Chapitre 12

Le 30 décembre au soir, alors que madame Boinard marinait des betteraves pour l’année qui viendrait, le téléphone sonna chez elle. Qui donc, par un dimanche? se demanda-t-elle. Caroline avait appelé dans l’après-midi, Mathieu s’était manifesté… Elle regarda l’afficheur et ne reconnut pas le numéro. Soulevant le récepteur, elle répondit machinalement:

— Oui, allô?

— Madame Boinard, je suis madame Grangère, la voisine de votre frère, celle chez qui il vient souvent veiller.

La vieille dame semblait à bout de souffle et Émilie de lui dire:

— Prenez votre temps, que se passe-t-il? Mon frère…

— Il est malade, madame, on vient de le découvrir il y a une heure, l’ambulance vient de partir avec lui pour l’hôpital. On a essayé d’aller chez votre fils, Mathieu, mais il n’y avait personne encore, ils sont sortis. Puis, j’ai trouvé votre numéro dans le carnet d’adresses de Paul.

— Qu’est-ce qu’il a? Que lui est-il arrivé?

— Je ne sais pas trop, mais mon mari dit qu’il a paralysé. Il était couché par terre près du téléphone. Il a peut-être rampé jusque-là, mais c’est Robert qui l’a trouvé.

— Mon Dieu! Paralysé, dites-vous? Comment cela se peut-il?

— Bien, Robert a essayé de lui parler, mais votre frère avait la bouche croche, mon mari ne comprenait pas ce qu’il marmonnait. Puis sa main gauche, sa jambe gauche ou droite, je ne sais plus, mais il a perdu connaissance, on a appelé Urgences-santé et ils l’ont emmené.

— À quel hôpital?

La vieille dame donna les informations requises et, avant de clore la conversation, la voisine précisa:

— Il devait venir jouer aux cartes avec nous autres et, comme il n’arrivait pas, Robert est allé frapper à sa porte, puis il l’a entendu se plaindre. On a appelé le concierge, on a ouvert, et le reste, vous le savez…

— Merci, madame, je vais m’occuper de lui, merci de m’avoir prévenue.

Émilie raccrocha puis, nerveusement, ébranlée par le choc, elle dit à son mari qui n’avait rien entendu de la conversation:

— Paul a paralysé, Renaud! Il est à l’hôpital!

— Quoi?

— Oui, c’est la voisine qui vient de me l’apprendre, c’est son mari qui l’a trouvé par terre, inconscient ou presque, je ne le sais pas, mais donne-moi vite mon manteau, je dois y aller, Mathieu n’est pas chez lui.

— Appelle-le sur son cellulaire, Émilie! Il peut nous être utile!

— Commençons par nous rendre au chevet de Paul et de là, on avertira Mathieu, il devrait être rentré à ce moment-là. Pas besoin de le déranger pour l’instant. Tu m’accompagnes?

— Bien sûr, je ne te laisserai pas faire le trajet seule, Émilie. Tu es nerveuse et agitée. Le temps de prendre mon manteau et mon chapeau.

Ils se rendirent à l’hôpital et, avant d’entrer, comme les portables n’étaient pas permis à l’intérieur, Émilie tenta de joindre Mathieu qui répondit cette fois:

— Mathieu! Je suis à deux pas de l’hôpital où tu travailles, Paul y a été conduit ce soir. Il a paralysé! Nous avons tenté de te joindre…

— Véronique et moi avons soupé chez Richard ce soir, c’était l’anniversaire de Sandra. Écoute, le temps de redescendre et je vous rejoins aussitôt. Attendez-moi à l’entrée de l’urgence, j’irai m’enquérir avec vous deux, il se peut qu’on vous interdise l’accès.

Comme demandé, Émilie et Renaud prirent place très loin du poste des infirmières et personne ne les dérangea. Il y avait, comme de coutume, un monde fou, des gens qui attendaient depuis l’après-midi et même avant. Mathieu arriva en trombe, retrouva ses parents et leur demanda de ne pas bouger, qu’il allait aux nouvelles. À titre de médecin attaché à l’hôpital, il n’eut pas à expliquer sa présence et, dès son entrée aux urgences, il repéra assez vite l’oncle Paul près duquel deux médecins et une infirmière s’affairaient. Mathieu, qui les connaissait bien, leur apprit que le patient était son oncle et s’informa de son état. Paul, avec l’aide de calmants, semblait dormir paisiblement.

— On fait le nécessaire, lui dit l’un des médecins. Il va s’en remettre, mais il restera paralysé. Du côté droit. Pas chanceux le monsieur, le côté gauche aurait été moins dommageable. Avait-il des problèmes cardiaques? On n’a rien sur lui dans les archives de l’hôpital.

— Non, rien du côté cœur, mais septuagénaire, tout peut arriver, vous le savez. Il ne faisait pas grand cas de sa santé, il ne consultait jamais ou presque. Et il avait une fâcheuse habitude, il buvait, mangeait mal…

— Voulez-vous dire alcoolique par «il buvait», docteur?

— Heu… si on veut, il buvait beaucoup, du vin et de la bière surtout, il avait diminué depuis peu, mais le problème durait depuis plusieurs années, cependant.

— Fumait-il?

— Il disait avoir cessé, mais je crois qu’il trichait de ce côté. On trouvait encore des mégots dans son cendrier.

— Bon, on va l’hospitaliser et, dès demain matin, on va lui faire tous les tests d’usage. Allez-vous être en poste? La veille du jour de l’An…

— Non, je viendrai assez tôt pour suivre le déroulement des choses. Ma mère, sa sœur, est dans la salle d’attente avec mon père, mais je doute qu’il soit nécessaire qu’elle entre pour le voir.

— En effet, il va dormir longtemps avec ce qu’on lui a donné, il était très agité malgré sa paralysie, il émettait des sons qui dérangeaient les autres. Nous allons le faire monter dès que vous serez parti, on a trouvé une chambre à deux pour lui.

— Je préférerais une chambre privée, docteur.

— On n’en a aucune de libre, elles sont si peu nombreuses.

Mathieu regarda le médecin de garde droit dans les yeux et ce dernier, reprenant la parole, lui dit:

— C’est bon, je vais m’informer. On a en toujours une ou deux pour des cas à isoler et, dans sa condition, votre oncle…

— Oui, trouvez-en et si vous rencontrez quelque objection, prévenez-moi et je vais intervenir.

— Très bien, répondit le jeune médecin qui semblait en admiration devant l’éminent cardiologue qu’était devenu le docteur Boinard. Sa réputation le précédait dans les annales médicales de l’hôpital.

Mathieu sortit retrouver ses parents et, avisant sa mère que Paul était entre des mains expertes, il la pria, ainsi que son père, de retourner à la maison et d’attendre ses instructions le lendemain. Ce qu’ils firent sans protester, sachant fort bien que Paul ne pouvait être plus en sécurité que sous l’œil averti de leur fils. Pauvre Paul! Lui qui devait venir manger chez Émilie au jour de l’An! Lui qui avait demandé si elle pouvait lui faire des tourtières avec la viande de tête dépecée d’un porc. Comme celles que faisait leur mère jadis! Ce qu’Émilie avait refusé, rétorquant qu’elle n’avait pas assez de sang-froid pour vider, comme sa mère le faisait naguère, une tête de cochon!

De retour à la maison, elle appela Caroline pour lui annoncer la nouvelle et cette dernière, impassible au bout du fil, lui répondit:

— Bien, il aura couru après! Avec ses bouteilles de vin et ses vices! Encore chanceux de s’être rendu jusqu’à son âge sur ses deux pattes! Ç’aurait pu lui arriver bien avant!

— Tu parles comme s’il était mort, Caroline…

— Pas mort, mais pas fort à ce que je vois! Il va rester croche et mal foutu… Et ça, c’est s’il s’en sort!

— Bon, j’aurais dû y penser. Avec toi, la compassion…

— Non, pas de false pretenses, comme disent les Anglais! Je ne vais pas m’attendrir après avoir passé presque ma vie à le haïr! Si son heure est arrivée, je t’avertis, ce n’est pas moi qui vais pleurer. Et ce qu’il vit, je ne le lui ai pas souhaité, Émilie. Je lui ai souhaité pire!

Émilie avait raccroché, découragée du peu de sympathie de la part de sa sœur. Bien sûr qu’elle n’aimait pas Paul, ils se détestaient tous les deux, mais en un pareil moment… Renaud, la sentant bouleversée, lui dit:

— Tu savais à quoi t’attendre, Émilie. Pourquoi l’avoir appelée?

— Je pensais que l’état de son frère pourrait l’attendrir…

— Voyons donc! Elle le méprise et c’est réciproque. Il a failli l’étrangler en lui sautant à la gorge. Tu crois qu’elle va se pencher sur lui et laisser parler son cœur après cela? Caroline est une forte tête. Tu devrais cesser d’insister, de t’interposer entre les deux comme tu l’as toujours fait. Ils ont assez de vécu l’un comme l’autre pour s’arranger avec leurs problèmes.

— Tu as raison, Renaud, mais tu aurais dû me dire cela bien avant. Ça m’aurait évité de me faire du mauvais sang bien souvent.

— Alors, tu veux bien qu’on aille dormir à présent? Demain sera une dure journée, Mathieu va sans doute t’appeler. Quelle fâcheuse façon de terminer l’année! Dans la maladie…

— Renaud, nous ne sommes pas les seuls, tu as vu toutes ces personnes à l’urgence? Elles ont toutes un parent malade en ces lieux quand ce n’est pas elles-mêmes qu’on va hospitaliser. Les épreuves sont pour tout le monde, Renaud, on ne choisit pas son temps.

— Oui, je parle égoïstement parfois, mais je te sens si fatiguée…

— Non, j’ai encore de la résistance, mais tu aurais une petite pilule verte pour m’aider à dormir? Je n’y parviendrai pas sans ça, je vais penser à Paul toute la nuit… Sainte misère! Courage! J’en aurai besoin! J’en demanderai à la Vierge et à son fils Jésus qui vient de naître.

Le lendemain, Mathieu se présenta à l’hôpital afin de suivre de près les interventions et les traitements qu’on réservait à Paul. Ce dont il souffrait relevait de la cardiologie, mais il préféra laisser le malade aux soins de ses collègues, les chirurgiens, ce qu’il n’était pas. Émilie qui s’était informée de la santé de son frère, s’était fait dire qu’il avait subi un AVC ou une thrombose, comme on disait avant. Le côté droit avait été affecté et, s’il n’avait pas perdu conscience en tombant dans son appartement, c’est qu’il n’avait pas encore été foudroyé par la formation du caillot au cerveau, ce qui se produisit quelques secondes plus tard. Bref, Paul n’était pas sorti du bois et allait passer plusieurs jours à l’hôpital. Un endroit qu’Émilie visiterait souvent dès le lever de l’année 2013 qui semblait peu prometteuse pour elle et désastreuse pour Paul.

Après quelques semaines, tout près d’un mois, on suggéra que Paul réintègre sa maison et qu’on s’occupe de lui, mais le drame était que Paul vivait seul et que personne ne pouvait le prendre en charge. Il y avait, bien entendu, le CLSC qui pouvait apporter sa contribution, mais comme il ne parlait pas, qu’il ne s’exprimait que par des sons rauques et des cris, qu’il marchait en «traînant de la patte», comme on disait, qu’il n’avait plus l’usage de son bras droit et que son intelligence était amoindrie, on se demandait ce qu’on allait faire de lui. Il n’était pas question qu’Émilie le recueille chez elle, Renaud s’y opposait, c’était une trop lourde corvée. On pensa à engager une infirmière privée, mais c’était vraiment cher et, malgré ses économies, Paul n’avait pas les moyens de se payer une telle personne à temps plein. On commença donc par avoir recours au CLSC pour les soins les plus urgents et on demanda à monsieur et madame Grangère, ses voisins, s’ils accepteraient de lui venir en aide avec les repas, l’habillement du matin, la mise au lit le soir, en les dédommageant généreusement. Ils hésitèrent quelque peu, mais Robert Grangère, retraité et sans pension sauf son régime de rentes, fut intéressé par l’emploi que leur offrait le docteur Boinard, voisin de l’autre immeuble. Madame Grangère verrait à la cuisine, à ses médicaments et au ménage de son appartement, tandis que Robert verrait à ses soins plus particuliers jusqu’à ce que le malade puisse s’aider et parvenir à s’occuper lui-même de son hygiène, alors que le CLSC continuerait à venir lui donner un bain deux fois par semaine.

Quelques mois passèrent, tout alla bien, et quand Émilie tentait de dire à Caroline ce qu’il advenait de son frère, elle répondait: «J’veux rien savoir de lui! Est-ce assez clair?» Or, devant une telle attitude, Émilie ne parla plus de Paul à sa sœur, préférant discuter de son état avec Renaud et Mathieu qui, habitant encore près de son oncle, passait le voir régulièrement. Néanmoins, Mathieu avait visité des maisons avec Véronique et avait même fait une offre sur une spacieuse résidence de pierres du boulevard Gouin, à l’entrée de Roxboro. Véronique avait été enchantée de la demeure et de l’endroit et n’avait pas hésité à donner son accord pour l’achat après avoir négocié solidement avec le vendeur, sa carrière en comptabilité l’y aidant. Enceinte de sept mois, sans déranger son mari dont les temps libres étaient moindres, elle avait effectué le déménagement avec une compagnie réputée et, en moins de sept jours, tout était replacé dans la maison qui allait être celle de leur avenir. Mathieu n’avait rien eu à redire, il lui avait donné carte blanche pour la décoration comme pour le choix des pièces dont, entre autres, la chambre de l’enfant. Et deux semaines plus tard, alors que le mois de mai sonnait au calendrier, elle avait préparé la chambre du bébé, connaissant le sexe maintenant. Elle avait même téléphoné à sa belle-mère pour lui annoncer:

— Votre mari et vous allez en être heureux, j’attends un garçon!

Émilie avait sauté de joie! Un garçon! Un autre Boinard! Renaud, pas peu fier, avait répandu la nouvelle au sein de sa clientèle qui le félicitait pour l’événement à venir. Caroline, de son côté, avait retrouvé le sourire en disant à sa sœur: «Un autre petit Boinard à aimer!» Cela voulait-il dire que la fille de Joey, la ravissante Madeleine, n’était pas dans ses bonnes grâces? Pas tout à fait, mais sans jeter la pierre à la grand-tante de l’enfant, Caroline avait toujours préféré les garçons aux filles. Elle la trouvait mignonne, Madeleine, mais trop précieuse, trop «porcelaine», elle avait peur de la casser en jouant à la balle molle avec elle, ce que d’ailleurs la petite fille aux poupées détestait. Et, tant qu’à y être, Caroline avait annoncé à Émilie, le jour de son appel:

— Je crois avoir trouvé un autre homme pour ajouter à mes conquêtes, Émilie. Un type cultivé, pas laid et bien bâti.

— Ah oui? Quelqu’un de ta génération, cette fois?

— Non, pas vraiment, il vient d’avoir trente-huit ans.

— Caroline! Tu en as soixante-trois! As-tu perdu la raison?

— Non, je crois avoir trouvé le bon… Et, laisse-moi finir au moins!

— Finir quoi? C’est sans doute un opportuniste, voyons! Un profiteur!

— Je ne crois pas, il travaille en technologie, il fait un bon salaire.

— Bien, pourquoi s’intéresser à une femme de ton âge?

— Parce qu’il les aime plus âgées, plus expérimentées…

— Comme si tu l’étais! Toi, une enfant gâtée, toi qui n’aimes pas les rapprochements intimes, toi qui t’éloignes dès qu’on t’approche…

— Tu ne me connais pas, Émilie. J’ai beaucoup changé. Le fait d’être privée de toute affection finit par sensibiliser les sens, tu sais. Et puis, comme je te le disais, il n’est pas laid…

So what! Quoi d’autre à part ça!

— Bien… il est Japonais!

Le mois de mai s’écoulait, juin approchait et Véronique et Mathieu, maintenant installés dans leur vaste demeure, attendaient l’heureux événement dans peu de temps. Émilie et Renaud, invités à visiter leur maison, l’avaient trouvée superbe. Pas aussi grande que la leur, mais tellement moderne. Toutefois, Émilie déplorait que les maisons neuves aient si peu de terrain, elles étaient trop collées les unes sur les autres, ce qui n’était pas le cas à Outremont avec les demeures d’avant-guerre. La chambre du futur bébé était fort belle et, pour déroger à la vieille coutume d’avoir du bleu pour un garçon et du rose pour une fille, Véronique avait décoré de jaune et de blanc la chambre de l’enfant. Avec de jolis rideaux jaunes à rayures blanches et non ceux qu’on vendait avec des oursons roses pour les filles ou des camions pour les garçons. Elle avait écrit à son père, qui était fort heureux d’apprendre qu’elle aurait un fils qui porterait le nom de son père, le docteur Boinard, pour lequel il avait tant de respect. Son frère et sa femme, plus indifférents, l’avaient complimentée, mais s’en étaient tenus à une formule de politesse, sans chaleur, sans enthousiasme. Parce que Véronique, préférée de son père, avait tenu à l’écart trop longtemps son grand frère Gérard.

Sur le côté de la demeure de Véronique et Mathieu, un lilas, planté là on ne savait par qui, avait fleuri plus tôt et laissait encore répandre son arôme par la fenêtre entrouverte de leur vivoir. Ce qui faisait le bonheur de la jolie Française qui adorait le parfum des fleurs. Or Mathieu, comblé à souhait avec sa femme et l’enfant qui venait, accordait maintenant plus d’attention à sa vie intime, sans priver pour autant ses patients de ses bons soins. Mais la médecine n’était plus sa première raison d’être. Véronique en avait pris la relève, ensuite, la place. Et Renaud était ravi, il va sans dire, de sentir «son préféré» si favorisé!

Un qui l’était moins, et pour cause, c’était Paul Hériault qui, dans son appartement, se battait chaque jour afin de retrouver, en vain, ses capacités d’antan. La paralysie l’avait anéanti, mais son état s’était amélioré avec une thérapie indiquée pour lui, mais les progrès étaient tout de même limités et, sans l’aide de ses voisins, les Grangère, et le CLSC, il eut été impossible pour lui de vivre seul. C’était à ne pas y penser! Et le malheur devait s’abattre sur lui lorsque, le 12 juin, madame Grangère avisa Émilie qu’elle et son mari ne pourraient plus s’occuper de leur frère, qu’ils s’en allaient dans une résidence pour personnes autonomes afin de réduire davantage leurs dépenses et assurer la tranquillité de leurs vieux jours. Désespérée, Émilie se demandait que faire, qui appeler… Le CLSC voulait bien faire sa part, mais de là à remplacer le couple dans leur tâche, il ne fallait pas y penser. En discutant de l’état de Paul avec Mathieu, ce dernier avait murmuré: «S’il avait gardé Manu… Tu vois? Il n’avait pas songé qu’un jour il aurait pu dépendre de ses bons soins.» Émilie avait hoché la tête en guise d’approbation et, en fin d’après-midi, dans un soudain élan, avant de rester seule aux prises avec le problème, elle décida d’appeler Manu et de voir où il en était dans sa vie. Au cas où… Elle avait conservé le numéro de son cellulaire, mais depuis un an, elle avait perdu de vue l’ex-amant de son frère et la relation s’était étiolée. Elle avait eu tant d’autres personnes à s’occuper, et comme Manu n’était pas de la famille… Toutefois, elle parvint à l’atteindre au dernier numéro qu’il lui avait laissé. Content de l’avoir au bout du fil, il s’empressa de répondre à ses questions avant de poser les siennes:

— Oui, Émilie, je suis toujours en couple avec Félix! On a encore la même différence d’âge! Moi dans la cinquantaine, lui dans la trentaine, mais nous formons bien la paire. On a fait l’acquisition d’une petite maison War-time pas trop chère à Ville Saint-Laurent. Un quartier plutôt modeste avec beaucoup d’immigrants, mais des gens qui se mêlent de leurs affaires. Je suis toujours gérant de département de magasin à Place Vertu, mais Félix a changé d’emploi, il a décroché un meilleur poste au Centre Rockland. On le paye plus que ce qu’il gagnait au rayon qu’on lui avait confié. Il est maintenant responsable des vêtements pour hommes, il a des employés à sa charge et c’est plus huppé dans ce coin-là. N’est-ce pas là que tu magasines, Émilie?

— Oui, parfois, mais je suis encore fidèle au centre-ville dans l’ouest. Je vais un peu partout cependant, à Laval comme à Dorval. J’aime découvrir de nouveaux magasins, Caroline aussi.

— Elle va bien, ta petite sœur?

— Oui, pas mal, elle est souvent amoureuse, mais elle ne les garde pas longtemps. Toujours aussi spéciale, celle-là. Elle fréquente actuellement un Asiatique de trente-huit ans. Tu t’imagines? Ça ne va pas durer, c’est certain, car les rencontres sur Internet, moi, je n’y crois pas. Le temps d’une rose la plupart du temps. En passant, j’aimerais t’annoncer que Mathieu va être papa ce mois-ci, Véronique et lui attendent un garçon, ils en sont fiers.

— Je ne l’ai pas connue, celle-là. Gentille?

— Oui, très charmante, sur mesure pour lui. Une Française d’origine, mais vivant ici depuis une décennie. Très aimable, je l’aime beaucoup.

— Et l’autre, celle de…

— Ne te gêne pas, dis-le, celle de Joey. Tu sais, après quatre ans, presque cinq, on s’habitue au départ de ceux et celles qui nous quittent. La vie continue! Avec un manque cependant… Oui, je revois Justine qui est maintenant mariée et qui a eu un garçon avec son mari. Ça fait pas mal de monde, tout ça, mais je vois fréquemment notre petite-fille, Madeleine, qui vient nous visiter avec sa mère et parfois, avec son père et son petit frère. Une soie, Manu! Belle comme un cœur! Les yeux et les cheveux de Joey. Tendre, polie, bien élevée… il en serait fier, crois-moi.

— Comment va Paul?

— Nous y voilà, pas tellement bien, il a paralysé avant les Fêtes, il a réintégré son appartement, il habite à Chomedey maintenant, mais il est mal en point. Nous avions l’aide de ses voisins, mais hélas, ils doivent partir et c’est très difficile pour nous… Paul n’est pas autonome, il a perdu l’usage de la parole, il est paralysé du côté droit, nous cherchons une solution…

Manu qui venait de comprendre qu’Émilie l’appelait, non pas pour avoir de ses nouvelles, mais pour tenter de le sensibiliser à son frère, sentit un malaise l’envahir. Lui qui croyait que le coup de fil n’était qu’amical s’aperçut que c’était plutôt une investigation que des retrouvailles. Mécontent, sans le laisser paraître, il avoua cependant à Émilie:

— J’espère que tu ne penses pas à moi, Émilie… Ce serait de mauvais goût.

— Non, non… c’est toi qui m’as demandé de ses nouvelles.

— Curieuse coïncidence tout de même! Juste au moment où Paul est en difficulté avec ses aidants. Écoute, je vis une très belle relation avec Félix et pour rien au monde je ne voudrais l’entraver. Et je vais aller plus loin, même si j’étais seul et disponible, jamais je ne retournerais auprès de celui qui a gâché vingt ans de ma vie. Mes plus belles années, Émilie! Brisées par son alcool, ses infidélités, ses injures… J’ai tiré un trait sur mon passé depuis fort longtemps. Je suis navré d’apprendre ce qui lui arrive, désolé de le savoir à la merci des autres, mais je ne peux rien y faire. Tu sais, la vie nous rattrape parfois…

— Oui, en effet, sauf que sa vie devient aussi la nôtre, tu comprends…

— Je vais te surprendre en te posant cette question, mais tu vis encore dans ta même maison, n’est-ce pas?

— Oui, je ne bougerais pour rien au monde.

— Alors, pourquoi ne pas régler le sort de ton frère en le prenant sous ton toit? Ce ne sont pas les pièces qui manquent et comme Renaud est chiropraticien et Mathieu, cardiologue, Paul serait entouré de soins, ce qui pourrait l’aider dans sa réadaptation?

Mal à l’aise, ne sachant quoi répliquer à ce propos direct, elle hésita quelque peu pour ensuite lui répondre:

— Non, ce serait une trop lourde tâche pour moi… De toute façon, Mathieu s’occupe de trouver une solution. Écoute, Manu, sur ces mots, je vais devoir te quitter, j’ai des courses à faire et je veux revenir avant la noirceur. Je suis ravie d’avoir pu parler avec toi, d’apprendre que tout va bien et que tu es heureux, tu le mérites tellement… À une prochaine fois, peut-être?

— Bien sûr, appelle-moi quand tu voudras, Émilie, le numéro sera le même.

Ils avaient raccroché et Manu sentit que c’était là le dernier entretien sinon l’ultime lien qu’il aurait avec Émilie et sa famille. N’ayant pas trop aimé À une prochaine fois, peut-être? Surtout le peut-être, il avait décidé, dès ce moment, de mettre une croix sur les Hériault desquels il ne voulait garder que le souvenir des joies, non des peines. Car, si Émilie et Caroline l’avaient toujours apprécié au temps où il était le souffre-douleur de leur frère, aucune d’entre elles n’avait tenté de le sortir de sa dévastation, avant qu’il ne le fasse de lui-même.

Il leur fallait réagir vite, les Grangère allaient bientôt partir et personne ne pourrait venir les remplacer, à moins qu’Émilie… Mais Renaud refusa qu’elle prenne la relève auprès de Paul:

— Non, une fois sera coutume, Émilie, il ne voudra que toi, il sera exigeant, il te rendra malade… Je vais parler à Mathieu ce soir, il faut qu’il fasse quelque chose de son côté. Il a des collègues qui peuvent le conseiller, des relations dans le domaine de la santé… Mais pas toi, il n’en est pas question!

En début de soirée, alors que Mathieu venait de prendre son souper avec Véronique, le téléphone sonna, c’était Renaud qui, au bout du fil, après lui avoir demandé comment avait été sa journée, lui dit sans ménagement:

— Écoute, Mathieu, Paul a besoin d’aide et il ne faut pas compter sur ta mère. Les voisins s’en vont en fin de semaine, il ne peut être laissé à lui-même. Tu connais beaucoup de monde, fais-toi aider, mais trouve-lui un endroit. Il faut le placer, Mathieu, ton oncle est incapable de rester seul et le CLSC ne suffit pas.

— Maman s’est-elle informée auprès d’eux?

— Oui, mais ils ne font pas plus que ce que leur grille de soins leur indique. Ils conseillent de le placer, de le mettre en résidence quelque part, mais où? Il est un cas lourd, selon eux, pour les endroits privés des alentours, ils parlent de CHSLD.

— Voyons, papa, il y a des mois d’attente, sinon des années avant d’y être admis… Et je ne vois pas Paul parmi tous les patients de ces établissements. Il ne parle pas, mais il fonctionne pas mal bien intellectuellement, il écrit sur un petit tableau tout ce qu’il veut, les voisins me l’ont affirmé. Dans un CHSLD, occupés comme ils le sont…

— Là où ailleurs, qu’importe, mais c’est toi qui dois faire en sorte de lui trouver un endroit, ta mère n’en a pas la force, elle a en déjà beaucoup fait pour lui. La société se doit de le prendre en charge. En vendant son condo, il sera plus à l’aise financièrement.

— Écoute, papa, je vais chercher au privé, il existe sûrement un endroit. Donne-moi quelques jours, je m’en informe et je te reviens…

— Que quelques jours, Mathieu, car dès dimanche, il sera laissé à lui-même. Les Grangère partent samedi… Tu saisis?

— Oui, oui, je m’en occupe, j’en parlerai avec des personnes affectées à ces ressources à l’hôpital. Dis à maman de ne pas s’inquiéter, je vais tout arranger. Paul ne sera pas abandonné, comptez sur moi!

Le lendemain soir, Mathieu retéléphonait et annonçait à sa mère qui avait répondu:

— Dis à papa que j’ai trouvé, que tout est réglé. Une auxiliaire m’a fait visiter une résidence privée qui s’occupe de soins prolongés. Même les paralysés, ils en ont déjà un ou deux dans un état semblable. Mais ce n’est pas donné, c’est onéreux, maman, ils ne sont pas légion à les accepter dans de telles conditions.

— Qu’importe le montant, Paul a de l’argent, il reçoit des pensions, il vendra son condo, et quand il sera à sec, nous prendrons la relève, ton père et moi. Quand peut-on l’accueillir? Ils savent que c’est urgent?

— Oui, et présumant que tu serais d’accord, j’ai déjà réservé. Une chambre privée passablement bien meublée. Mais tu devras avertir l’oncle Paul de son départ dès demain, maman, ils l’attendent dimanche ou lundi au plus tard, le personnel sera réduit la semaine prochaine.

— J’irai le visiter en matinée. Laisse-le-moi, je vais le convaincre que c’est pour son bien et s’il s’y oppose, ce sera tant pis pour lui, Mathieu. Ce sera de gré ou de force, mais Paul doit être à cet endroit dès que possible. Ils ont de bons soins, là-bas? Tu t’es renseigné?

— Oui, des infirmières, des préposés compétents, je les ai tous rencontrés, maman. Et le médecin qui les visite chaque jour ou presque est un ancien de l’hôpital qui a choisi cette voie en fin de pratique. Un docteur affable, gentil et très compréhensif. Paul va l’aimer. J’ai tout vérifié et Paul sera bien traité, compte sur moi.

Renaud, qui avait eu vent de certaines bribes de la conversation, avait dit à sa femme, après qu’elle eut raccroché:

— Tu vois? Il a tout arrangé! Il suffisait de mettre notre fils au défi, il réussit toujours à les relever!

Le lendemain, en matinée, Émilie se dirigea vers Chomedey afin de visiter son frère, dont les Grangère s’occupaient pour une dernière journée. Content de la voir, Paul marmonna des mots qu’elle ne saisissait pas et, impatient, il écrivit sur son ardoise à craie Mathieu? Il est parti? Ce qui fut long, Paul, n’étant pas gaucher, tremblait en traçant chaque lettre de l’alphabet. Émilie l’informa:

— Oui, il a déménagé, ils ont acheté une maison pour élever leur enfant qui s’en vient. Ce sera un petit garçon, Paul! Un autre Boinard pour nous!

Puis, comme les Grangère écoutaient leur conversation, Émilie leur demanda de retourner chez eux et de les laisser seuls, son frère et elle. Voyant qu’il cherchait à se lever, elle l’aida et, tentant ensuite de lui tenir le bras, il se dégagea d’elle en la repoussant, voulant prouver qu’il pouvait marcher seul. Émilie n’insista pas, mais songea: Mauvais caractère! Je n’ai pas choisi une bonne journée. Paul fit quelques pas, appuyé sur sa canne, mais trébuchant sur une lampe, il se retrouva par terre. Émilie l’aida à se relever et à se rasseoir dans sa chaise tout en se disant: Comment pourrait-il fonctionner seul? Il ne peut même pas marcher sans tomber! Prenant son courage à deux mains, elle lui dit:

— Tu sais que tes voisins déménagent, qu’ils ne seront plus là pour prendre soin de toi?

Paul hocha de la tête et regarda dehors.

— Nous avons trouvé une solution, Paul, tu ne peux pas rester seul ici, c’est trop risqué, il va te falloir aller en résidence jusqu’à ce que tu sois plus rétabli, mentit-elle.

Il grimaça, pointa le doigt sur elle et marmonna ce qu’elle comprit cette fois:

— Non, non, Manu.

— Quoi? Tu veux que je demande à Manu de revenir?

Il fit signe que oui et insista en écrivant à la craie: Appelle-le, trouve son numéro.

Ne voulant lui avouer que c’était déjà fait et que Manu ne retournerait jamais auprès de lui pour en prendre soin, elle préféra lui répondre que Manu ne vivait plus au Québec, qu’il était ailleurs, qu’il avait refait sa vie avec un autre homme et qu’elle avait perdu sa trace. En ajoutant:

— Il ne m’a pas appelée depuis un an et plus, Paul. Je pense qu’il a coupé les ponts avec nous, on ne sait plus ce qu’il devient.

Paul fit un signe de la main qui signifiait: Qu’il aille au diable! Pour ensuite écrire: Je vais m’arranger seul, j’ai besoin de personne.

— Non, tu ne peux pas, Paul, pas encore. Peut-être qu’après une bonne réadaptation, là où tu iras, mais pas maintenant. Il va falloir vendre ton condo, ce qui veut dire que tu auras assez d’argent pour être servi comme un prince à la résidence. Chambre privée, repas sur plateau, si tu le désires…

Paul vint pour protester lorsque sa sœur ajouta:

— C’est Mathieu qui a trouvé la place, c’est lui qui te suivra en plus du médecin responsable qu’il connaît. Fie-toi à ton neveu, il s’est beaucoup démené pour toi. C’est un endroit coûteux que Mathieu a trouvé, une résidence privée très bien tenue. C’est situé sur la rive sud, à Belœil ou Saint-Lambert, je ne sais pas trop. Et tu devras t’y rendre dès dimanche parce que les Grangère ne seront plus là pour prendre soin de toi.

Il la montra du doigt et inscrivit ensuite sur son ardoise: Toi, tu es là, tu pourrais le faire.

— Non, répondit-elle, je n’ai pas la formation ni la force pour le faire. Tu es un homme, Paul, il faut te déplacer souvent. Monsieur Grangère pouvait le faire, lui, mais pas moi.

Découragé, une larme perlant au coin de l’œil, Paul écrivit: Chez toi, emmène-moi chez toi, Renaud sera là. Ce qui lui avait pris cinq minutes à tracer. Émue, mais gardant son sang-froid, Émilie lui fit comprendre que Renaud travaillait encore et qu’elle était incapable d’en prendre soin, elle venait de le lui dire. N’écoutant que son entêtement, il écrivit: Un infirmier peut venir, je peux payer, je veux aller chez toi. Voyant qu’il était récalcitrant à l’idée d’être placé, Émilie dut prendre un ton plus ferme pour qu’il comprenne:

— Paul, pour l’instant, il n’y a qu’une solution et c’est la résidence que Mathieu a trouvée! Il a même déjà versé le premier mois. Pour l’amour, collabore de ton côté! C’est dans un tel endroit qu’on va pouvoir te réadapter, pas chez moi!

Voyant qu’il venait de perdre la manche, Paul se terra dans un mutisme face à sa sœur et attendit qu’elle appelle les voisins pour prendre la relève. Avant de partir, elle se pencha pour l’embrasser, mais il retint le geste de sa main gauche. Visiblement, il lui en voulait, les Grangère en étaient mal à l’aise. Devant le fait, Émilie prit son sac à main et se dirigea vers la porte. Regardant dehors, Paul évita de la fixer alors qu’elle se retournait une dernière fois. Retrouvant son aplomb, elle avait dit aux voisins qui terminaient presque leurs tâches:

— Demain matin, on viendra le chercher. Sans doute mon fils et quelqu’un d’autre. J’espère que vous garderez un bon souvenir de lui, Paul ne reviendra plus ici.

— Nous vous téléphonerons pour nous en informer, madame Boinard, de lui répondre la voisine.

Ce qu’ils n’allaient probablement jamais faire, Paul Hériault ne leur rapportant plus d’argent.

Le samedi, Mathieu se rendit à l’appartement de Paul avec son collègue Richard, en congé lui aussi ce jour-là. Avant de partir, les Grangère avaient préparé les effets de Paul pour son déménagement. Ses produits de toilette, ses sous-vêtements, ses pantoufles… Bref, tout ce dont il aurait besoin à la résidence. Paul ne résista pas à Mathieu qui lui avait présenté son collègue, le docteur Richard Marleau. Quoique Paul se souvenait de l’avoir rencontré lors du mariage de son neveu. Il l’avait écrit sur l’ardoise en ajoutant de prendre les deux bouteilles d’alcool que le voisin avait rangées dans son armoire. Un fond de rhum, un trois-quarts de vodka. Mathieu le fit, se promettant bien toutefois de les faire disparaître quand son oncle serait arrivé à la résidence. Le transport se fit assez bien avec la familiale de Richard qui s’en servait pour aller camper ou aller à la pêche. On installa Paul solidement et, de la fenêtre de la voiture, il put apercevoir son immeuble qu’il n’avait pourtant jamais aimé, mais qu’il avait peine à quitter. On roula raisonnablement et Mathieu entretenait son oncle pendant que Richard, les yeux sur la route, lui jetait un coup d’œil par le rétroviseur. Il trouvait désolant qu’un homme qui avait occupé un si haut poste en soit réduit à l’état de loque dans les derniers tournants de sa vie. On traversa le fleuve, on roula assez loin et, en ralentissant devant un immeuble d’au moins cinq étages, on emprunta le chemin qui menait à l’entrée principale. On glissa Paul jusqu’au sol pour ensuite l’asseoir confortablement dans son fauteuil. Puis, on le poussa à l’intérieur où une dame de forte taille, apercevant le patient, lui dit du haut de son buste dominant: «Vous allez être heureux avec nous, monsieur Hériault, on va bien prendre soin de vous!» Paul lui sourit à peine, il n’aimait pas être à la merci des autres. Surtout d’une femme! On le fit monter au quatrième où une spacieuse chambre l’attendait. Paul jeta un coup d’œil furtif, aperçut le téléviseur en coin, la table de chevet, un gros fauteuil semblable au sien et, poussant la porte du pied pour écarter les curieux qui s’étaient rassemblés, il fit signe à son neveu, geste à l’appui, qu’il désirait prendre un verre. Mathieu tenta de le convaincre de manger avant, d’avaler ses médicaments ensuite, mais Richard, plus flexible, intervint:

— Sers-lui au moins un petit verre de rhum avec un peu de cola, le sevrage est déjà difficile pour ce pauvre homme.

Mathieu, plus sévère, se laissa convaincre non sans avoir hoché négativement de la tête. Se pouvait-il qu’en un moment pareil, dépaysé, à peine entré dans un nouveau décor, Paul puisse avoir envie de boire? Aussi bon médecin était-il, il ne connaissait rien ou presque du problème de l’alcoolisme, un cours un tantinet contourné lors de ses longues études. Somme toute, ce qui importait, c’est que Paul était maintenant placé et pas près de sortir de cette résidence où il allait se sentir confiné. De bons soins, de bons repas, de petites exceptions aux règlements, mais avec tant d’autres patients, hommes et femmes, avec des maladies pires que la sienne qu’il ne voulait pas tolérer. Il ne descendait au réfectoire que lorsque le personnel était trop restreint, certains jours, pour lui apporter le repas à sa chambre. Et on l’isolait des autres qu’il ne pouvait pas supporter, pas même regarder. Sauf un préposé dans la trentaine, beau de surcroît, qui s’occupait de sa toilette quotidienne et de ses bains que Paul voulait trois fois par semaine et non deux, comme les autres patients. En glissant un généreux pourboire dans la main de celui qui lui redonnait peu à peu le sourire. Un préposé qui voyait à ses provisions de vin et de spiritueux, à ses petites gâteries du dépanneur et autres petits services «personnels». Un autre Manu sur commande, pensait le sexagénaire, sauf qu’il fallait le payer plus grassement, celui-là!

Émilie avait téléphoné à Caroline pour lui annoncer que leur frère était maintenant en résidence et cette dernière lui avait répondu en soupirant:

— Enfin! Malade et enfermé! Il était temps qu’on l’arrête de boire et de butiner! Dans un tel endroit, il va au moins se délivrer de ses mauvais penchants, la boisson et les garçons! Il n’y a que des vieux dans ces places-là, pas des jeunes comme il les aime!

— Caroline, sois au mois charitable, Paul est très malade, très éprouvé par son état de santé. Ne ressasse plus le passé au moins, sois indulgente…

— Que le diable l’emporte, Émilie! J’en suis enfin débarrassée! Jamais plus il ne va m’insulter ou m’agresser, ce fou à lier! Quant à moi, sa paralysie pourrait l’emporter que…

— Bon, ça va, je n’insiste pas, changeons de sujet. Tu as encore ton Japonais dans les parages?

— Ted? Oui! Et, justement, j’aimerais aller vous le présenter. Crois-tu qu’un de ces soirs…?

— Pas à la maison, Caroline, mais au restaurant, peut-être. Renaud n’aime pas recevoir des étrangers, tu le sais.

— Ted n’est pas un étranger, c’est l’homme que je fréquente! Il en a des idées, ton mari! Précieux, pudique, réservé… Ne te demande pas de qui retient Mathieu! Nous ne resterions que le temps d’un verre et d’une brève conversation. Le restaurant, c’est trop long, Ted en serait gêné. Faites un effort…

— Bon, ça va, viens demain soir avec lui si tu veux, mais après sept heures. Le temps de nous le présenter, de lui serrer la main, de prendre un verre…

— Oui, oui! j’ai compris! Il ne vous mangera pas, c’est un Japonais, pas un cannibale!

— Je ne relèverai pas ta remarque, mais je me demande encore ce qu’un homme de trente-huit ans trouve dans une femme de soixante-trois ans! Ça ne me rentre pas dans la tête! Il y a sûrement anguille…

— Non, ni anguille, ni malice, Ted m’aime parce que je suis instruite, que je suis professionnelle. Les pharmaciennes, ça impressionne les Asiatiques, et il me dit jolie.

— Êtes-vous… intimes? Tu sais ce que je veux dire…

— Oui, nous couchons ensemble pour être plus précise que ton hésitation. Et Ted est un très bon amant! Il vaut dix fois les deux autres imbéciles qui l’ont précédé dans ma vie. Je ne le compare pas à William, c’était différent, il était mon mari, mais Ted sait ce qu’une femme désire…

— N’entre pas dans les détails, pas d’importance, Caroline, mais je ne comprends pas… Tu es une jolie femme, c’est vrai, mais s’il est aussi séduisant que tu le dis, je… Puis, oublie ça! Je le rencontrerai et je m’en ferai une meilleure idée.

— Exactement! Toi et ton scepticisme à outrance… Attends! Donne la chance au coureur, au moins!

Le lendemain soir, Caroline s’amena avec Ted qui avait apporté une bouteille de vin de son pays pour Renaud. On les reçut fort gentiment et Émilie, dans son for intérieur, encore plus déboussolée que la veille, se demandait ce qu’un tel homme faisait avec sa sœur. Ted était bel homme. Cheveux noirs, dents blanches, les yeux noirs quelque peu bridés, mais quelle carrure, quelles mains viriles, il avait tout du séducteur asiatique comme on en voyait dans certains films! Elle ne comprenait pas qu’un si bel homme soit libre. Il avait expliqué à Caroline que, depuis l’éclatement de la bulle financière dans son pays au début des années 90, les jeunes hommes avaient décidé de rester célibataires et de devenir des trentenaires sans femme et sans enfants. D’où son attirance pour une femme âgée et pas de sa race, évidemment. Ce qui avait plu à Caroline comme explication, mais qui avait laissé Renaud perplexe lorsqu’il l’avait appris. L’heure de la visite s’écoula moins promptement que prévu et deux heures plus tard Renaud conversait encore avec Ted, prénom américanisé et sans nom de famille, qui parlait de la politique du Japon, de son travail en technologie, sans trop préciser, et pas du tout de sa famille et de son arrivée en terre canadienne. Galant avec Émilie, il avait cependant plus d’admiration pour Renaud à cause de sa distinguée profession. Et pas une seule fois, on avait pu ressentir un lien affectif de sa part envers Caroline. Même si elle avait tenté de lui prendre la main. Émilie avait remarqué qu’il l’avait vite retirée pour ensuite se lever et faire mine d’examiner de plus près une toile de maître au mur du salon. Ils partirent et, enfin seuls, Émilie dit à son mari:

— C’est à n’y rien comprendre, je me demande ce qu’il fait avec Caroline. Gentil, affable, mais peu ouvert sur sa personne, tu ne trouves pas?

— Oui, assez discret… Je dirais même cachottier face à certaines questions qu’il a su détourner vers d’autres sujets. Bref, je ne sais quoi te dire, Caroline semble collectionner les compagnons étranges… Jamais deux sans trois? On verra bien! Et tant mieux s’il la garde de bonne humeur comme elle l’était ce soir!

— Bien oui! Pas un mot plus haut que l’autre de sa part. Soumise ou presque… Ce n’est pas la Caroline qu’on connaît, celle-là!

Juin, ses reflets d’été et, vers la fin, le 20 plus précisément, Véronique donnait naissance à un fils de huit livres à l’hôpital où Mathieu recevait en consultation. Un beau bébé joufflu, blond comme elle, yeux verts comme elle, mais avec du Boinard dans les traits, le nez de son père, la bouche d’elle ou de lui, on ne savait pas au juste. L’accouchement avait été toutefois difficile, long et douloureux. Véronique avait refusé qu’on songe même à la césarienne, elle voulait le mettre au monde de façon naturelle, quitte à souffrir énormément pour y parvenir. Et l’enfant vit le jour comme souhaité par sa mère. Mathieu, qui avait confié l’accouchement à un collègue dont il connaissait l’expertise, n’avait pas quitté sa femme d’une semelle durant la délivrance. Fort content de son fils qu’on lui avait déposé dans ses bras, il lui souriait et lui parlait… comme si le nouveau-né comprenait déjà! Il allait être un bon père, selon Renaud, il serait certes ferme, mais fier de ses progrès. Comme lui l’avait été envers ses enfants! Ce que Véronique redoutait un peu, se proposant de compter pour deux quand viendrait le moment des câlins, des chansons douces, de la chaise berçante, des promenades avec l’enfant dans les rues avoisinantes… Elle allait devenir une si bonne maman que Mathieu aurait à s’en plaindre avec le temps. Le petit allait lui ravir sa femme! Quel drame! Mais ce ne fut qu’une passade, car le couple s’aimait éperdument.

Selon le choix de Véronique, on le baptisa Tristan. Monsieur Danaud, averti de la naissance de l’enfant, fit parvenir à son petit-fils le montant d’un certificat d’études dans un lycée… Avec des roses pour sa fille, bien entendu. De la part de son frère Gérard et de sa belle-sœur, Véronique développa une boîte contenant un ensemble de tricot bleu comprenant la petite veste, le bonnet et les chaussettes, pour l’hiver qui allait être froid, avait écrit sa belle-sœur dans la carte. Rien de plus, rien de moins… de la part de celui qui faisait une fortune dans l’immobilier! On demanda à Richard et Sandra d’être les parrain et marraine du petit, et madame Boinard en fut la porteuse sur les fonts baptismaux. Renaud, pas peu fier de ce bel héritage, savourait le fait d’avoir un autre Boinard pour perpétuer son nom. Et pour que le grand-père se sente davantage près de son petit-fils, Véronique ne fit inscrire que le nom de Tristan Boinard dans les registres, repoussant de ce fait celui des Danaud. Pour que le petit, qui ne connaîtrait pas son grand-père déjà très âgé, n’ait rien en commun, pas même le nom de cet oncle Gérard qu’elle ne comptait pas revoir. L’enfant, dans sa jolie chambre jaune et blanche, reposait comme un ange. Et Mathieu, le regardant, avait peine à croire que Véronique et lui en soient les parents. Surtout lui qui, quelques années auparavant, pensait rester célibataire toute sa vie. Tristan allait être le seul enfant du couple. Par choix, pour que Véronique ne traverse plus une autre grossesse. Et, parce que Mathieu, à presque trente-sept ans, ne se voyait pas avec un autre jeune enfant à quarante ans!

Au début de septembre de la même année, Caroline, essoufflée et quasi sans voix, avait dit à Émilie au bout du fil:

— Le salaud! L’imbécile! Le… J’étouffe, laisse-moi retrouver mon souffle!

— Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe? Que t’arrive-t-il?

— Le misérable! Il m’a quittée, Émilie! Juste au moment où j’étais follement amoureuse de lui! Mais c’était à sens unique! Il m’a traitée de vieille folle! Tu entends! De vieille folle à mon âge! Soixante-trois ans seulement! Ah! le sacripant! Je l’aimais tant…

Comme Caroline pleurait abondamment, Émilie dut reprendre le fil et lui demander:

— Tu peux me dire ce qui s’est passé, au moins? Un drame?

— Non, tout allait bien jusqu’à récemment, il me faisait même miroiter le mariage, mon beau Japonais! Quel infâme personnage!

— Bon, prends sur toi et raconte-moi ce qui est arrivé.

— Tout allait bien jusqu’au jour où j’ai refusé de l’endosser à la banque pour l’achat d’une voiture. Pas une Mazda, pas une Honda comme tout bon Nippon, mais une Mercedes! Tu te rends compte! Il a commencé à sourciller, mais je l’ai laissé faire, je n’allais pas m’embarquer avec une dette sans même être mariée avec lui. Il est devenu plus distant cependant, il était moins entreprenant côté sexe… Tu comprends? C’était moi qui faisais les premiers pas et je sentais qu’il se forçait, qu’il n’était plus participant. Je me suis tenue éloignée de ces rapports et, un mois plus tard, il disait vouloir acheter une maison avant qu’on se marie. L’idée n’était pas bête, mais il en voulait une grosse, comme celle de Mathieu ou comme la vôtre! Comme si on avait les moyens de s’acheter des maisons d’un million de nos jours. J’ai argumenté pour une plus petite, il a fini par céder, mais il voulait que ce soit moi qui l’achète, mais qu’elle soit à son nom. C’était comme ça, disait-il, dans son pays lorsque la femme était plus vieille et plus riche que le mari. Je lui répétais ne pas avoir les moyens qu’il me prêtait, mais il eut la mauvaise idée de m’inviter à encaisser mes REÉR! Alors, là, tu sais comment j’y tiens! Ce sont mes économies d’une vie, Émilie! Et il pensait que j’allais tous les prendre pour les mettre sur une maison! À son nom! Il m’a prise pour une cruche, le Ted, mais il s’est trompé de porte! J’ai refusé et c’est devenu plus difficile entre nous. Il ne m’a pas laissé tomber pour autant, il préparait peut-être autre chose dans sa tête folle. On se voyait moins, on ne faisait l’amour que de temps en temps, mais je l’aimais encore, je te l’avoue. Parce qu’il était beau… Tu me connais, non?

— Oui, sur ce point, c’est un peu de famille, Paul et toi avez cela en commun…

— Compare-moi surtout pas à lui et laisse-moi finir!

À l’autre bout du fil, sourire en coin, Émilie accepta de se taire.

— Deux jours qu’il n’était pas venu, il téléphonait pour me dire qu’il était sur une bonne affaire, qu’il allait tout m’expliquer. Or, pour le surprendre et l’inviter à manger dans son restaurant préféré, je suis allée chez lui l’attendre un certain soir. Pas à l’intérieur, je n’avais pas la clef de son appartement. Mais, comme il n’arrivait pas, je suis montée et, rendue à sa porte, j’entendis des rires, des voix, de la musique… J’ai frappé discrètement et une fille est venue répondre. Une Japonaise d’environ vingt-cinq ans, peut-être un peu moins, une serviette autour du corps. J’ai poussé la porte de mon pied et j’ai surpris Ted qui sortait du lit flambant nu pour se réfugier dans la salle de bains! J’ai crié, je l’ai injurié, j’ai poussé la petite garce dans un coin, elle a tellement eu peur qu’elle a pris ses vêtements pour sortir et s’habiller sans doute en bas ou je ne sais où. Ted est sorti de la toilette avec un peignoir sur le dos et, m’en approchant, je l’ai traité de tous les noms et je lui ai craché au visage! Le traître, le scélérat! Me faire ça à moi!

— Tu n’as pas fait ça, Caroline? Tu as… Tu dépasses les bornes!

— Non, j’étais enragée! Et lui, s’essuyant de la manche de sa robe de chambre, commença à m’insulter à son tour, à me traiter de vieille folle, à me dire que j’étais laide et méchante et que jamais il ne m’aurait épousée… Je n’ai pas attendu pour entendre la suite, j’ai redescendu l’escalier et je suis montée à bord de ma voiture pour rentrer chez moi. J’ai tenté de le rappeler pour l’insulter davantage, mais je tombais toujours sur sa boîte vocale. Somme toute, il voulait m’éplucher, Émilie! S’emparer de ce que j’avais et ne rien me donner en retour.

— Tu aurais dû te douter qu’un homme de cet âge…

— Non, parce que je le valais et que j’étais plus belle que sa Nipponne! Même à mon âge! Mais, ce qui m’a le plus choquée, c’est qu’il m’a trompée! Un autre, Émilie! Comme William! Le premier et le dernier m’auront quittée de la même façon! N’importe quoi, je l’aurais accepté, mais être trompée, non! On ne fait pas ça à Caroline Hériault sans punition!

— Tu ne l’as pas revu, au moins?

— Non, mais il avait quelques vêtements chez moi et je les lui ai fait parvenir en lambeaux! J’ai passé les ciseaux dans tout, même ses chemises de soie!

— Tu as couru un gros risque…

— Non, je n’ai plus entendu parler de lui depuis. Je crois qu’il a eu peur de moi, le Japonais! Il pensait peut-être qu’enragée comme j’étais, je reviendrais le…

— Le tuer! Dis-le, tu l’as figé dans la peur, celui-là. Tu as eu ta leçon, j’espère?

— Oui, Émilie! Finis les hommes pour moi! Je n’en verrai jamais un autre! Quand on est née pour un petit pain…

— Ce n’est pas cela, Caroline, tu aurais pu trouver, mais pas par le biais d’Internet, penses-y un peu! Vois où ça te mène chaque fois! Tout vient à point à qui sait attendre, mais toi…

— Quoi, moi? C’était lui le salaud cette fois! Tous pareils, les hommes! Ça prend, mais ça ne donne rien en retour, pas même de l’amour.

Constatant que sa sœur était en furie une fois de plus, Émilie, pour la consoler, eut l’ingénieuse idée de lui dire:

— Qu’importe, ce sont eux qui sont perdants avec toi.

Ce qui lui valut une réplique quasi cinglante:

— Bien non! C’est moi, la perdante! J’ai perdu William pour la grue et là, je viens de perdre Ted pour une salope! William, n’en parlons plus, il n’est plus là, mais Ted, lui, c’était tout un mâle dans mon lit! Tu vois? J’ai perdu jusqu’à ça!

La conversation s’était terminée par cet aveu de la malheureuse Caroline qui, selon elle, n’avait jamais connu le bonheur. Que des joies passagères… Émilie avait fini par la convaincre de laisser la vie se charger d’elle, de croire au destin, au hasard, comme ça avait été le cas pour Véronique et Mathieu. La sexagénaire fit mine d’y croire, tout en se disant en elle-même que le destin le plus favorable qui soit était le site de rencontres qu’elle avait chaque soir au bout des doigts.

Octobre, novembre, un autre souper des Fêtes avec, cette fois, à part Caroline, Véronique, Mathieu et le poupon Tristan, et au bout de la table, Justine, Éric, leur jeune enfant et la petite Madeleine qui attendait la fin du dessert pour déballer ses cadeaux et y découvrir un chat ou un lapin rembourré, ainsi qu’une poupée. Non sans avoir dit à sa grand-mère qu’elle aimerait bien «acheter» de la vaisselle, des assiettes et des cuillers surtout, pour faire manger Roméo, les autres oursons et ses poupées, assis en rang d’oignons. La joie était à son comble, on parlait de tout, mais surtout des enfants. Sans s’en rendre compte, Justine donnait des conseils à Véronique qui y prêtait peu d’attention, tandis qu’Éric apprenait à Mathieu qu’il en avait enfin fini des nuits blanches des premiers mois. Ce que Tristan n’avait pas fait vivre à ses parents. Renaud, heureux parmi ses petits-enfants, n’avait d’yeux que pour le fils de Mathieu, même s’il aimait beaucoup sa petite-fille. Mais comme Tristan était le fruit de son «préféré»… Caroline s’amusa avec la petite Madeleine et en vint à oublier, dans l’univers des enfants, les méfaits de son beau Japonais.

Le souper de Noël prit fin alors qu’à la télévision une cantatrice et un baryton unissaient leurs cordes vocales pour un concert de circonstance: Silent Night, Venez divin Messie, The little drummer boy… Émilie, appuyée sur l’épaule de Renaud, fermait doucement les yeux de lassitude. Il suggéra qu’elle monte se coucher, qu’elle se repose, elle avait travaillé si fort depuis deux jours pour recevoir ses invités. Elle allait le faire lorsque le téléphone sonna. Mathieu avait-il oublié quelque chose? Renaud répondit et, par son air sombre, Émilie sentit qu’il se passait quelque chose. Il raccrocha et, regardant sa femme, lui annonça:

— C’est la résidence. Paul vient d’être transporté à l’hôpital. Une interruption brutale de l’irrigation sanguine du cerveau. Un accident vasculaire massif, cette fois. On craint pour sa vie…