Le pays d’argile

– Je veux vous ramener là d’où vous êtes partie, là d’où vous vous êtes enfuie, m’a dit monsieur K. hier, lors du premier interrogatoire.

– On ne peut jamais retourner à l’endroit de départ. Il n’est plus là.

– Qui n’est plus là ?

– Mais l’endroit, voyons !

– Pourquoi ça ?

– L’espace s’est déplacé avec le temps. C’est la géométrie impossible de la vie.

– …

– C’est comme les étoiles vues par les marins. À chaque assaut des vagues ils sont rejetés plus loin. Leurs astres dérivent. L’endroit et le temps se déplacent. Ce point de départ, le port et ses bateaux, cet espace est enfoui profondément dans la mémoire. Il n’est nulle part. Il ne reviendra jamais. Les nœuds sont défaits.

– Jamais de regret ? Le choix que vous avez fait vous semble si juste, alors ?

– … Comment regretter ?

Je lui ai raconté le souvenir d’un après-midi au bord d’un fleuve. C’était un de ces jours d’automne où l’on pouvait plonger ses doigts dans la lumière comme dans le miel. Je venais d’arriver dans ce pays. Tout ce que je goûtais me paraissait délicieux malgré le fatras des papiers administratifs. Je m’étais assise au bord du fleuve, face au soleil, face aux boîtes vertes des bouquinistes de l’autre rive qui patientaient comme les innombrables grenouilles des contes de fées. Mes jambes pendaient au-dessus de l’eau qui coulait sans se presser. Je n’attendais aucune interruption dans cet écoulement du jour, quand une voix a appelé de loin, du quai opposé. Elle était si précise, une ligne droite et franche, d’une rive à l’autre, que je ne pouvais me tromper : « Mademoiselle ! Mademoiselle ! » « Ouiiii ? » j’ai crié, et j’ai distingué deux silhouettes. Deux hommes. Un jeune, très jeune, à peine adolescent, aurait-on dit, et l’autre moins jeune, plus comme un oncle qui l’aurait emmené en promenade, un jour de soleil. « Vous n’allez pas vous jeter à l’eau ? » L’inquiétude de la voix m’est parvenue malgré le vent et la distance. « Mais non, voyons ! Pas aujourd’hui », j’ai répondu, et nos rires ont voltigé au-delà des vagues.

– C’est toujours ainsi avec les gens d’ici : je suis face à leur fleuve, à leur vie, tout près d’eux mais à contresens. Pourtant ils me comprennent, ils m’adressent la parole avec une sympathie enjouée, avec l’inquiétude attendrie qu’on pourrait avoir pour un chiot.

Le regard de monsieur K. a erré un instant puis comme pour conclure s’est fixé sur moi.

– Jamais de nostalgie ? De mal du pays ?

J’avais cessé de balancer mon fauteuil. Mes pieds étaient posés, immobiles, sur le sol. Comme cloués de honte. Le souvenir me tirait vers la terre, vers les nœuds obscurs du passé. J’ai voulu y traîner monsieur K. avec moi. Avec un plaisir sournois, j’ai voulu le voir affecté, ému, déstabilisé.

Le mal du pays ? C’était le pays qui allait mal. Souvenir des aïeules. Conte de grand-mère. Vieille monnaie passée d’une génération à l’autre. Je la passais désormais à monsieur K. Souvenir de l’autre côté. Opar Bangla. Je lui racontais comment des gens, peu avant les jours sanglants de l’indépendance, avaient quitté le pays. Avec un flair de chiens nobles, ils avaient senti le danger. Ils avaient fui l’affrontement entre les indépendantistes et les colons forts de leur police et de leur armée.

Le souvenir était à inventer. Grâce à une odeur de sang et de poudre. Je lui parlais des explosions des voies ferrées, des poteaux télégraphiques, des postes de police. Il fallait imaginer les hommes qui tiraient sur les officiers blancs lorsqu’ils descendaient de leurs voitures. Il paraît qu’on tirait parfois mal. Épouses et filles des officiers, en robe du soir, un fils adolescent, sa raquette de tennis à la main, tous ensemble s’écroulaient dans une mare de sang, attirant bientôt les mouches tardives de l’hiver.

Le souvenir était aussi à apprendre. Les manuels scolaires expliquaient comment les autorités avaient cherché à diviser la région, socle des mouvements indépendantistes. Comment, au début du siècle dernier, les militants avaient réussi à annuler la division de la région, et comment, quarante ans plus tard, lors de l’indépendance, quand chaque camp essayait de tirer les marrons du feu, le pays, corps unique, fut mutilé. Comment cette terre fertile fut pillée, humiliée, persécutée, et finalement coupée en deux, écartelée par les grands chevaux des colons.

Les contes de fées faisaient place aux contes de feu. Plusieurs années plus tard, alors que la pluie s’abattait sur les volets en bois, que les lanternes oscillaient et que les ombres géantes dansaient sur les murs, on entendait presque les cris Allah ho Akbar et Jay Hind lancés par deux camps religieux, les musulmans et les hindous : l’affrontement recommençait chaque nuit. Les monstres et les démons des contes avaient fait place à ces fanatiques qui se ruaient les uns sur les autres sur les boulevards avec des haches, des couteaux, des poignards, des bambous et des pistolets. On dit que les gens tombaient comme des bananiers. On dit aussi que la police de Surabordi se décida enfin à déclarer l’état d’urgence lorsqu’il n’y avait plus de balles dans les pistolets des émeutiers et que les poignards restaient plantés dans les corps disparates. La paix vint à pas chancelants, avec ses ailes de vautour, obscures, étouffantes, la paix à puanteur de mort, muette et étourdie de honte. Les poignards n’arrachent pas seulement la peau, mais dévoilent notre propre laideur intérieure, la chair s’ouvre et s’étale devant nos yeux, plus d’interdit, la frénésie commence, le temps s’arrête. Tuer est un enivrement. On ne fait plus marche arrière. Les cadavres s’accumulent dans la mémoire. Entassement infranchissable. La logique de mort une fois établie et pratiquée, la paix semble irréelle. Comment justifier le silence au lieu du vacarme et de la violence ? Seule la fatigue a su ralentir ces hommes. Après l’indépendance, après la partition, pendant des jours et des semaines, les gens allaient à pied de l’autre côté de la frontière, leur vie entière resserrée dans un baluchon, la vie entière soudain coupée à la racine. Les trottoirs de la ville débordaient de cadavres et de corps qui remuaient toujours, qui mendiaient, suppliaient pour l’eau, pour le jus de riz qu’on jette après la cuisson, ils n’osaient pas demander plus. De leurs cuisines abandonnées de l’autre côté des barbelés, la fumée des incendies montait encore. La ligne de partition traversait parfois les maisons, la cuisine dans un pays, les chambres dans un autre. Division apparemment absurde, pourtant très calculée. Les champs cultivés dans un pays, les usines dans un autre. La misère programmée pour plusieurs décennies. Depuis, les gens n’ont pas cessé de migrer. De transgresser. D’aller au-delà de la ligne rouge. D’entrer là où ils n’avaient pas le droit.

Une chaleur montait du sol. Brûlait la plante de mes pieds. Aussi chaude que le jus de riz que grand-mère donnait aux gisants du trottoir.

C’était tout de même bizarre ! De ne pas demander plus. Comment on quémande ? Comment on lance le premier cri ? Comment on crie pour quémander les déchets ? Qui peut revenir en arrière, remonter la pente, redevenir homme après avoir avalé des ordures en se bagarrant avec les chiens ?

Mais cette conversation a dévié et elle est rentrée dans le vif du sujet. Au lieu de me ramener là d’où je m’étais enfuie, mon pays natal, monsieur K. m’a plutôt interrogée sur ma façon de travailler. Si je gardais les yeux ouverts. Si j’avais l’oreille dressée. Ou encore, si j’étais bien neutre dans mon rôle. Si je portais bien mon masque. Si je ne me sentais pas étouffée sous ce masque. Si je n’avais pas eu envie de tout arracher, de tout jeter par terre et de me mettre à hurler.

Mais monsieur K. aimait laisser planer le doute, le flou, la liberté des mots caméléons. Les mots ouverts à tout et à rien.

« Pensez-vous que vous étiez suffisamment patiente avec ces requérants ? » Ou encore, « Auriez-vous eu le même geste de colère et de violence s’il s’était agi d’un homme de ce pays ? » Il s’est raclé la gorge et puis a repris : « Un Européen, je veux dire. »

Un Blanc, vous voulez dire, je mâche mes mots intérieurement.

Ses soupçons à mon égard m’effleuraient à peine. Il les effaçait l’instant d’après avec un sourire indulgent. Comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas agressé l’homme, comme si je n’avais pas été mise en examen. Puis il revenait sur ses pas et me tendait un nouveau piège. Ne terminait pas ses phrases et attendait que je lui réponde par un mot mal choisi, un mot qui tomberait dans sa trappe. Nous avancions et reculions derrière les miroirs dressés des mots comme dans un ancien théâtre où personne n’oserait les briser. C’était une opérette médiocre. Sans véritable ambition.

Je pensais à une autre intrigue, plus secrète, plus tendue. Et pourtant si légère qu’elle n’existerait pas si je n’y avais pas pensé. Entre Lucia et moi. Lucia était tout feu tout glace. Comme officier, elle était redoutable. Il ne lui manquait que la cravache et les cuissardes. Elle engueulait les hommes, leur assurait que c’était pour leur bien, qu’il était nécessaire de dire la vérité, que c’était le seul moyen de les aider. Puis elle me regardait. Et il m’était impossible de supporter son regard. Le bleu de ses yeux était d’une beauté exaspérante. Une pierre bleu-gris, semi-liquide, les petites rayures imperceptibles d’une roue. Avec une lueur que je devinais blanche. Je devinais car je ne regardais jamais Lucia plus d’une demi-seconde. Ma tête à peine tournée vers elle, je baissais les yeux. Et plus tard, maintenant, seule ou avec mes compagnons, dans la foule, en dévalant les rues, cette lueur me revenait, comme la promesse et l’interdit des choses. Peut-être que j’ai agressé l’homme à cause de Lucia. Tous ces hommes me faisaient honte. Et sans le savoir je m’inclinais de plus en plus vers ces officiers femmes qui représentaient la loi, la droiture, l’autorité. J’étais passée de l’autre côté. J’étais penchée avec mon cœur alourdi vers ces femmes que le défilé incessant des hommes en demande avait épuisées. Anémiques, amaigries et nerveuses, ces femmes. Et ma tendresse politiquement incorrecte. Peut-être que j’ai agressé l’homme car devant Lucia et d’autres officiers, devant nous les femmes, l’homme et ses semblables étaient presque une injure, une erreur, un accident. À mes yeux, leur misère ne justifiait pas leur maladresse et leurs mensonges, leur agressivité et leur mesquinerie. Je bredouillais, d’abord, devant monsieur K. Puis peu à peu ma voix a pris de la force et je me suis sentie libre et dans mon droit, un instant.

– Vous pensez que vous avez le droit de corriger toute seule un système soi-disant mensonger ? monsieur K. m’a lancé.

Je ne lui ai pas répondu. J’ai baissé la tête.

J’ai pensé à tout ce qui demeurait immobile. Les trottoirs sont toujours aussi secs et craquelés. Les mendiants, les prostituées et les ouvriers du jour parlent pendant leur sommeil. Un chien aboie au loin. Le rideau lourd de la nuit ne bouge pas. De loin je les vois. Je contemple de loin avec envie mon pays qui passe toutes ces années sans moi. Ces années de volupté et d’abondance. Ces années de déception et de mascarade. Le chien du bidonville gagne le jackpot et le bidonville reste bidonville. Les employés de la ville rasent les huttes au bulldozer. Les pères vendent leurs filles. Les filles entrent dans la gueule grande ouverte des métropoles. Les enfants soldats trient les déchets, servent le thé, martèlent le fer, arrêtent les voitures aux carrefours et essuient leurs vitres, tirent comme ils peuvent les poussepousse aux sièges plus hauts que leur tête, font les courses et lavent la vaisselle chez les riches, cassent les lustres et les statuettes dont la beauté les dépasse, vendent des légumes et volent quand ils peuvent, les épiciers les mettent à la porte, ils retournent au village, au trottoir, à la hutte où ils sont nés. Ils retournent dans la gueule du diable. Les enfants soldats protègent leur foyer avec leurs bras d’allumette. Ils remplissent leur cage d’os d’un grand souffle et se plongent dans la piscine sale de la pluie, dans les larges trous des trottoirs. Le fleuve déborde et noie la ville.

Les gens aussi. Lorsque la pluie et la boue dévorent leurs terres, ils tentent de courir plus vite que l’eau. Le sable couvre les rizières. Les gens vont vers des pays éloignés. Sur un ciel couvert de buée, ils voient surgir de nouvelles lignes d’horizon.

Mais les lois demeurent immuables. Les plaques de terre glissent sur les plaques de terre. La toile du ciel est trouée comme la tente d’un vieux cirque. Des pays entiers s’effondrent dans l’eau, c’est l’avenir qui sombre. Et toujours des troupeaux d’hommes montent vers le nord. Avec leurs mensonges, leur mesquinerie, leur obstination maladroite, leurs rêves tristes comme des chiffons.

Les immigrés survivent malgré tout comme poussent des tiges rebelles sur une terre stérile. Ils trouvent toujours des moyens pour échapper aux coups de faucille.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme en images et en rêves et en cauchemars. La nuit s’épaissit dans ma cellule comme l’encre au fond de l’encrier avant la première lueur du jour.

L’aube laiteuse vient apaiser la cellule à barreaux. Les plantes carnivores se tordent le cou çà et là dans la pénombre. J’ai une boule dans la gorge. Il faut vomir pour la faire sortir. Pleurer a un effet d’alcool. Ça enivre. Ça vide et donne envie de vomir. Ça m’agace de pleurer pour les autres.