suis demandé si c’était le cas, si j’étais capable de haïr, si la haine endormie avait soudain jailli en moi et, en une éruption violente, s’était déversée sur cet homme.

J’étais à mon tour derrière l’écran d’un ordinateur invisible sur lequel monsieur K. notait mes mots et mes gestes. Ce renversement de rôle m’humiliait. Son regard teinté d’un sourire de plus en plus moqueur m’humiliait. Pour sauver la face, pour me donner une allure respectable, j’ai commencé à mesurer mes mots comme on laisse rouler des cerises une à une dans sa bouche avant de les croquer. Il m’a semblé voir les gouttes rouges gicler sur le visage blond. C’était l’année des coïncidences. Je changeais de rôle, devant et derrière l’ordinateur, je changeais de position, créant des figures d’ombres étranges comme dans un théâtre chinois.

Les Peugeot et les Mercedes démarraient, écorchaient la peau de béton du parking. Je balançais mon fauteuil, d’avant en arrière et d’arrière en avant. Je croisais ma jambe gauche sur la jambe droite. Ou peut-être que c’était l’inverse. Je posais mes mains sur la table comme pour une empreinte. Je sentais que les plaques de terre bougeaient sur les plaques de terre. Les gens qui montaient du Sud gênaient les gens du Nord. La terre était la truie qui ne pouvait plus nourrir ses petits trop nombreux. Pataugeant dans la boue, elle grognait.

Monsieur K. frôlait ses lèvres avec son pouce. Il ne souriait plus, même lorsque j’ai évoqué mon dernier vol. Réveillée au milieu du voyage, j’avais vu à travers le hublot une terre vaste et rouge, rouge comme du fer chauffé à vif. Pas une seule trace de vert ni de bleu. Une mauvaise blague de la nature. Un dessin malhabile. Comment vivaient ces gens-là ? Il n’y avait rien. Éblouissant sous le soleil épuisé d’une journée longue, cet espace semblait comme une plaie ouverte. Les canons et les chars soviétiques avec leurs soldats avaient depuis longtemps quitté cette région de la terre. Du hublot de mon avion elle était rouge vif comme une métaphore. Indifférente et généreuse à la fois. Sa beauté d’outre-temps. D’outre-époque.

Nous sommes restés sur cette image.

Quelques minutes avant je lui avais raconté comment peu après avoir été embauchée au bureau de la zone périphérique ma vie avait pris un virage, avec le travail, le RER et les soirées résignées au plaisir sourd. Comment ma vie à cette époque ressemblait à un film d’auteur d’un pays émergent, asiatique, moyennement réaliste, syncopé de scènes quasi pornographiques. Où les coïts dans les toilettes et les couloirs auraient été des actes de révolte. Minime geste, comme celui d’une fourmi, pattes levées, cris inaudibles. Mais rien n’était plus à inventer ni à réclamer, il n’y avait plus qu’à changer les positions dans les toilettes et à se croire libérés des lois sociales. Détruire toute forme de dépendance et se sentir libre dans cet état de destruction. Ce n’était pourtant qu’une nouvelle prison où tourner en rond en mastiquant les pensées. Penser au hublot de l’avion et à la terre rouge vif m’a fait du bien. M’arracher du sol des toilettes. Comme une lévitation. Comme un envol.

Nous sommes restés sur ce seuil. Entre demi-secret et demi-transparence. Entre confiance et soupçon. C’était un gentil garçon qui rougissait à l’idée de soupçonner les autres. Mais il était forgé ainsi désormais. Avec son scalpel invisible il voulait disséquer mes pensées. Il me disait n’avoir toujours pas saisi pour quelle raison j’avais agressé un malheureux immigré, demandeur d’asile politique. Mais il avançait afin d’atteindre la vérité secrète cachée au fond de moi. Il ne s’agissait plus d’une agression de hasard en place publique. Il s’apprêtait à révéler un labyrinthe tortueux de pensées, une source boueuse de haine, la rage qui avait soudain jailli pour qu’une femme de couleur s’en prenne à un homme de couleur, qu’elle tente de lui fracasser le crâne.