Chapitre 6

2008, une année qu’on voulait prometteuse. Comme chaque fois qu’un Nouvel An se levait; comme si celui qui s’éteignait avait été horrible! Pourtant, dans bien des cas, le précédent avait été souple et confortable, mais comme la mentalité veut qu’il faille sans cesse espérer mieux, l’élan d’optimisme était dans tous les cœurs: ceux des Boinard autant que ceux de leurs voisins, de Caroline et de son amant, sans oublier celui de Paul et de ses jeunes… indécents! Ce dernier, toutefois, avait eu la peur de sa vie quand il avait été attaqué, le premier samedi de janvier, non loin du sauna où il était allé à la chasse. Pris en filature par un voyou drogué dont il avait refusé les avances plus tôt dans la soirée, le jeune homme l’avait appuyé contre un mur et, avec un couteau sur la gorge, il l’avait sommé de lui donner son argent. Paul, quelque peu éméché, n’avait pas hésité à sortir une liasse de sa poche de pantalon afin de remettre quelques billets au voleur lorsque ce dernier, s’emparant vivement de tout le pognon, déguerpit en direction d’une ruelle de la rue Champlain. Paul, secoué, mais rassuré par un chauffeur de taxi qui avait vu la scène, avait refusé qu’il appelle le 911, lui précisant que sa fonction lui interdisait de le faire. Sa réputation aurait pu en prendre un coup et il ne voulait pas risquer de la perdre. Pas plus que sa vie qu’il venait de sauver pour deux cents dollars tout au plus. Priant le chauffeur de le ramener chez lui, il le fit attendre à l’extérieur, rentra ramasser un peu d’argent pour le payer et revint s’enfermer dans sa chambre, la tête entre les mains, le cœur battant très fort. Regardant le crucifix accroché au-dessus de sa porte, il le fixa et murmura: Merci, mon Dieu! Pardonnez-moi, mais aidez-moi! Faites-moi sortir de cet enfer du vice! Arrêtez-moi de boire, j’ai l’âge d’être sage et pénitent maintenant… Mais le lendemain, après une journée de travail, la prière de la veille oubliée dans un papier mouchoir, il prit une douche, repassa son pantalon, enfila son manteau d’hiver noir et descendit la côte du Plateau jusqu’à la rue Sainte-Catherine dans le but d’y croiser, non pas le drogué qui avait failli le tuer, mais un jeune prostitué en quête de trente ou quarante piastres et d’une chambrette chaude dans un sauna par ce froid glacial. Ce que le sexagénaire trouva sans trop s’efforcer, puisque rendu au premier coin de rue, un gars en jeans d’à peine vingt ans s’approcha discrètement pour lui demander: «Cherches-tu de la compagnie?»

Au début de mars, néanmoins, quelle ne fut pas la surprise de Paul de recevoir, de la part de William et de son amie Norma, une invitation à leur mariage. Un faire-part avec deux cœurs entrecroisés, une cérémonie intime, une petite réception dans une salle d’hôtel du centre-ville. Ne sachant comment réagir, il téléphona à Émilie pour le lui annoncer et se fier à ses commentaires:

— Tu ne comptes pas y aller, au moins?

— Je ne sais pas… Pourquoi je n’irais pas?

— Paul! Il a divorcé de ta sœur!

— Pis? Ça m’en fait un pli sur la différence, ça! Je l’aurais divorcée bien avant si j’avais été lui!

— Tout de même, tu es de son ex-belle-famille… Penses-y, ce ne serait pas convenable…

— Voyons donc! Il se remarie le beau-frère! Et avec une jolie femme à part ça! Une femme avec un magnifique sourire, pas un rictus amer au coin de la bouche comme la Caroline! Je regrette, je t’en parle, mais comme tu es encore du bord de la p’tite sœur…

— Non, ce n’est pas ça, je suis beaucoup plus du tien que du sien et tu le sais! Mais… Et puis, si le cœur t’en dit, vas-y, ne te refuse pas cette joie. Je te vois d’ici dire à Caroline après les noces à quel point c’était charmant, que la mariée était superbe…

— Tu penses que je vais me gêner? Elle m’a tellement descendu, la benjamine, tant méprisée, montrée du doigt, calomnié… Il n’y a plus rien à faire, jamais elle ne va rentrer dans mes bonnes grâces, celle-là! J’aime mieux espérer que ça marche bien entre Norma et moi, ça me fera quelqu’un d’autre à visiter.

— Venir chez moi ne te suffit pas? Je suis encore là, moi!

— Bien oui, Émilie, tu seras toujours là, je t’aime énormément, mais des petites visites de temps en temps chez d’autres gens, ça ne ferait pas de tort. Être constamment seul, tu sais, ce n’est pas drôle. Et je pourrais sortir avec eux, je ne déteste pas l’opéra…

— Toi? Depuis quand?

— J’ai une assez bonne culture, tu sauras! C’est parce que personne n’apprécie l’opéra et la grande musique dans la famille que je n’en parle pas, mais j’ai déjà vu Carmen étant jeune et un opéra de Mozart dont j’oublie le nom. Ça fait si longtemps… Mais j’aimais ça, les ténors et les sopranos, j’aurais même continué, mais avec Manu, si peu instruit…

— Ne parle pas contre lui, il doit être très heureux où il est, mais je te ferai remarquer que j’adore la musique classique; Beethoven est mon préféré, mais j’aime aussi les valses de Strauss. J’ai plusieurs albums classiques que nous écoutons, Renaud et moi, quand il n’y a rien de bon à la télévision…

— Ouais… Tu n’as pas besoin de me défiler les disques de ta petite discothèque, je la connais par cœur, et le dernier CD que tu as acheté, c’est celui d’André Rieu! Loin de Beethoven, celui-là!

— Chaque artiste a son auditoire! Rieu est l’un des préférés de Renaud et nous allons le voir lorsqu’il vient à Montréal.

— Bien, tant mieux pour lui! Et pour vous deux! Mais, pour revenir aux noces du beau-frère, je vais y aller, mais je me demande si l’invitation est pour deux ou juste pour moi…

— Tu n’as quand même pas envie de t’y rendre avec un garçon de ton quartier, Paul! Ce serait disgracieux…

— Non, pas avec un gars, j’ai des amies de femmes au travail… Quoique si tu acceptais…

— Non, ne compte pas sur moi! Es-tu devenu fou? Aller au mariage du beau-frère qui s’est débarrassé de sa femme, ma propre sœur, avant leurs noces d’argent? Ce serait infâme, indigne de moi… Comment as-tu pu penser…

— Oh! j’ai rien pensé, je ne te l’avais pas encore demandé, j’irai seul, finalement, et je me ferai des amis parmi les invités. Je leur dirai, avec la complicité de William et de Norma, que mon épouse est malade et qu’elle n’a pas pu m’accompagner… T’en fais pas, va, je saurai bien me débrouiller, je m’en sors tout le temps!

— Pour ça, oui! Mais un jour viendra où tu ne t’en sortiras pas, Paul! Avec un coup de couteau entre les omoplates! Tu vas finir par tomber sur un malade qui va préférer te voler mort plutôt que vivant. Ta dernière aventure m’a fait peur! Tu devrais cesser…

— Oui, je sais, je m’y rends de moins en moins dans ce quartier-là. Je préfère les faire venir à la maison.

— Comme si c’était moins dangereux… Où donc as-tu la tête?

— Sur mes épaules, Émilie! Et je vais tenter de ne pas trop boire au mariage de William, afin de me souvenir de tous les détails qui vont mettre Caroline en furie! Salut, je raccroche, j’ai à faire!

— Paul!

Mais comme il l’avait dit, Paul avait déposé l’appareil sans attendre le «au revoir» coutumier de sa sœur bien-aimée. Entendant le buzz du récepteur coupé, Émilie referma l’appareil en soupirant.

La cérémonie avait été prévue pour le 22 mars, et c’est vêtu d’un complet noir avec chemise blanche et cravate à pois rouges sur fond gris que Paul Hériault se rendit au mariage de Norma et William qui échangèrent leurs vœux devant quelques invités seulement, pour ensuite les suivre jusque dans l’ouest du centre-ville où une douzaine de personnes les avaient précédés dans un joli petit salon d’un hôtel de renom. Norma était magnifique dans sa robe de dentelle beige trois-quarts avec pan de satin retombant à l’arrière. Retenant un petit bouquet de boutons de roses blanches, elle en avait aussi orné son chignon avec délicatesse et discrétion pour ne pas faire ombrage à l’éclat de son rang de perles. Savamment maquillée, la jolie dame entra au bras de William qui, ce jour-là, sans doute aidé de sa future, avait l’allure d’un riche professionnel dans un complet beige avec une chemise blanche impeccable et un papillon brun qui en fermait le col et qui s’harmonisait à la tenue de Norma. La tête haute, le sourire du vainqueur, il avait prononcé ses vœux comme l’homme heureux qu’il était devenu. Paul fut présenté aux parents de la mariée, à ses sœurs et à ses oncles et tantes. William, de son côté, n’avait qu’un cousin propre venu avec sa femme, quelques amis de travail et leurs épouses, et Paul, son ex-beau-frère. Un assez beau groupe, cependant, pour orner une grande table où tout avait été déposé et servi avec soin. Paul fit honneur au vin rouge, mais juste assez, sans se griser. Assis près d’une parente de Norma qui lui demanda:

— Votre femme va un peu mieux? On m’a dit…

— Heu… oui, sa sœur veille sur elle.

— Vous êtes mariés depuis longtemps tous les deux?

— Heu… 1970, répondit-il nerveusement.

— Plusieurs enfants?

— Non, aucun, malheureusement… Mon épouse a fait une fausse couche étant jeune et elle n’est pas retombée enceinte, le bon Dieu ne l’a pas voulu…

Exaspéré par les questions de la curieuse à ses côtés, il s’empressa de lui demander si Norma avait déjà été mariée.

— Vous ne la connaissez pas plus que cela? Oui, elle l’a été, mais elle n’a pas d’enfants. Son premier mari la trompait et elle en a eu assez. Elle, une femme si belle…

— Je comprends… Tiens! Écoutez ce qu’on vient de mettre comme musique. Une chanson de Bryan Adams… Je peux vous inviter à danser?

La cousine, une célibataire pas tellement jolie, fut enchantée de l’invitation et accepta de se rendre sur la piste de danse. Ce fut d’ailleurs la seule et dernière politesse de la part de Paul envers sa voisine de table. Il alla ensuite s’entretenir avec les nouveaux mariés qui lui révélèrent avoir acheté une maison de pierres à Longueuil que le nouvel époux rénovera avec ses hommes dès leur retour de voyage de noces. S’enquérant de l’endroit où ils se rendraient, la mariée avait répondu: «À Rome! Je veux faire visiter le berceau de ma famille à mon mari.» Et William avait souri, sans avouer à sa femme qu’il avait vu Rome et presque l’Italie au complet avec Caroline, qui l’avait fait voyager de force… durant des années! La journée prit fin et, avant de les quitter, Paul leur remit une assiette murale de valeur, illustrant deux petits garçons en train de manger des raisins en joyeux lurons. Ce qui avait fait sourire davantage William qui avait deviné les préférences de Paul à travers la bonne intention. Norma lui fit la bise, William, l’accolade, et tous deux invitèrent l’ex-beau-frère à venir souper chez eux dès qu’ils seraient installés. Ce que Paul accepta de bon gré. Il repartit enfin, regagna le centre-ville et se frotta les mains d’aise. Il avait enregistré, dans ses vilains neurones, tout ce qui s’était déroulé au mariage afin de transmettre la projection du film, sans se tromper d’une seule scène, quand il verrait sa jeune sœur. Au souper de Pâques le lendemain soir? Peut-être… Afin qu’elle voie sans l’avoir vu, le bonheur de son William avec Norma, «la grue» comme elle l’appelait, qui le lui avait volé. Il tracerait le portrait de cette belle journée sans en être le moindrement mal à l’aise. Une mauvaise intention, comme allait le lui dire Émilie? Foutaise!

Le docteur Mathieu Boinard était impeccable dans son complet gris en ce jour de Pâques où il était arrivé chez ses parents au volant de sa Volvo sport rouge, dernier cri, avec l’intérieur de cuir noir. Sans l’envier, Joey avait admiré la superbe auto de son frère et de son côté, ravi, Renaud s’était exclamé:

— Quelle voiture! Digne d’un jeune médecin! Si tu savais comme je suis fier de toi!

Une phrase qui dérangeait le frérot beaucoup plus que la Volvo. Joey s’était rendu compte depuis longtemps que son père lui préférait Mathieu. Il avait passé outre à l’adolescence et encore plus durant les études, mais aujourd’hui, devenu adulte, il aurait souhaité que le paternel se garde une petite gêne pour les compliments, surtout devant la visite. Caroline était déjà arrivée avec son Luc qu’elle traînait partout et, Paul, très élégant, regarda son neveu favori pour lui murmurer:

— Ce n’est qu’une voiture! Ce qui compte chez un mâle, c’est ce qu’il dégage! Et tu es plus allumant que lui!

Joey avait éclaté de rire en entendant la repartie de son oncle. Le mâle comptait tellement pour lui! Tous se demandaient ce que l’oncle lui avait susurré à l’oreille, mais Joey se garda bien de le leur dévoiler. Ce qui avait fait sourciller quelque peu le frère aîné.

Le souper fut excellent, le jambon était cuit à point, les pommes de terre bien pilées, le poulet bien apprêté, les desserts appropriés et le vin blanc, de bonne qualité. Quoique Paul aurait préféré le rouge. Même avec du jambon et du poulet! Mais Émilie, connaissant sa préférence, s’était abstenue d’offrir son Châteauneuf-du-Pape, pour que son frère reste sobre pour une fois avec le Mouton Cadet qu’il n’aimait pas. Ce qui ne l’empêcha pas de lancer à Caroline devant tous les invités au moment du dessert:

— Je suis allé au mariage de William. C’était très réussi!

Renaud leva les yeux sur lui, fronça les sourcils, mais Paul continua:

— Elle était de toute beauté, sa Norma, et lui, si distingué dans son complet beige. La réception a eu lieu dans un chic hôtel de l’ouest de la ville. On a mangé, bu et dansé, les parents de la mariée étaient fort gentils et, pour leur voyage de noces, ils sont partis en Italie. Un vrai beau couple!

N’en pouvant plus, Caroline se leva de table et se dirigea vers la salle de bains où Émilie la suivit. Il ne restait qu’une tablée d’hommes et Renaud, mécontent, pointa son beau-frère du doigt pour le semoncer:

— Tu es un malappris, Paul! Tu l’as fait exprès! On ne dit pas de telles choses devant la famille…

Mathieu et Joey n’osèrent s’impliquer en quelque sens que ce soit, c’était leur oncle, il y avait le respect, mais Luc, l’amant de Caroline, voulant appuyer Renaud, osa dire à ce dernier sans considérer Paul:

— Je suis de votre avis, Renaud, il y a de ces propos…

Et Paul de l’interrompre brusquement pour lui lancer:

— Toi, t’es pas encore de la famille! T’as pas à te prononcer! Et puis, en te regardant bien, oui je t’ai vu avant, toi! Il faut que je trouve où, maudit! J’ai pourtant une bonne mémoire! Tu dois savoir où on s’est vus et tu ne veux pas me le dire… Mais je vais finir par découvrir où je t’ai vu… Ça s’peut-tu?

Devant l’air embarrassé de Luc qui n’avait pu ajouter un seul mot, Joey regarda son oncle Paul de côté et, sans être observé par son père, esquissa un sourire.

Au début de juin, Caroline demanda une fois de plus à Émilie un rendez-vous, dans un restaurant, de préférence. Les deux sœurs convinrent de se rencontrer dans un petit resto plutôt moyen de la rue Jean-Talon, à l’est de Saint-Laurent. Émilie voulait profiter de ce coin de la ville afin de faire un saut au marché, juste derrière, et d’y acheter des œufs et des légumes frais. Vers une heure, lors de leur rencontre, le restaurant était presque vide et elles n’eurent pas de mal à obtenir une table le long du mur.

— Tu as faim, j’imagine? demanda Caroline.

— Non, pas tellement, j’ai pris un bon déjeuner ce matin, mais je vais y aller pour l’assiette de fromages et de fruits que je vois au menu. Avec un bon café, cela va me suffire.

— Bon, comme tu voudras. Moi je vais prendre leur omelette au jambon avec des patates rôties maison. De toute façon, ce n’est pas le genre de restaurant où on y boit du vin…

— Ni le genre ni l’heure, Caroline, je ne bois jamais de vin le midi.

Les deux femmes commandèrent à la serveuse qui, avec un morceau de gomme dans la bouche, notait tout sur son calepin. Après son départ pour la cuisine, Émilie s’adressa à sa sœur:

— Bon, tu as quelque chose à me demander, toi, ou à m’annoncer…

— Les deux, Émilie, et je vais commencer par t’annoncer ce que j’ai décidé. Tu me diras ensuite ce que tu en penses.

— Alors, vas-y, je suis tout ouïe.

— Je me retire de la pharmacie, j’ai l’intention de vendre mes parts à ma collègue et de prendre ma retraite.

— Vraiment? Déjà? Tu viens à peine d’en faire l’acquisition…

— Je sais, mais je suis fatiguée, les heures sont longues, je n’ai plus d’énergie… J’aurais voulu tout vendre carrément, mais ma partenaire, qui est plus jeune que moi, s’y est opposée. Elle préfère continuer seule, quitte à s’endetter davantage pour le faire. Remarque qu’elle pourra réussir, la clientèle est établie. De plus, si elle désire un ou une autre partenaire, libre à elle par la suite.

— Et l’argent que vous devez à William?

— Ce sera la dette de mon associée, plus la mienne. Une bonne façon de me débarrasser de ce bon à rien à tout jamais.

— Tu lui en veux encore? Paul a ressassé bien des choses, n’est-ce pas? Et je me demande si ton cœur est aussi fermé que tu le laisses croire. Parfois, j’ai l’impression que tu éprouves toujours des sentiments…

— Arrête, Émilie! J’ai mis tant de temps à en faire le deuil, ne le remets pas dans ma vie, même en pensée.

— Mais je ne me trompe pas, n’est-ce pas?

— Peut-être, mais il est maintenant remarié avec la grue et il sera sans doute heureux avec elle. Ah! le salaud!

— Pourquoi l’injurier ainsi? C’est toi qui l’as quitté, Caroline! Il fallait y penser deux fois…

— Non, Émilie, ce n’est pas moi, c’est lui qui m’a lâchement laissée alors que je ne m’y attendais pas. J’ai menti par fierté, mais j’ai été abandonnée sans chance de rien raccommoder. Pour elle! Pour cette Norma qu’il fréquentait déjà! Il m’avait trompée bien avant, il me l’avait avoué…

— À ce compte, tu n’as rien perdu, ma petite sœur, William était indigne de toi. Moi, un homme qui trompe sa femme…

— Bref, j’ai gardé longtemps des sentiments pour lui, je n’aimerais jamais personne comme j’ai aimé William, mais c’est de ma faute. J’aurais dû le laisser respirer un peu plus, j’en suis consciente maintenant. Il n’est pas parti pour rien, tu sais…

— Bon, remettons-le en veilleuse, ce mufle, et revenons au sujet qui t’importe pour le moment. Tu veux réellement prendre ta retraite? N’es-tu pas un peu jeune pour t’en aller parmi les vieux qui se demandent quoi faire de leurs journées?

— À cinquante-huit ans? Soixante dans deux ans? Non! Je crois que c’est l’âge pour se reposer et jouir d’une seconde existence. Ni trop vieille ni trop jeune. Tu sais comment j’aime voyager.

— Oui, évidemment, et comme Luc est là maintenant, ce sera certes…

— Avec lui, je ne sais pas combien de temps cela va durer. Quinze ans de moins que moi, c’est dangereux. Il peut rencontrer quelqu’un d’autre… D’autant plus que nous ne vivons pas ensemble.

— Pourquoi ne pas le faire? Tu sembles l’aimer, non? Il est bel homme, il a une bonne situation, il est très affable envers toi…

— Oui, admettons… Mais je n’éprouve pas les sentiments que je devrais avoir pour quelqu’un dont je serais amoureuse. Et, entre toi et moi, Luc n’est pas chaud lapin, ses avances se font rares et lorsqu’elles surviennent, elles sont de courte durée. Je m’excuse d’entrer ainsi dans les détails de ma relation avec lui, mais entre femmes, je peux en faire état.

— Tu n’as jamais été très portée sur la chose, Caroline. Qui sait si ce n’est pas toi qui freines ses ardeurs? William se plaignait…

— Ne reviens pas avec lui, je t’en supplie. Pour ce qui est de Luc, c’est nettement différent. Il a un corps superbe, il est rempli de délicatesse, je suis très attirée par lui, je fais même les premiers pas, mais le résultat est toujours le même. Quand je lui mets la main dans les cheveux, j’ai l’impression de le dépeigner! Aussi bête que ça! Il n’est pas charnel, celui-là! Tout le contraire de Will… Non, je passe!

— Vous pouvez former quand même un bon couple, il n’y a pas que le sexe dans une vie à deux, il y a tous les autres plaisirs, la cuisine, les films à regarder ensemble, les sorties au restaurant, les voyages, comme tu dis…

— Oui, j’y compte bien, mais en dehors de la vie de couple, que penses-tu de ma décision de me retirer de la pharmacie et de vivre sans stress, sans angoisse… Vivre pleinement pendant qu’il en est encore temps!

— Ce n’est pas moi qui vais te le déconseiller, Caroline. Si tu crois avoir les moyens de te payer une existence agréable sans plus avoir à travailler, fais-le, plonge, il n’est pas nécessaire d’amasser toujours de l’argent pour être heureux.

— Voilà! C’est ce que je pense! Trop de gens font l’erreur d’en ramasser pour plus tard mais, c’est quand «plus tard»? À quatre-vingts ans? Et pour en faire quoi à cet âge-là, quand on n’a plus la santé pour se rendre chez l’épicier? Tu sais, le coffre-fort ne suit pas le corbillard!

— Non, c’est vrai, je te le concède… Travailler trop longtemps est une autre erreur de jugement. Parfois, j’aimerais que Renaud en prenne conscience. Il ne voit pas le jour où il s’arrêtera…

— Les hommes sont plus tenaces parce que plus craintifs face à l’avenir. Ils ont peur de ces matins où ils n’auront plus à se lever pour aller au boulot. La plupart d’entre eux ne sont pas préparés à la retraite. Ils ne savent même pas ce qu’ils vont en faire. Tandis que les femmes…

— Tu as raison, Caroline, et pour clore cette conversation, fais-le, vends tes parts et profite de la vie. Trouve-toi un appartement plus petit, débarrasse-toi de tes gros meubles, allège un peu, tu auras moins de ménage à faire. Et pour ce qui est de Luc, ménage-le, fais en sorte de le garder près de toi, de ne pas le perdre par tes impatiences…

— Oh non! pas avec lui…

— Je te connais, Caroline! Il y a des habitudes qui ne s’estompent jamais. Et tes violents sursauts peuvent refaire surface… Prends-en soin, vivez à deux paisiblement, mets un peu d’eau dans ton vin et laisse-le t’aimer comme il l’entend…

— Bon, ça va, la grande sœur, merci pour tes conseils, j’en prends et j’en laisse! ajouta Caroline en riant.

— À ta guise! Je suggère, mais je n’insiste pas. Tu es assez grande…

Elles réglèrent les additions, sortirent et, avant de se quitter, Caroline remercia de tout cœur Émilie de l’avoir écoutée et conseillée. Même si elle se promettait de ne suivre qu’à moitié ce que son aînée lui avait recommandé. Émilie se dirigea vers les marchands de légumes du marché Jean-Talon alors que Caroline, laissant échapper un soupir, reprit le volant de sa voiture en pensant à William et à sa «grue», et en rageant intérieurement: c’est de ma faute, mais de la sienne aussi, l’écœurant!

L’été se pointa, les fleurs grandissaient dans les plates-bandes des Boinard, quelques annuelles s’épluchaient doucement et les vivaces jaillissaient des arbustes plantés par Renaud l’an dernier. Joey avait fêté ses trente ans en juin, et Mathieu s’apprêtait à atteindre ses trente-deux ans en juillet. Célibataires tous deux, l’un vivait dans son superbe condo de Laval et l’autre, telle une araignée collée à sa toile, habitait encore avec ses parents, même s’il découchait fort souvent. L’appartement de l’oncle Paul était l’un de ses chers refuges pour aller prendre un verre et y passer la nuit lorsqu’il avait trop bu avec lui. Paul aimait beaucoup Joey, c’était son lien le plus solide dans la famille. Après Émilie, bien entendu, à qui il faisait toujours parvenir des lettres charmantes pour y appliquer son précieux tampon illustrant la main qui tenait la plume. Émilie en souriait chaque fois. Plus détendue, dans la force de ses soixante ans elle était celle sur qui tous s’appuyaient lorsqu’il était temps de se confier ou d’obtenir conseil. Quant à Caroline, elle avait vendu ses parts de la pharmacie et résidait maintenant dans un appartement luxueux loué dans le quartier d’Outremont, pas trop loin de sa sœur. Elle n’avait pas acheté, ne voulant pas s’embarrasser d’une propriété et en assumer toutes les charges. Après un bref repos, elle se mit à sortir plus fréquemment, à se rendre au cinéma avec Émilie quand un film romantique s’affichait, comme Funny Games avec Naomi Watts et Tim Roth, qu’elles avaient plus ou moins apprécié. Toujours en couple avec Luc, ils ne vivaient pas ensemble cependant. Ils se fréquentaient régulièrement, voyageaient ici et là, pas très loin, mais la relation était plutôt celle d’un bon compagnonnage que d’une liaison amoureuse. Détaché de plus en plus d’elle sur le plan émotif, Luc en était presque arrivé à faire de Caroline sa bonne amie. Ce qui était tout dire! Surtout pour une femme qui avait encore des besoins affectifs et sexuels. Elle poursuivait tout de même sa liaison avec lui pour ne pas se retrouver seule. Pourtant, toujours jolie, bien mise et en forme, elle aurait pu mettre le grappin sur un homme de son âge sans trop d’efforts de sa part, mais comme toute épouse abandonnée par un mari et attachée à celui qui l’avait remplacé, elle n’osait s’en défaire et craignait même que ce soit lui qui s’éloigne. Comme William l’avait fait! Moins brusquement cependant… Mais cette idée lui faisait peur. Caroline Hériault n’était pas sûre d’elle-même sur le plan amoureux. Ayant été une fois le dindon de la farce…

Or, pour se soustraire à toute éventualité du genre, elle maintenait le statu quo avec Luc et passait d’agréables moments avec sa sœur Émilie quand cette dernière lui consacrait un après-midi ou une soirée. Car Émilie, malgré sa soixantaine, n’en était pas moins dévouée à Renaud et à Joey pour qui elle cuisinait chaque jour, en plus de s’occuper de la lessive, du ménage. Bref, de l’intérieur d’une grande maison. Et comme Mathieu venait souvent souper avec eux… Mais son mari veillait au grain et la secondait le plus possible car, affairée ou pas, madame Boinard recevait de nombreux appels de Paul qui n’avait qu’elle à qui se confier. Et néanmoins en bonne santé, tous deux, ils venaient à bout de tout. Ils s’aimaient, ils partageaient leurs soirées, ils se divertissaient au gré des émissions de la télévision ou de films qu’Émilie louait ou achetait. Le samedi soir, ils regardaient des films ensemble pour éviter d’aller en salle où le son était trop fort selon Renaud. À s’en boucher les oreilles comme ç’avait été le cas avec Gladiator quelques années plus tôt. Au point d’avoir quitté le cinéma avant la fin pour ensuite le louer un an plus tard, en maîtrisant le volume de leur télécommande.

Mathieu, toujours au même hôpital, avait été affecté en cardiologie où il recevait maintenant, régulièrement, les patients qu’on lui avait confiés. Et ils étaient nombreux. Hommes et femmes d’un certain âge, d’autres d’un âge certain qui, opérés à cœur ouvert ou simplement débloqués pour atténuer leur angine, le consultaient une ou deux fois par année. Ou en urgence quand c’était inquiétant. Très aimé de ses patients, dévoué envers eux et prenant le temps de leur expliquer leurs problèmes, on se sentait à l’aise avec lui. Et les femmes, le trouvant séduisant, lui disaient fort souvent qu’elles avaient une fille à marier… Des filles de vingt ou vingt-trois ans… pour un docteur de trente-deux ans! Aussi beau fût-il, il n’était pas dit que ces jeunes filles de discothèques ou de bars auraient été intéressées par un médecin trop vieux pour elles, avec une Volvo sport ou pas. A l’âge de l’insouciance, on n’a de préoccupation immédiate que pour sa petite personne, on ne s’inquiète pas de son avenir et des besoins des autres. La fête! Sans cesse! Après les études ou le boulot de fin de semaine! Mathieu, encore convoité cependant par des infirmières ou des préposées avec plus de maturité, se mettait des œillères pour ne pas avoir à leur rendre leurs sourires invitants. Aucune d’entre elles n’avait attiré son attention. Depuis Geneviève, aucune autre fille rencontrée dans un bar lors d’une rare sortie avec un collègue n’avait détourné son regard de sa grenadine avec soda qu’il commandait régulièrement. Peu porté sur l’alcool, contrairement à son frère, Mathieu ne prenait qu’un verre et demi de vin rouge lorsqu’il soupait chez ses parents. Jamais chez lui où il n’invitait personne et… jamais seul. Ses plus grandes qualités étaient d’être un excellent cardiologue et d’être séduisant! Ce qui comblait son ego. Jolis vêtements, voiture de luxe, gants de cuir véritable, bien rasé, cheveux courts, dents blanches, il se suffisait au point de ne jamais jeter un coup d’œil par les vitres de côté de sa voiture. Les yeux plutôt sur la route ou sur le petit miroir du pare-soleil lorsque survenaient quelques arrêts obligatoires.

Septembre, le chagrin de voir l’été se terminer et regarder les enfants reprendre le chemin de l’école. Certains en riant, d’autres en pleurant. Et madame Boinard, après avoir salué sa plus proche voisine de sa fenêtre, se mit en frais de nettoyer le carreau avec un tablier autour de la taille et des gants de latex dans les mains. Pour elle, c’était le grand ménage d’automne qui débutait. Deux semaines plus tard, corvées terminées, le vendredi 19 septembre en soirée, alors qu’elle regardait un film loué avec Renaud dans le vivoir, ils furent dérangés par la sonnerie du téléphone. Renaud, impatienté, lui avait dit pendant qu’elle se levait pour aller répondre:

— Si c’est Paul, dis-lui qu’on est en plein milieu du film Bon Voyage avec Isabelle Adjani. Qu’il rappelle plus tard!

Émilie doutait que ce soit lui, son frère sortait les soirs de fin de semaine. S’emparant de l’appareil, elle prit l’appel, écouta, devint blême et, s’agrippant au cadre de la porte, réussit à prononcer:

— Mais où est-il? Est-ce grave? Mon Dieu! Un instant… Renaud!

Son mari accourut devinant qu’il se passait quelque chose de sérieux et, prenant le récepteur des mains de sa femme, il put entendre un policier lui répéter que leur fils Joey avait été victime d’un accident de la route et qu’il avait été transporté à l’hôpital. On ne pouvait lui en dire plus, on n’avait aucune idée de son état en ce moment. Renaud, pâle et affligé, serra Émilie dans ses bras et, ayant pris soin de relever le nom de l’hôpital, s’empressa d’appeler Mathieu pour l’avertir de la situation. Ce dernier, la tête dans ses dossiers, avait tout laissé tomber pour dire à son père:

— Ne t’énerve pas, papa, calme aussi maman. Je me dirige vers l’hôpital en question. J’arriverai sans doute avant vous. Ne paniquez pas, ce n’est peut-être pas grave.

Émilie, tremblante, avait saisi son imperméable et son sac à main et Renaud, habillé en vitesse, était déjà au volant de la familiale pour se rendre à l’urgence de l’hôpital où leur fils avait été amené. En cours de route, Émilie s’imaginait le pire! S’il fallait qu’il ait le bassin défoncé? Qu’il reste handicapé? S’il fallait qu’il ne marche plus? Elle lui avait prêté sa petite voiture pour la soirée, sachant qu’il était prudent, qu’il conduisait lentement, qu’il s’en allait chez un ami… Lequel? Elle n’en savait rien, mais qu’importe! Renaud pesait sur le champignon et Émilie le rappelait à l’ordre. Ils arrivèrent à l’hôpital en question quinze ou vingt minutes plus tard et, stationné dans un endroit interdit, Renaud se précipita à l’urgence en traînant sa femme derrière lui. À peine entrés, ils remarquèrent qu’il y avait foule. Des gens venus pour toutes sortes de raison, un achalandage habituel, de longues heures d’attente sans doute, malgré les promesses du gouvernement… Cherchant des yeux, ils repérèrent Mathieu qui sortait d’une salle et qui se dirigeait vers eux:

— Et puis, qu’est-ce qu’il a? C’est sérieux? On peut le voir?

— Non, pas pour l’instant, papa, c’est grave, on tente de le sauver.

— Mais je veux le voir, je suis sa mère! insista Émilie.

— Maman, je t’en prie, calme-toi! Joey est entre bonnes mains et j’ai accès auprès de lui, ne t’en fais pas…

— Mais qu’est-il arrivé? Tu as des détails sur l’accident?

— Oui, et ça n’implique aucun autre véhicule, Joey a foncé sur un arbre solide d’une rue du centre-ville. La voiture est une perte totale…

— Qu’importe, ce n’est que ma Mazda! Mais, lui, son visage? Ses jambes? insista-t-elle en pleurant.

— Maman, je t’en supplie, il vient à peine d’arriver, laisse-les faire leur travail, je vous reviendrai avec d’autres nouvelles sous peu. Je vais y retourner, je veux être auprès de lui. À titre de médecin, je suis le seul à être admis… Laissez-moi en prendre soin.

Renaud acquiesça de la tête, mais Émilie, lorsque Mathieu fut reparti, leva les yeux vers son mari pour lui dire en pleurant:

— Ça regarde mal… Mon Dieu, venez-lui en aide, ne le faites pas trop souffrir, c’est un si bon p’tit gars!

Renaud, mal à l’aise, demanda à sa douce moitié:

— Tu veux que j’aille acheter du café, ça va nous garder réveillés. Ça risque d’être long de telles interventions…

— Pas pour moi, pas encore, vas-y pour toi si tu le désires, je ne bougerai pas d’ici.

— Non, j’irai plus tard, je ne te quitte pas d’une semelle, ma chérie.

Et Renaud, devant le fait, se sentait quelque peu coupable. Au souper, il avait sévèrement avisé Joey de s’acheter une voiture, d’arrêter d’emprunter celle de sa mère, de penser éventuellement à s’installer ailleurs… Et c’était Émilie qui avait rétabli le calme en répétant à Joey qu’il pouvait prendre son auto quand bon lui semblerait et que la maison familiale était aussi la sienne. Ce à quoi Joey avait répondu:

— Il a raison, maman, ce ne sera pas long, j’ai un plan en tête…

Pour ensuite se rendre chez son ami au volant de la Mazda, après avoir embrassé sa mère.

Renaud était encore dans ses sombres pensées lorsqu’un infirmier délégué par Mathieu vint leur dire que le docteur Boinard, leur fils, reviendrait les voir, dès qu’il le pourrait. Émilie, le retenant par la manche, lui demanda:

— Vous étiez là! Comment se porte notre garçon?

— Heu… Je regrette, mais je ne suis pas affecté à son cas, je m’occupe d’une dame âgée qui souffre d’une pneumonie double dans une salle adjacente.

Un pieux mensonge pour ne pas leur dire que l’état de Joey était grave, voire critique. Mathieu, en salle d’opération avec deux chirurgiens, regardait ces derniers faire tout en leur pouvoir pour tenter de réanimer son frère qui respirait très mal. À un certain moment, les machines se mirent à émettre des sons alarmants et les tracés à zigzaguer sur les écrans. On poussa, on monta, on injecta davantage, mais les images devinrent fixes au moment où il avait rendu l’âme. Mathieu, secoué, désarmé, se penchait sur son frère et, lui retirant son masque à oxygène, se mit en frais de redonner, de sa bouche à celle de Joey, le souffle de la vie qui semblait l’avoir quitté. Une minute, deux, trois même… sans succès. L’un des chirurgiens, regardant Mathieu, le releva de sa position courbée en lui disant:

— N’insistez pas, docteur, il nous a quittés.

Affaissé, pleurant comme un enfant sur le corps de son frère qu’il aimait tant, Mathieu, regardant un des deux chirurgiens lui murmura:

— Allez avertir mes parents, je n’en ai pas la force…

Le chirurgien qui avait tout fait pour sauver la vie du jeune homme sortit de la salle, se dirigea vers les Boinard, et alors qu’Émilie se levait, le cœur rempli d’espoir pour l’agripper, il leur révéla:

— C’est fini… On l’a perdu. On a tout fait. Désolé…

À ces mots, Émilie chancela et faillit s’évanouir dans les bras de son mari alors que Mathieu, bouleversé, le visage mouillé de larmes, s’approchait d’eux pour se joindre à leur désespoir.

On avait pu apprendre par les policiers chargés de l’enquête que Joey s’était sans doute endormi au volant de la voiture avant de percuter contre un arbre. De plus, après analyses, on en avait déduit que le jeune homme était ivre au moment de l’accident. Juste assez pour s’assoupir quand la chaleur s’était répandue dans l’automobile pour en évacuer l’humidité. Un seul petit moment, un œil qui se ferme, puis l’autre qu’on tente de garder ouvert et on se retrouve le pied à fond sur la pédale et les mains dégagées de la roue: Joey avait frappé l’arbre à vive allure et, à défaut de mourir sur le coup comme c’était souvent le cas, il avait survécu une heure et demie de plus pour s’éteindre sans avoir repris conscience. Avec le visage défiguré, ce que Mathieu n’avait pas osé dire à sa mère. Elle était revenue chez elle avec Renaud et son fils et, affaissée sur le canapé, ayant peine à croire ce qui était arrivé, il avait fallu que Mathieu lui administre un calmant pour qu’elle ferme un peu les yeux vers trois heures du matin. Pendant que Renaud, figé dans un fauteuil, buvant à petites gorgées le café que son fils lui avait fait couler, se morfondait dans des remords qu’il était incapable de surmonter. Il revoyait leur dernier souper, leur petite altercation, d’autres auparavant… Il s’en voulait terriblement de n’avoir pas su se rapprocher de son plus jeune, de ne pas avoir été en mesure de l’apprécier comme il l’avait fait de Mathieu. De s’en être détaché parce qu’il levait le coude comme son oncle. De l’avoir si mal aimé… Dieu qu’il s’en repentait! Au point de ne pas sentir les picotements des larmes qui coulaient sur ses joues. Mais le mal était fait. À quoi bon… Dieu s’était chargé de rappeler à lui ce grand garçon qu’Il lui avait donné. Quelle déchirure au fond du cœur, quel désarroi dans les tripes! Assez pour demander à Mathieu qui pleurait encore dans un autre fauteuil: «Tu peux me donner un sédatif? Ça m’éviterait d’aller en chercher un dans ma chambre. Je suis si bouleversé. Pauvre Joey! Ça ne se peut pas! Il était avec nous il y a quelques heures…»

Mathieu se leva, massa le bras de son père en guise de solidarité et, lui remettant une petite pilule verte, murmura:

— Va te coucher aussi, papa, je ne partirai pas, je serai là avec vous deux. Nous ne pouvons rien faire de plus maintenant. Du moins, pour l’instant. Monte, papa, va rejoindre maman qui va pleurer encore lorsqu’elle se réveillera. Demain matin, on parlera de tout cela…

— Et toi, qu’est-ce que tu feras d’ici là?

— Rien. Je vais m’étendre sur le divan et tenter de dormir si je le peux… Et je vais penser à lui. Je vais lui parler où qu’il soit et je vais prier le Seigneur…

Caroline avait failli perdre connaissance lorsqu’elle avait appris le lendemain la nouvelle du terrible accident qui avait tué son neveu. Paul, de son côté, avait éclaté en sanglots! Joey! Son préféré! Parti pour l’au-delà! Brusquement! Mais où donc était-il pour avoir bu ainsi? Avec quel ami? Il ne lui en connaissait pas! À moins que… Il avait tenté de consoler Émilie au bout du fil, mais bouleversé, il sanglotait avec elle. C’est lui qui avait prévenu William, ce dernier en avait été secoué. On laissa passer quelques jours avant de publier l’avis de décès de Joey Boinard, trente ans, décédé accidentellement…

Émilie était inconsolable, elle pleurait à fendre l’âme et Mathieu craignait une dépression de sa part. Mais il se rendit compte que c’était son père qui était le plus à surveiller, il culpabilisait tellement… Mathieu avait tenté de le rassurer:

— Voyons, papa, vous n’aviez eu qu’une petite altercation tous les deux, ce n’est pas ça qui a fait boire Joey.

— Si ce n’était que ça, mon grand, c’est beaucoup plus…

Et il s’était arrêté, la gorge nouée par les sanglots qu’il retenait. Le deuxième soir, alors qu’il était seul avec sa femme, il lui avait murmuré d’une voix chevrotante:

— C’est de ma faute, Émilie! C’est moi qui l’ai fait mourir.

Voyant qu’il était chaviré, même si elle lui reprochait bien des choses au fond d’elle-même, elle eut la générosité de lui répondre:

— Non, Renaud, c’est le destin, c’est le Ciel qui nous l’a repris, tu n’y es pour rien.

— Je l’ai si peu aimé, il s’en rendait compte, j’étais injuste…

— Cesse de te sentir coupable, tu lui as donné le même amour qu’à Mathieu, mais différemment. Tu ne lui as jamais rien refusé…

— Je parle d’amour de cœur et d’âme, j’étais si loin de lui et pourtant il faisait tout pour se rapprocher de moi. Il avait réussi dans la vie, lui aussi… J’en étais fier…

Et le père, éploré, pleurait à fendre l’âme dans les bras de sa femme. C’est finalement Mathieu qui lui fit comprendre qu’il n’avait rien sur la conscience, qu’il avait été un bon père pour Joey, qu’il en avait été témoin. Et, peu à peu, au gré des heures, Renaud parvint à se convaincre temporairement qu’il n’était pas responsable de l’état d’ébriété de son fils ce soir-là.

On l’avait incinéré et on allait déposer son urne dans une petite niche d’un columbarium que Renaud s’empressa d’acheter. Joey avait déjà exprimé, dans une conversation sur le sujet, le désir de passer son éternité à la clarté et non six pieds sous terre où la noirceur allait le séparer des vivants à tout jamais. On avait prévu une journée entière d’exposition de l’urne et, le lendemain, une courte cérémonie qui précéderait la mise en niche des cendres du défunt. Avec la plus jolie photo de Joey sur le devant. Avec son beau sourire… L’image d’un gars heureux de son vivant. Ce qui allait atténuer de beaucoup la tristesse des gens qui viendraient pour s’y recueillir un peu plus tard. Le jour de l’exposition de l’urne, madame Boinard fut la première à franchir le seuil du salon au bras de Renaud, suivie de son fils Mathieu et de sa sœur Caroline. Une petite musique de fond répandait les notes discrètes de la mélodie de Tous les palmiers de Beau Dommage, une des chansons préférées de Joey. Reconnaissant la ballade, madame Boinard éclata en sanglots, essuya ses larmes d’un mouchoir beige qu’elle appuya contre la vitre de la niche où la photo de son fils était en vue. Comme pour lui transmettre sa douleur. Puis, à genoux, respirant d’une façon saccadée, elle pria en regardant les fleurs et, relevant les yeux, elle s’adressa à Joey tristement: «Pourquoi? Pourquoi être parti si tôt? On avait tant de choses à faire ensemble…» Et comme ses sanglots s’intensifiaient, Mathieu crut bon de la prendre par le coude et de l’emmener jusqu’à un fauteuil où sa sœur, malgré sa détresse, parvint à l’appuyer contre elle. Renaud, impassible, regardait l’urne, les fleurs, la photo de Joey et, calme à cause des sédatifs avalés avant de venir, il murmura à son fils tout bas: «Pardonne-moi, Joey, je t’aimais, je ne savais pas comment te le dire. Et je te reprochais ce que tu ne méritais pas… Si seulement tu pouvais revenir…» Mathieu, qui avait entendu les dernières paroles de son père, le pria de se relever et de laisser les gens s’approcher du reposoir de son frère, tout en lui chuchotant:

— C’est toi et moi qui allons les recevoir, papa. Il nous faut être forts pour trois, maman ne pourra pas…

Renaud acquiesça et les premiers à venir se recueillir étaient trois étudiants de l’université que Joey avait côtoyés. Des inconnus pour la famille qui avaient appris par le journal du matin que Joey Boinard était décédé accidentellement. Ils s’étaient rassemblés dans l’allée du salon et, de Mathieu à son père, en se dirigeant ensuite vers la mère, ils offrirent leurs condoléances avec respect, de la part des universitaires. L’oncle William vint s’agenouiller avec Paul au pied de la scène mortuaire. Il était venu seul, sans sa femme, pour ne pas gêner Caroline dans un tel moment. Puis, se relevant, il avait trouvé la force d’offrir ses condoléances à Renaud et à Émilie, ainsi qu’à Mathieu, mais lorsqu’il s’était approché tout doucement de Caroline, celle-ci avait détourné la tête. Ce qui l’avait figé sur place pour ensuite reculer et se rendre dans la seconde rangée où Paul, affaissé, discutait péniblement avec des voisins de sa sœur qu’il ne connaissait pas. En fin d’après-midi, une couronne de fleurs, don de la famille Boinard, fut installée et, juste à côté, une gerbe de fleurs orangées avec une carte de sympathie de la part de Geneviève. La jeune femme n’avait pas osé venir, de peur de déranger la quiétude des parents de Joey et pour ne pas raviver son passé avec Mathieu dans une telle circonstance. Ce dernier fut touché du geste et Renaud lui murmura: «Je trouverai le moyen de les remercier, son père et elle.» Vers cinq heures, alors que les gens étaient épuisés et que les larmes avaient terriblement coulé, on s’apprêtait à fermer lorsqu’un individu insista pour entrer quelques secondes. C’était Manu! Désemparé, triste à voir, venu seul apporter son soutien à Émilie et offrir ses condoléances à Renaud, Mathieu et Caroline. Un Manu qui sanglotait et qui disait à sa bonne amie:

— J’ai tellement pleuré, Émilie, tellement que je n’en ai pas dormi de la nuit. Vous revoir me fait du bien, mais j’aurais souhaité que ce ne soit pas dans la tristesse… J’aimais beaucoup Joey, il avait toujours été très correct avec moi. Pauvre petit! Si jeune…

Émilie lui massa l’avant-bras avant de lui répondre:

— C’est une lourde épreuve, mais que veux-tu, il nous faut l’accepter… Je fais mine de le faire…

Pour ensuite s’effondrer en larmes dans les bras de Manuel. Toutefois, Manu ne s’était pas approché de Paul qui, de loin, le surveillait. Et Paul n’avait pas fait les premiers pas, il attendait que son ancien amant vienne vers lui et que, repentant… Mais il n’en fut rien puisque, après avoir échangé quelques propos avec Émilie, Manu l’embrassa, la serra contre lui et disparut comme il était venu. On allait reprendre l’exposition de l’urne en soirée, mais avant de partir, Mathieu suggéra à ses parents d’aller prendre un café au sous-sol du salon funéraire. Ils refusèrent, préférant retourner à la maison et revenir pour la réouverture. Caroline, qui avait entendu l’invitation, descendit accompagnée de quelques personnes venues se pencher sur l’urne du défunt et suivie, sans le savoir, de Paul qui rageait encore intérieurement de l’attitude de Manu envers lui. Ayant contenu sa tristesse durant plus de trois heures, Caroline allait s’asseoir lorsqu’elle aperçut Paul qui, près du comptoir, jeta un regard en sa direction. Sans perdre une seconde, elle lui cria:

— C’est de ta faute! C’est toi qui l’as toujours fait boire! Tu es responsable de sa mort! Tu es un misérable!

Devant tant d’injures publiques, Paul ne fit qu’un bond pour se rendre jusqu’à Caroline, la soulever de son fauteuil et l’étrangler de ses deux mains en hurlant à son tour:

— Saleté! Vipère! Comment oses-tu m’accuser de la sorte? C’est toi qui devrais être morte!

Et sans l’intervention rapide de Mathieu, un autre malheur aurait pu arriver. Caroline était à bout de souffle, le café renversé sur sa robe, les yeux quasiment sortis de la tête!

— Paul! Voyons! Un peu de calme! Joey repose en haut…

— Oui, je sais, Mathieu, et je l’aimais tellement! Mais cette damnée de l’enfer a osé m’apostropher et m’accuser!

Puis, regardant les gens qui étaient tous bouche bée, il ajouta:

— Elle m’a agressé verbalement, moi, son propre frère! Vous en êtes tous témoins! C’est une garce! La chienne de la famille! Et son ex-mari est venu cet après-midi sans pouvoir s’approcher d’elle. Tant mieux pour lui! Elle l’a fait souffrir durant vingt-cinq ans, la truie!

Le sommant d’arrêter, Mathieu fit remonter Paul en haut et le reconduisit jusqu’à sa voiture en lui disant:

— Allez! Quel scandale! Si maman avait vu ça!

— C’est elle qui m’a cherché, la vache! Je ne lui voulais aucun mal, moi. Elle m’a fait sortir de mes gonds. J’aurais pu la tuer, Mathieu! Est-ce possible? M’attaquer de la sorte en plein salon funéraire?

— C’est inconvenant et je vais lui parler. On a encore la soirée à passer à moins que tu préfères t’en abstenir…

— Non, j’y serai! Pour Joey! Je reviendrai plus tard et je ne la regarderai même pas. Mais si jamais elle recommence, je ne réponds pas de moi!

— Elle ne le fera pas, je te le promets, compte sur moi.

Paul disparut parmi les badauds, et Mathieu, de retour au sous-sol où son café était froid, trouva le moyen de remettre sa tante Caroline en bon état physique pour ensuite lui reprocher sa conduite envers son frère. Ce qu’elle accepta en lui disant:

— Je me suis emportée, je le sais, mais c’est plus fort que moi… Juste à lui voir sa face d’ivrogne! Et dire que Joey le fréquentait!

Le soir, il y avait plus de monde, évidemment, et les parents du défunt se prêtèrent de bonne grâce au réconfort des gens venus de partout: des collègues de travail de Mathieu, des clients et clientes de Renaud, des marchands du quartier, des cousines de madame Boinard, des pharmaciens, des proches voisins… Perdu dans ce salon pourtant grand, Luc, l’ami de Caroline, qui avait passé la journée non loin des lieux, s’entretenait avec des visiteurs qu’il ne connaissait pas, pendant que Caroline soutenait sa sœur qui titubait parfois; des vertiges du cœur qui lui procuraient des étourdissements assez fréquents. Sans parler des calmants que Mathieu lui avait fait avaler pour qu’elle puisse tenir jusqu’à la fin de la soirée.

Une gerbe de fleurs fut déposée le soir, et quelle ne fut pas la surprise de Mathieu d’y lire sur la petite carte: Avec mes plus vives condoléances. Johanne. Un geste généreux de sa première blonde qu’il n’avait jamais revue depuis les études. Il en était remué. Sophie, pour sa part, sa seconde amie du temps de ses débuts universitaires en médecine, ne s’était pas manifestée. Qu’à cela ne tienne, il y avait tant de fleurs dans ce salon qu’on ne distinguait presque plus l’urne parmi les bouquets. Une couronne de roses rouges et blanches avait été envoyée par les confrères de travail de Joey, des connaissances de Paul. Plusieurs d’entre eux étaient présents, sauf ceux qui habitaient trop loin, mais les fleurs compensaient les quelques absents qui avaient aussi signé une carte. Émilie, épuisée, affaissée, encore triste à en mourir, était assise au premier rang en compagnie de Renaud et de Caroline, pendant que Mathieu recevait les visiteurs tardifs pour ensuite leur indiquer où étaient ses parents. Vers l’heure de la fermeture, alors que c’était plus fluide dans le salon, une dame entra avec, à son bras, une jeune fille qui sanglotait. Toutes deux se dirigèrent vers le prie-Dieu et, agenouillée, la jeune fille pleurait en mettant sa main sur sa bouche pour en atténuer le son. On se grattait la nuque, on se questionnait, Mathieu attendait, mais c’est Paul qui, le premier, s’approcha des deux femmes. L’apercevant, la jeune femme se leva et se jeta dans ses bras en lui disant:

— Ça s’peut pas, Paul! Je l’aimais tellement… Joey! Pourquoi?

À ces mots, Émilie, suivie de Renaud, s’approcha des deux femmes et regardant la plus jeune, lui demanda:

— Vous connaissiez mon fils?

— Oh oui! Beaucoup même! Demandez à Paul. Nous sortions ensemble depuis cinq mois…

Paul acquiesça d’un signe de tête et, prenant son courage à deux mains, la jeune fille en larmes ajouta:

— Et je porte son enfant, madame!