CHAPITRE VI

 

Une femme (si c’en est une) peinte par elle-même. — Que t’ai-je fait, Tintamarre, réponds-moi ! — Le mot d’une lionne. — Une femme sans façons. — Un drame au clair de lune. — Où mon ange gardien prend la figure d’un agent de police pour venir me tirer d’embarras. — Dénouement de rigueur. — L’ennui de la célébrité. — Je demande quatre hommes…, et un pompier. — Le Charivari fait de moi un personnage historique. — Morale.

I

Revenons maintenant à nos… brebis.

On a beaucoup écrit sur les femmes peintes par elles-mêmes, mais on avait oublié celle-ci, — si toutefois c’est une femme, ce que je n’oserais affirmer :

 

 Monsieur,

Pardonnez à une pauvre femme qui a perdu la tête en admirant la vôtre. (Vous êtes bien aimable !)

Venez demain, vendredi, à trois heures, passage Saint-Pierre, Grande rue des Batignolles. Une vieille femme, avec un foulard rouge (je frissonne !), vous attendra. Présentez-vous à elle en lui disant : Nevers (sapristi !), elle vous conduira vers moi. (Hum ! hum ! ceci sent un peu la mystification.)

L…

 

Deux jours après :

 

 Monsieur,

Pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ? Vous avez sans doute considérez, ma lettre comme étants une plaisanterie. (Un peu, un peu.) Vous avez eu tort. (Errare huma…) Auriez-vous peur par hazard, d’avoir affaire à une femme l’aide ? (Oh ! oui.) Ma pudeur (ho !!!) exigerait que je me taise sur ce sujet (oh ! taisez-vous) ; mais, pour vaincre vos scrupules (scrupules ? — Enfin !), je vais vous faire mon portrait. (Faites, faites.)

J’ai dix-huit ans. (C’est gentil, ça !) Je ne suis ni grande ni petite. (Entre Goliath et Tom Pouce, je vois ça d’ici.) Je crois avoir une assez jolie taille. (Je crois bien comme Goliath, — cinq pieds quatorze pouces.) Les cheveux excessivement blonds, les yeux bleus, la bouche petite, les… (Oh ! madame, pardon !)

 

Les cheveux blonds et les yeux bleus, c’est joli, mais c’est commun ; moi, je suis comme Musset1, j’aime, avec des cheveux blonds, des yeux noirs, et des yeux bleus avec des cheveux bruns. Le bon sens dit bien que ce n’est pas harmonieux, mais… c’est rare. J’aime le melon au mois de janvier, parce qu’il est difficile de se le procurer. J’ai cela de commun avec les biches, qui adorent aussi ce fruit dans la même saison… parce qu’il est plus cher.

 

— Ainsi teignez vos cheveux ou changez la couleur de vos yeux.

Continuons la description des charmes de cette princesse, nous verrons où ça nous mènera.

 

J’ai des pieds et des mains (je m’en étais douté). Vous verrez ! vous verrez. (Je m’en rapporte.) Quant à l’esprit, vous serez à même d’en juger. (J’en juge déjà.)

Je vous attendrai lundi, à trois heures, passage Saint-Pierre, près du jardin. — Ce passage se trouve Grande rue des Batignolles.

 

L…

 

Pourvu que votre père n’intercepte pas ma lettre ! (Ah ! oui, pourvu que mon…)

 

Le premier arrivé attendra l’autre.

II

L’autre soir, au cirque, au moment où je montais sur mon praticable, je sentis quelque chose qui me chatouillait les mollets ; je baissai la tête, et je vis deux dames qui profitaient de ma confiance pour sonder le dessous de mon maillot.

Je vous avouerai que je fus assez surpris de ces voies de fait, que je trouvai au moins licencieuses, et qui n’ont leur raison d’être qu’aux barrières2.

Le lendemain, en parcourant le Tintamarre, je trouvai la cause de cette curiosité.

« Une dame, disait le journal tracassier, à force de rêver de Léotard, vient d’accoucher d’un maillot rembourré. »

Voyons, messieurs du Tintamarre, que vous ai-je fait pour me jouer un pareil tour ?

Venez une bonne fois vous assurer que mon maillot ne contient rien de frauduleux, et n’allez plus, je vous en supplie en grâce, répandre des bruits qui peuvent avoir pour moi les conséquences les plus funestes.

Que deviendrais-je si toutes les femmes atteintes de curiosité voulaient s’assurer de la chose ? Heureusement qu’elles n’ont pas eu encore l’idée d’employer le système du sondage, mais ça pourrait venir. Depuis que le Tintamarre a jeté des doutes sur la sincérité de mon maillot, il me semble tous les soirs en montant en scène, que je vais recevoir cent épingles dans mes jambes.

Dernièrement, il vint au Cirque une dame qui ne partageait pas les idées du Tintamarre.

III

Un éclat de rire venait de partir d’un groupe de jeunes gens des deux sexes.

« Savez-vous, monsieur Léotard, me dit un des rieurs, ce que cette dame blâme dans votre costume ? »

Mon père me passe l’inspection et attend.

« Elle trouve, continua le monsieur, que… vous avez un maillot de trop.

— Comment, Jules, me dit mon père, une fois que je fus dans ma loge, tu n’as rien répondu à ce monsieur ?

— Que voulais-tu que je lui répondisse ?

— Eh ! parbleu ! il fallait lui assurer que tu ne portais qu’un maillot.

— Ils le savent bien assez.

— Eh bien, alors, pourquoi disent-ils que tu en as un de trop, puisque tu n’en as qu’un.

— Ils sont si drôles ! »

IV

Terminons par le dossier d’une certaine dame qui n’aime pas les cérémonies de langage.

Je ne l’ai jamais vue, et elle me tutoie comme si nous avions jamais été à l’Académie ensemble.

 

 Mon cher petit ami,

En te voyant hier au soir, je t’ai retrouvé si beau, si ravissant, que mon cœur s’est de nouveau enflammé, et palpitait à chaque instant du bonheur de te voir. (Soixante fois par minute, je connais ça.)

(Je vous déclare qu’il faut que je sois bien sûr de moi-même pour me persuader que je n’ai pas déjà connu cette dame d’une façon même assez intime.)

Je te prie de ne pas me refuser la prière que je te fais, celle de venir me voir ; tu me rendras bien heureuse, sans toutefois penser qu’à l’amour platonique. (Oh ! je serais bien curieux d’entendre de sa bouche la définition de la chose !)

Je suis presque certaine que tu me reconnaîtras, car tu m’as beaucoup remarquée hier au soir. (Ça, par exemple, c’est de la prétention.)

Tu es bien gentil, mais tu serais bien plus aimable en venant demain, lundi, ou mardi, à l’heure que tu voudras. (Il n’y a pas d’heure pour les braves.)

Je t’attends avec la plus vive impatience et pense toujours à toi ainsi qu’à ton talent que j’admire.

Crois à tout mon amour sincère et dévoué.

Celle qui t’aime plus que sa vie.

C. L…

Rue Saint-Georges, no… au deuxième.

 

Elle ne dit pas si c’est au-dessus d’un entresol.

 

DEUXIÈME LETTRE

 

Dans laquelle on voit que mademoiselle C. L…, rue Saint-Georges, no…, au deuxième, avec un sous-entresol, n’est pas complètement dépourvue de littérature.

 

 Mon petit ami,

Je viens t’exprimer tout le regret que j’ai eu en ne te voyant pas venir.

J’ai attendu ta bonne visite chaque jour avec une fiévreuse impatience (pauvre ange !) ou bien, au moins, un petit mot de ta main chérie. (Il paraît qu’elle tient à mon autographe. La dame aux renseignements lui aura vanté ma courtoisie.) Mais si tu pouvais comprendre ce que je souffre, tu ne te laisserais attendre un seul instant. (Ce que c’est pourtant que de manquer d’intelligence !) Ne crains pas de te trouver en face d’une figure (Est-ce qu’elle va aussi me faire son portrait ? — Tournons la page) d’une figure inconnue (on pourrait le supposer) ; tu me reconnaîtras de suite.

Moi, ta plus fidèle admiratrice, qui t’aime à en devenir folle (et la Salpêtrière, malheureuse !), et qui viens presque chaque soir applaudir à ton talent. (Elle aurait dû encore ajouter : que j’admire. Le professeur de piano-secrétaire devrait au moins varier son style selon l’élève. J’ai retrouvé cette même phrase dans la moitié de mes lettres.)

Pourquoi donc, samedi, as-tu penché la tête dans ma voiture et es-tu parti sans me dire un mot ?

 

Ceci demande une explication.

Je me rappelle, en effet, que le samedi d’avant, au moment où je rentrais chez moi, je vis une voiture arrêtée devant ma porte et j’eus la curiosité bien naturelle de regarder qui pouvait ainsi faire faction devant mon domicile.

 

J’aurais été si heureuse de t’y offrir une place, et nous aurions pu causer amicalement. (Toujours, bien entendu, sans penser qu’à l’amour platonique.)

Oh ! je t’en supplie (Voilà que ça commence) ; oh ! je t’en supplie, viens ! viens mettre fin à une torture de chaque instant.

Comme je suppose que tu n’as rien à faire à la sortie de ton Cirque, je t’attendrai demain au soir, mardi, de dix heures et demie à onze heures.

Ne crains pas de te compromettre, je suis discret comme la tombe. (Elle a vu ça chez Victor Hugo ou chez Bouchardy3, seulement elle a trop bien copié, la malheureuse ! elle oublie de faire accorder l’adjectif avec le substantif pour la circonstance.)

Adieu, mon petit ami, c’est-à-dire au revoir ; à demain sans faute je t’espère, et suis, en t’attendant, celle qui t’aime le plus sur la terre. Je donnerais ma vie pour toi. (Sacrifice inutile.)

Mille baisers,

C. L…

V

Le lendemain, comptant trop sur la promesse de mademoiselle C. L…, qui devait m’attendre à la sortie du Cirque, je pris une voiture pour faire une promenade. À mon retour, une heure après, me croyant hors de tout danger, je dis bonsoir à mon cocher sur la place de la Concorde, et je me disposais à remonter les Champs-Élysées pour rentrer à mon hôtel, lorsqu’une jeune femme me barra le passage.

Une autre, moins jeune et moins bien mise, probablement la dame de compagnie, se tenait à distance.

J’avais été passablement surpris de cette façon cavalière d’aborder les gens paisibles, et j’eusse préféré avoir affaire à un coupe-jarret ; je lui aurais jeté ma bourse et tout aurait été dit ; aussi je reçus mademoiselle C. L…, car c’était elle, assez froidement.

La jeune personne pleura, insista de toutes les façons ; mais voyant que les petits moyens n’aboutissaient pas, elle usa des grands, et je la vis s’évanouir et chanceler.

Je m’avançai alors pour la recevoir dans mes bras, dans l’espoir que ça lui suffirait et qu’une fois cette satisfaction obtenue elle reviendrait à elle pour me laisser revenir à mon hôtel.

Mais pas du tout ; il paraît qu’elle s’y plaisait, et l’évanouissement prit un tel caractère de vérité que j’eus la naïveté d’y croire.

Ce qu’il y avait de plus désespérant, c’est que la gouvernante restait toujours à sa place de bataille et regardait cette scène au clair de lune avec l’impassibilité d’une duègne d’opéra-comique.

J’étais dans des transes horribles. Si je me fusse trouvé à côté d’une des deux fontaines, j’aurais bien volontiers essayé du système des douches qui, dit-on, est infaillible pour ces sortes d’indispositions passagères, mais j’en étais éloigné de plus de vingt-cinq pas.

Comment faire ?

VI

J’en étais là de mes réflexions, lorsque, au plus fort de l’embarras, je vis la belle évanouie recouvrer d’elle-même toute sa raison et me quitter sans se faire prier, — en me disant adieu, comme dans le drame de M. Dennery.

Pour le coup je ne compris rien à ce changement subit, mais je ne tardai pas à connaître la cause du bonheur bien inespéré qui m’arrivait.

Mes deux dames m’eurent à peine quitté qu’elles furent accostées par un sergent de ville qui leur adressa la parole ; sans doute pour leur faire comprendre les inconvénients qu’il y a pour la santé à s’évanouir sur la place de la Concorde à une heure du matin.

Ainsi, à l’avenir, quand une femme s’évanouira dans vos bras, les douches deviennent inutiles ;

criez : À la garde !

Quelques jours après je reçus cette lettre.

 

 Mon cher monsieur,

(Comme vous voyez il y a progrès, elle ne me tutoie plus, mais elle m’aime toujours.)

Depuis le samedi soir où nous avons causé ensemble, votre froideur m’a indisposée, et (appris la politesse) ; malgré cela, je ne puis m’empêcher de vous aimer, et mon amour augmente de jour en jour. (Voilà un amour qui dans un an pourra lutter avec le Panthéon.)

Je vous en supplie, venez me faire une petite visite de convenance (convenance me va) ; venez ce soir en sortant du Cirque, je vous attendrai à dix heures et demie. Je suis au lit, malade.

Je vous serre amicalement la main,

C. L…

 

Le moyen est bon, mais il n’est pas neuf. Je veux bien croire que mademoiselle C. L… est capable d’être dans son lit, plus ou moins malade à dix heures et demie, mais il ne serait pas impossible non plus que, pendant que mes exercices me retiennent aux Champs-Élysées de huit à neuf heures, elle fût à prendre joyeusement des glaces chez Frascati.

La vie est si dure !

Toujours est-il qu’elle ne m’a plus écrit, — et je n’ai pas la force de lui en vouloir.

VII

On a bien raison de dire que la célébrité est une chose très embarrassante. Je le voudrais, qu’il me serait impossible de vivre comme tout le monde. Je ne puis pas m’aventurer dans une rue sans m’entendre dire : Léotard, — c’est mon fils. À force d’entendre parler par Nougaret des délirantes soirées du célèbre Markouski4, j’ai été vingt fois sur le point de l’y accompagner, et chaque fois j’ai reculé devant les conséquences.

Si le soir, avant de rentrer chez moi, je veux faire une promenade devant mon voisin Mabille, je suis de suite signalé et suivi par un nombre très peu rassurant de vestales de ce temple de la folle joie. Que serait-ce si j’en franchissais le seuil ?

Je ne m’y hasarderai que quand j’aurai obtenu une garde de quatre hommes et un pompier.

Et puis le Charivari m’appelle le Joseph du Cirque.

— Je voudrais bien vous y voir, messieurs du Charivari !

VIII

MORALE. — Il ne faut voir dans tout cet engouement autre chose qu’un effet de maillot. Tous les écrivains qui ont parlé de la Grèce, M. Edmond About5 entre autres, soutiennent que les hommes y sont beaucoup plus beaux que les femmes.

C’est que les hommes ont conservé le costume antique : le maillot qui fait ressortir leurs formes, et la gracieuse fustanelle6 qui leur dessine parfaitement la taille.

Voulez-vous être adoré des dames ! Le trapèze n’est pas de rigueur ; mais, au lieu de vous draper dans des vêtements ingrats, inventés par les femmes, et qui vous donnent l’air de ridicules mannequins, prenez un costume plus naturel, qui ne dissimule pas vos avantages.

D’où je conclus, dût-on m’accuser de paradoxe,

que :

la femme est la plus belle moitié du genre humain…

après l’homme.

 

FIN


1 Allusion à un vers des Contes d’Espagne et d’Italie (1830) : « J’adore les yeux noirs avec des cheveux blonds. »

2 C’est à l’orée des barrières de Paris (destinées à percevoir l’octroi) que s’étaient installées de nombreuses guinguettes, fréquentées par une clientèle populaire.

3 Joseph Bouchardy (1810-1870), auteur de mélodrames comme Paris le Bohémien (1842), où figurent entre autres répliques : « Toi ici ! Par quel prodige ? Mais tu es mort depuis dix-huit mois ?… — Silence ! C’est un secret que je remporterai dans la tombe ! »

4 Animée par un professeur polonais, la salle de danse Markowski était le nouveau haut lieu de la galanterie parisienne.

5 Le chroniqueur Edmond About (1828-1885) écrivait en effet dans La Grèce contemporaine (1854) : « Les Athéniennes ne sont ni belles ni bien faites […]. On ne voit guère dans la ville que des laiderons au nez camard, aux pieds plats, à la taille informe. […] Les hommes, au contraire, sont beaux et bien faits dans tout le royaume. »

6 Jupe plissée et évasée, associée à des collants de laine pour constituer le costume traditionnel des soldats grecs.