[I. Nature de l’âme humaine]2
[AK XXVIII, 753] La psychologie rationnelle enseigne la nature de l’âme humaine3. L’âme est le sujet de la sensation. En allemand le terme âme [Seele] indique toujours quelque chose d’intérieur, comme lorsqu’on parle de l’âme d’une plume ou de l’âme d’un canon, c’est-à-dire la ligne tracée du centre de la bouche jusqu’au centre du culot4. Psyche signifie papillon. Cette appellation véhicule donc une analogie avec un papillon, qui se cache tout préformé dans la chenille, celle-ci n’étant guère plus que sa dépouille. Cela revient à dire que mourir, ici-bas, n’est qu’une simple régénération5. Anima désigne le principe vivifiant dans l’animal6. La matière ne peut pas vivre pour soi. On pose ce principe contre l’hylozoïsme7. Admettre que la matière en tant que matière pense, vit – c’est-à-dire agit selon des représentations –, serait éminemment contraire à la physique. Que des matières ne soient pas mues par d’autres, mais qu’elles puissent se mouvoir elles-mêmes, voilà qui contredit le principe d’inertie8. Pythagore dit quelque chose de mystique à ce sujet : l’âme est un numerus se ipsum movens9. Anima est la faculté sensible, animus la faculté intellectuelle de l’âme10. Tout comme mens, nous11.
L’âme et l’esprit sont certes différents, mais ce ne sont que deux facultés qui appartiennent à un seul et même sujet12.
Un être vivant n’a qu’une seule âme, et c’est là un principe fondamental en psychologie. Ma conscience de sujet implique déjà la conscience de l’unité de mon âme. Nous avons beau nous représenter plusieurs principes de vie dans le corps, unis de telle sorte que de multiples vies se réunissent en une seule, cela ne donne cependant qu’une seule âme. On cherche à expliquer l’irritabilité à partir des propriétés mécaniques du corps13. La question est encore en suspens. Il se peut que la cause en soit un fluide d’aspect visqueux, sécrété par les nerfs et enveloppant les muscles. Si on coupe une guêpe en deux, elle se tord pour rentrer la tête contre le ventre, et celui-ci se défend avec son dard. Le crabe de terre14 peut avoir la pince arrachée, celle-ci continuera pourtant à serrer le corps dont elle s’était emparée. Il n’est donc pas invraisemblable que de multiples vies soient concentrées dans le corps sous un principe unique. Ce n’est pas parce que l’on trouve plusieurs principes de vie en différentes parties de l’animal qu’il y a pour autant plusieurs animaux15.
[AK XXVIII, 754] Il y a trois questions importantes16 : 1) Qu’est-ce que l’âme dans la vie ? (Qu’est-ce que sa durée dans la vie ? N.B. Il sera aussi question à ce propos du siège de l’âme.) 2) Qu’a-t-elle été avant la naissance ? (Comment débute-t-elle ? Comment se produit l’ortus animae17 ?) 3) Que devient-elle après la mort, dans la vie future ? (La mort est la fin de la vie, c’est-à-dire la fin du commercium animae et corporis18.)
Deux questions se rattachent encore à la première, à savoir : 1) La concernant, avons-nous une psychologie ? C’est-à-dire : pouvons-nous connaître la façon dont l’âme est dans le corps, comment son existence est liée à celle du corps ? 2) Peut-il y avoir une pneumatologie19 de sa nature ? C’est-à-dire : pouvons-nous la considérer non pas en tant qu’elle est en commercio avec le corps, mais isolée, pour soi ? Nous n’allons pas jusque-là.
L’âme a la propriété négative20 suivante : elle est un être immatériel, incorporel (simple). On affirme cela contre les matérialistes21. Est matériel non seulement tout ce qui est de la matière, mais également tout ce qui peut faire partie d’une matière22. Or il est impossible que quelque chose de simple puisse faire partie d’une matière. Toute matière étant dans l’espace, une partie de celle-ci sera donc encore elle aussi à son tour dans l’espace, mais ce qui est dans l’espace est toujours divisible et jamais simple. L’âme n’est pas matérielle. La matière n’a pas de faculté de représentation, et elle ne peut donc pas non plus être son propre principe de vie. (L’auteur dit : la matière ne peut pas penser23, nous disons : elle n’a aucune faculté de représentation, ce qui fait que la preuve vaut aussi pour les animaux24.). Materia non est substratum repraesentationum25. Toutes les représentations sont soit simples, soit composées. Pour former une seule représentation, deux représentations doivent être réunies en un sujet. Toutes les représentations se rapportent à un sujet, c’est-à-dire à une unité, dans la représentation de laquelle ce qui est divers est réuni. Des représentations ne peuvent donc pas être réparties entre plusieurs sujets et constituer ensuite une seule et unique représentation, mais la représentation unifiée ne peut se produire que dans un sujet en tant qu’il est une unité. Un être ne peut donc avoir aucune représentation sans cette unité absolue du sujet. Lorsque des représentations singulières sont réparties entre plusieurs sujets, celles-ci, prises toutes ensemble à l’état isolé, ne peuvent pas constituer une unité ; car l’unité en question consiste alors dans le divers des représentations.
Mais toute matière est un agrégat de substances extérieures les unes aux autres, et la matière ne peut donc pas avoir de représentations. La matière n’est pas l’unité du sujet, mais une pluralité de substances. Pour qu’un agrégat de substances puisse penser, il faudrait qu’une partie des représentations réside [AK XXVIII, 755] dans les différentes parties individuelles, mais celles-ci, prises ensemble, ne constituent cependant pas une unité de représentations. Un amas de substances ne peut jamais avoir de représentation en société. Le principe de vie est la faculté d’être cause par ses représentations de la réalité des objets26. Penser requiert quelque chose de simple, mais toute matière est composée, et, par suite, ne peut pas penser. N.B. Il y a autant de parties dans la matière que dans l’espace qu’elle occupe.
Le matérialisme consiste au contraire à admettre que la matière n’est pas inerte, mais qu’elle peut s’animer elle-même, sans qu’elle ait besoin pour cela d’une substance aparte27 comme principe vivant.
Si le caractère infondé de cette thèse est à présent bien établi, la pneumatologie ne l’est pas pour autant28. Car on ne saurait conclure de tout ce qui précède que cette substance que l’on tient pour simple peut penser sans lien avec le corps. Seule l’expérience peut nous apprendre quels sont les effets d’une faculté que possède un être. La question de savoir si l’âme continue de penser hors du corps ne saurait être tranchée a priori. Il faudrait pour cela procéder à des expériences. Mais nous ne pouvons faire des expériences que dans la vie ; or l’expérience nous y apprend seulement la façon dont l’âme pense en commercio avec le corps. La question de savoir si l’âme continue à penser après la vie, alors qu’elle est hors commercium, reste donc encore sans réponse.
Ce n’est pas parce que l’âme n’est pas matérielle que l’on est pour autant fondé à affirmer sa spiritualité29. Spiritus est substantia immaterialis quae cogitat, dit l’auteur30. L’esprit est une substance immatérielle, que l’on peut penser, de ce fait, hors de tout lien avec de la matière. La spiritualité de l’âme humaine fait partie des concepts transcendants, c’est-à-dire dont nous ne pouvons pas obtenir de connaissance parce que nous ne pouvons donner à ce concept aucune réalité objective, c’est-à-dire aucun objet correspondant dans une quelconque expérience possible. On ne peut pas non plus trancher la question de savoir si le corps ne serait pas un adminiculum31 indispensable à la pensée de l’âme, car nous ne pouvons pas nous extraire du corps pour en faire l’expérience.
On a cherché le sedes animae32 dans le sensorio communi33, là où l’âme doit recevoir toutes les impressions des objets. Mais comme elle a également, outre la facultas cogitandi34, une facultatem locomotivam35, c’est-à-dire une faculté de mouvoir le corps, cette partie du corps par le mouvement de laquelle l’âme meut le corps tout entier serait alors le primum movens36. On situe ces deux facultés dans le cerveau. Descartes a placé l’âme dans l’épiphyse (glandula pinealis)37 ; en effet, comme l’âme est une unité, on l’a cherchée [AK XXVIII, 756] dans les parties qui sont simples et uniques38. On a cependant trouvé depuis des cas où la glande pinéale était pétrifiée et Sömmerring va jusqu’à affirmer que ce phénomène de pétrification affecte toute glande pinéale39. Bonnet a fait du corpus callosum (corps calleux)40 le siège de l’âme, quoique sans raison41.
Le lieu de l’âme est là où l’homme a son lieu en tant qu’être pensant. Moi-même en tant qu’âme, je ne peux pas me percevoir en relation avec d’autres choses, et, partant, je ne peux pas me percevoir dans l’espace. Il faudrait pour cela en avoir la perception par le sens externe. Il faudrait alors que l’âme se perçoive elle-même par le sens externe, donc qu’elle se perçoive hors d’elle-même, ce qui est une contradictio. Mon lieu dans le monde en tant qu’homme, je le vois. Être conscient de son lieu dans le monde signifie avoir une perception externe. S’il fallait que l’âme indique son lieu, il faudrait par conséquent qu’elle détermine quel est son rapport avec d’autres choses et qu’elle indique aussi le point où elle-même se trouve. Cela, elle ne peut le faire qu’en se mettant en dehors d’elle-même pour s’observer elle-même. C’est inepte42. Il est absurde d’admettre un lieu de l’âme dans le corps humain ; l’homme est un corps animé, c’est-à-dire uni à quelque chose qui renferme la raison des mouvements de la vie.
Si nous nous représentons un être immatériel, nous ne pouvons alors lui assigner aucun lieu, aucune position locale, mais seulement une position dynamique, un rapport de présence virtuelle, et non de présence locale43. L’âme est la raison des modifications dans le corps, mais la façon dont elle le fait, voilà qui est impossible à connaître. Le lieu n’est pas un préalable pour savoir comment l’âme agit. Ce qui est un objet du sens interne (comme l’âme44) ne peut en aucune façon être connu en tant qu’objet du sens externe. Je ne peux pas assigner à l’âme de présence locale dans l’espace, parce que cela reviendrait aussitôt à la considérer comme matérielle. Quelque chose de présent dans l’espace doit forcément être un objet des sens externes, c’est-à-dire de la matière. Je ne peux pas attribuer à l’âme de présence locale mais seulement virtuelle, ce qui revient seulement à dire qu’il y a quelque chose qui se produit. Il s’agit là simplement d’une pensée, par laquelle nous reconnaissons qu’il n’est pas inepte d’admettre la représentation d’une action de l’âme sur le corps. L’âme ne peut pas connaître son lieu. Une chose en effet ne peut pas être à deux endroits en même temps, sauf à pouvoir être hors d’elle-même et s’observer en tant qu’objet du sens externe.
« Où est le siège de l’âme dans le corps ? » est par conséquent une question inepte. Car il faudrait soit qu’elle se perçoive elle-même, qu’elle se saisisse elle-même, et donc qu’elle devienne elle-même un objet des sens externes, soit que nous la percevions en tant qu’objet [AK XXVIII, 757] des sens externes, ce qui supposerait alors qu’elle soit un corps45.
Les Anciens disaient : l’âme est tout entière dans le corps tout entier, et tout entière dans chaque partie46, ce qui revient tout simplement à dire : là où se trouve le corps humain, l’âme s’y trouve aussi.
Le fait que l’on ait l’impression de ressentir dans sa tête les efforts d’une réflexion soutenue ne constitue en rien une objection contre l’impossibilité de déterminer le lieu de l’âme. Lorsque nous croyons que c’est dans la tête que nous pensons, cela n’implique pas pour cela que nous percevions le siège de l’âme dans la tête47 ; car pour penser, nous avons certes assurément besoin d’organes corporels48. C’est parce que le cerveau est la racine de tous les nerfs et de tous les sentiments que l’âme agit principalement dans la tête (dans le cerveau) (par les nerfs, l’âme exerce sa facultatem locomotivam par laquelle elle meut les autres parties du corps, il suffit par conséquent qu’un nerf soit sectionné pour que cet effet cesse), mais d’autres viscères et d’autres nerfs sont tout aussi affectés par le fait de penser ; car toutes nos pensées s’accompagnent de mouvements corporels. La présence de l’âme est donc virtualis49. On a par conséquent parfaitement le droit d’assigner un lieu à ses effets. Cette présence virtuale peut être considérée comme étant le siège de l’âme et être cherchée dans le sensorio communi. La sensation ne se produit que si le nerf arrive jusqu’au cerveau. Le nerf excite le muscle pour effectuer les mouvements volontaires, et le cerveau n’est donc pas seulement le sensorium, mais aussi l’organon commune.
Le commercium50 entre l’âme et le corps dans la vie est des plus intimes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’action du mental sans mouvement du corps. La psychologie est donc totalement incapable de connaître une action du mental sans influence du corps.
[II. Systèmes psychologiques]51
Du commercio de l’âme avec le corps
Le début du commercii de l’âme avec le corps est le début de l’existence de l’homme, c’est-à-dire sa naissance. Sa durée est la vie, sa fin, la mort.
Notre but est à présent d’expliquer la communauté de l’âme avec le corps dans la vie52. Ce point a préoccupé les philosophes depuis Descartes53.
Il y a une harmonia entre les substances, in commercio et absque commercio54, ce qui donne dans ce dernier cas un simple nexum idealem55. Mais s’il devait y avoir une harmonia in commercio entre l’âme et le corps, il y aurait alors un influxus physicus56. Il en résulte donc un système de l’influence idéale et de l’influence réelle entre l’âme et le corps.
[AK XXVIII, 758] Des substances harmonisent lorsque l’état de l’une correspond à l’état de l’autre.
L’hétérogénéité entre les effets et les causes (dans le commercio entre l’âme et le corps), si des mouvements corporels produisent des représentations, a conduit à admettre, plutôt qu’un influxus physici (realis), un influxum idealem57, mais qui n’est pas véritablement un influxus. Car il faudrait dans ce cas ou bien que Dieu prête son assistance immédiate (et c’est le systema assistentiae ou l’occasionnalisme58), ou bien que Dieu ait déterminé par avance, au commencement du monde, que certaines représentations devraient se développer dans l’âme lorsque certains mouvements adviendraient dans le corps, ce qui serait le systema harmoniae praestabilitae59. Mais l’hétérogénéité entre l’effet et la cause ne pose pas la moindre difficulté, et la difficulté est plutôt de savoir en général comment des substances peuvent agir les unes sur les autres, qu’elles soient homogènes ou hétérogènes60.
Une fois admise l’existence de l’âme, savoir comment elle agit dans le corps ne pose alors par la suite plus de difficulté.
Les corps en tant que corps ne peuvent pas agir sur l’âme, ni l’inverse, parce que des corps ne peuvent avoir absolument aucune relation à un être pensant. Un corps ne peut avoir de relation externe à une substance que dans l’espace, cette substance doit donc être dans l’espace, et, partant, être un corps. Les lieux sont de pures relations. Un changement de lieu est un changement de relations. Le remplissage de l’espace, la figure du corps, c’est-à-dire la modification des limites ne sont rien que des relations61. Pour ce qui est de l’âme, on peut indiquer ce qui est modifié intérieurement, mais ce ne sont pas des relations, mais seulement des accidentia, par exemple des représentations, etc. Puisque la relation corporelle ne réside que dans l’espace, le corps ne peut pas par conséquent être la raison de déterminations internes, par exemple des représentations. Le corps en tant que phaenomenon n’est pas en communauté avec l’âme, mais c’est la substance, distincte de l’âme, dont le phénomène s’appelle corps, qui l’est. Ce substrat du corps est une raison déterminante externe de l’âme, mais la nature de ce commercium, nous ne la connaissons pas. Du corps, nous ne connaissons que de simples relations, mais l’intérieur (le substrat de la matière), nous ne le connaissons pas. Ce n’est pas l’étendue qua extensum62 qui agit sur l’âme, sinon il faudrait que les deux correlata soient dans l’espace, et par conséquent que l’âme soit un corps. Lorsque nous disons que l’intelligible du corps agit sur l’âme, cela signifie que ce noumenon63 du corps externe détermine l’âme, mais cela ne signifie pas qu’une partie du corps (en tant que noumenon) passe [AK XXVIII, 759] dans l’âme en tant que raison déterminante. Il ne se propage pas en tant que force dans l’âme, mais il détermine seulement la force qui est en l’âme – l’âme étant donc active. L’auteur appelle cette détermination influxum idealem64, mais c’est un influxum realis ; car, entre des corps, c’est là la seule sorte influence que je puisse penser. Le corps renferme donc une raison [Grund] permettant de déterminer la force qui est en l’âme, et l’âme renferme donc à son tour une raison permettant de déterminer la force de ce quelque chose d’inconnu (le noumenon du corps), de sorte qu’un mouvement extérieur se produise. Mais si les deux substances ne disposaient pas déjà de forces, il ne pourrait pas y avoir entre elles d’influxus realis65. Descartes dit : Dieu produit immédiatement des représentations, par exemple lorsque mon œil se déplace66. Le tiers terme, ici par exemple l’œil, est alors totalement dispensable parce que Dieu pourrait tout aussi bien produire la représentation sans l’œil. Leibniz affirme que ces représentations sont préétablies par Dieu, ce n’est guère mieux.
Si l’âme n’est pas de la matière – sachant que si elle était de la matière, elle ne pourrait pas penser –, elle est peut-être alors un substratum de la matière, c’est-à-dire le noumenon dont la matière est seulement le phaenomenon, et on obtient alors le materialismus virtualis67. Le phaenomenon substantiatum68 est un phénomène converti en substance, qui n’est pas en soi une substance. La matière est le dernier sujet des sens externes, elle perdure, même si sa forme est altérée, et c’est pour cela que la matière se nomme aussi une substance69. Parce que la matière n’est possible que par l’espace, il en résulte qu’elle n’est pas en soi substance, mais seulement en tant que phénomène. Si je l’admets comme substance en soi, elle est alors, comme dit Leibniz70, un phaenomenon substantiatum. Le substrat du phénomène de la matière nous est totalement inconnu, et nous ne savons pas même s’il y a un être simple. Nous ne pouvons rien savoir sur la nature intérieure du substrat, s’il peut avoir de la pensée et des représentations. Il est du moins pensable d’envisager qu’un substrat capable de penser sous-tende la matière. Ce serait le matérialisme transcendantel [sic]71.
Il se peut que l’on trouve en toute matière la faculté de vie, mais la matière est en soi dénuée de toute faculté de vie, et c’est au contraire cette faculté qui sous-tend la matière en tant que substrat.
Entre des mouvements et des représentations, il n’y a pas le moindre rapport, et la matière ne peut donc être admise ni positivement ni négativement. Toutes les représentations sont quelque chose en nous, et nous ne pouvons pas dire que ce sont des objets des sens externes. Mais toute matière est objet des sens externes, et nous ne pouvons rien affirmer de ses représentations internes. [AK XXVIII, 760] Avec la matière, nous ne disposons de rien d’autre que de relations externes et de modifications de relations externes. Puisque les corps ne sont pas des substances en soi, nous ne pouvons par conséquent pas leur attribuer de représentations, mais nous ne connaissons d’eux que de simples relations externes (or les représentations sont des déterminations internes).
La façon dont la matière pourrait avoir des représentations nous est entièrement inconcevable et inintelligible. Il est donc tout à fait vain d’admettre une chose pareille. Si quelqu’un affirme que le substrat de la matière et le substrat de notre propre pensée sont les mêmes êtres, nous pouvons bien le lui accorder72, mais, en disant cela, il ne dit pourtant rien. Nous ne pouvons en effet rien en tirer, parce que nous n’en connaissons ni n’en comprenons effectivement rien.
[III. Origine de l’âme humaine]73
Origo animae74, l’état de l’âme avant la naissance de l’homme. La question de l’origo animae présente vraiment une analogie avec la génération humaine. L’épigenèse75 est le système dans lequel les parents sont considérés comme étant la cause efficiente des enfants. Ce système est plus probable que celui de la préformation76. Dans le système animalculorum spermaticorum77, on pense que la semence consiste en de petits animalcules. C’est aussi le système de la praeexistentiae liberae78. Si l’on adopte le système de l’involution79, on fait de la Providence quelque chose de parfaitement vain. Dans ce cas en effet, un cochon qui mange un gland détruit en même temps un million d’arbres qui se cachent en lui. Mais, d’un autre côté, on assiste à la naissance d’hybrides et des plantes bâtardes, ce qui semble bien attester d’une authentique production, et non d’une simple évolution80.
Division des opinions sur l’origine de l’âme81
1) Une matière est soit un educt82, c’est-à-dire quelque chose qui existait déjà dans une autre matière, mais qui en a été dégagé en s’en séparant ; 2) soit un product, c’est-à-dire quelque chose qui n’était absolument pas là auparavant, mais qui a été produit sur le moment. Il se peut que l’âme humaine soit l’un ou l’autre dans la génération, mais dans les deux cas, son ortus est physicus83, et celui qui défend cette thèse est un physicus à l’égard de l’âme (un naturaliste). Si on admet que l’âme est créée par Dieu à la naissance, alors son ortus est hyperphysicus, et celui qui soutient cette thèse est un créationniste (hypernaturaliste). Adopter l’un ou l’autre de ces systèmes est une simple affaire de croyance, car aucune recherche sur cette question ne peut aboutir. Quelqu’un qui admet que l’âme est un educt est un préexistentialiste, c’est-à-dire qu’il admet le système de la préexistence de l’âme84. Quelqu’un qui admet que l’âme est un product des parents [AK XXVIII, 761] croit au systema propagationis85. Ce système de la production est double à son tour, ou bien à partir des âmes des parents, ou bien à partir des corps des parents. Le premier s’appelle ortus animae per traducem86, c’est-à-dire que les âmes des parents produisent les âmes des enfants. Si les âmes des enfants venaient du corps des parents, il faudrait alors qu’elles soient elles aussi matérielles. Ce serait alors une position fondée sur le matérialisme. Les systèmes de la génération humaine sont de deux sortes : 1) l’involution (emboîtement) : tous les enfants ont résidé dans les parents originels, 2) l’épigenèse, selon laquelle les hommes, pour ce qui est du corps, sont entièrement produits à neuf. Selon le premier système, l’homme est un simple educt (l’educt était déjà disponible avant la naissance, à ceci près qu’il était joint à d’autres matières, de sorte qu’il vient au jour par sécrétion). Si nous avons des raisons pour admettre le système de l’épigenèse, nous en avons donc également pour admettre que l’âme est un product, faute de quoi il faudrait que l’âme ait existé ailleurs, avant d’être ultérieurement rattachée à ce corps nouvellement créé. On devrait donc ici, pour ce qui est de l’âme, admettre une propagatio per traducem. Mais une substance ne peut pas engendrer une autre substance, et donc l’âme ne le peut pas non plus. Une âme ne peut pas faire sortir d’elle-même d’autres âmes ; car elle serait sinon un compositum. Nous ne savons rien du substrat de la matière (du noumenon), pas même s’il est de même espèce que le principe pensant en nous. Admettre la propagatio de l’âme humaine per traducem est inepte parce que nous ne pouvons pas prononcer le moindre jugement à ce sujet. Si l’âme était un product, il faudrait donc que l’âme des parents ait une force créatrice. Tout engendrement d’une substance est productio ex nihilo, création ; car avant la substance il n’y avait rien87. Mais une créature n’a pas en elle-même de force créatrice, et elle ne dispose que d’une force formatrice, c’est-à-dire d’une force capable de séparer ou de composer ensemble des choses qui sont déjà là. Il ne reste par conséquent pas d’autre option que de considérer l’âme comme étant préformée, qu’elle soit ou non créée avec le corps, comme on voudra88.
N.B. Toutes les forces et les propriétés d’une substance ayant un degré, il se pourrait que l’âme humaine s’éteigne par une diminution progressive du degré de forces. On pourrait se représenter une substance de grande force comme étant composée, une substance simple pouvant ensuite en être détachée pour l’âme de l’enfant. Mais ce n’est là que le jouet d’une raison qui batifole. Loin d’expliquer l’origine du corps humain, le système de l’épigenèse dit plutôt au contraire que nous n’en savons rien.
Leibniz affirmait que toute matière est un [AK XXVIII, 762] agrégat de monades89. Ces monades, dit-il, entretiennent extérieurement un tel rapport qu’elles sont capables d’un compositum et de l’ensemble des propriétés corporelles. Puisque nous n’avons pas d’autre concept de l’intérieur des choses que celui de ce qui se passe en nous-mêmes – à savoir un concept de représentations et de tout ce qui s’ensuit –, Leibniz en concluait que toutes les monades disposent de ces représentations (bien qu’il ne faille pas admettre la réalité de quelque chose lorsque celle-ci est simplement possible), et les appelait vires repraesentativa universi ou specula viva universi90. Car si toutes les monades étaient dans le monde, elles influeraient les unes sur les autres, mais comme elles ne disposent de rien d’autre que de simples représentations, chacune n’a donc seulement que des représentations de toutes les monades dans le monde. Mais il faudrait alors admettre des monades sopitas91, qui ont à vrai dire des représentations, mais qui n’en sont pas conscientes. Celles-ci forment selon lui la classe des animaux dénués de raison. Il y aurait cependant différents degrés de conscience des représentations – distincte – clare – obscure92. Les monades passeraient d’un état à l’autre, du distincto jusqu’au distinctissimum, jusqu’à Dieu. C’est le continuum formarum93, que l’on appelle ainsi par analogie avec le continui physici94, où les minéraux ouvrent la marche suivis des mousses, des lichens, des plantes, des zoophytes, en passant par le règne animal, jusqu’à l’homme. Tout cela n’est qu’un rêve, dont Blumenbach a montré le caractère infondé95. Selon Leibniz, les âmes des hommes étaient déjà là et elles sont passées du statu obscuro au distincto. Tout converge vers la divinité, et les âmes finiraient elles-mêmes par y disparaître, ce qui aboutit alors à un système émanatif96.
1 Les cours de Kant circulaient au XVIIIe siècle sous forme de cahiers manuscrits recopiés par ses auditeurs. Le manuscrit « K2 » – pour Königsberger Handschrift 2 – ayant disparu pendant la Seconde Guerre mondiale, il n’en reste que les fragments initialement publiés par Max Heinze dans ses Vorlesungen Kants über Metaphysik aus drei Semestern, Leipzig, 1894. Le cours de métaphysique K2 ne pouvant plus être édité dans son intégralité, j’en détache la partie sur la psychologie rationnelle, complète en l’état.
Ce cours, qui se présente comme un commentaire de la Metaphysica de Baumgarten, a été prononcé par Kant au début des années 1790 – à l’hiver 1791-1792 ou 1792-1793 selon Heinze, op. cit., p. 623 –, ou à l’hiver 1794-1795 selon Arnoldt (E. Arnoldt, « Kritische Exkurse im Gebiet der Kant-Forschung », II, in Gesammelte Schriften, IV, Berlin, 1909, p. 62). J’indique entre crochets les titres des sections correspondantes dans le manuel de Baumgarten.
2 Ce passage correspond à la première section de la psychologie rationnelle « Natura animae humanae », § 740-760 – AK XVII, 140-145.
3 Définition de la psychologie à comparer avec : CRP, AK III, 263 – GF-Flammarion, p. 399 ; CJ, § 89, AK V, 461 – GF-Flammarion, p. 460 ; Progrès, AK XX, 308-309 – Vrin, p. 72.
4 L’âme d’une plume est la « petite masse sèche et longue que renferme le tuyau ». L’âme d’un canon « le creux où l’on introduit la charge » (Littré). En artillerie, Seele désigne la cavité centrale du canon et Seelenachse « axe de l’âme ou de la pièce », la ligne imaginaire tracée au centre du tube.
5 « Chez les Égyptiens de l’Antiquité le symbole de l’âme était un papillon et l’appellation grecque signifiait la même chose. On voit ici que c’est l’espérance, en faisant de la mort une simple métamorphose, qui a provoqué une telle idée ainsi que son signe », Rêves, AK II, 350 – Vrin, trad. Courtès, p. 89.
6 « L’âme est le principe de la vie dans un animal. L’animal est quelque chose de corporel qui vit. La vie est la faculté d’avoir des représentations de la faculté de désirer. L’âme est distincte de la matière – l’animé. Il s’agit d’une substance particulière qui, unie au corps, s’appelle âme », Metaphysik Dohna, AK XXVIII, 679.
7 Du grec hùlê, matière, et zoon, le vivant, ce terme forgé par le néoplatonicien de Cambridge Ralph Cudworth dans son Intellectual System of the Universe (1678), désigne la théorie selon laquelle la matière n’est pas dissociable d’un principe de vie et de sensibilité qui lui est soit immanent (l’« âme » des atomes), soit transcendant (l’« âme du monde »).
Kant explique que l’hylozoïsme « fonde les fins aperçues dans la nature sur l’analogon d’un pouvoir agissant intentionnellement, à savoir la vie de la matière (vie présente en elle ou introduite par un principe vivifiant interne, une âme du monde) », CJ, § 72, AK V, 392 – GF-Flammarion, p. 386, alors que « la possibilité d’une matière vivante (dont le concept contient une contradiction, parce que l’absence de vie, inertia, constitue le caractère essentiel de la matière) n’est pas même pensable » sauf par analogie avec la vie de corps organisés, alors même que c’est elle que l’on cherche à expliquer, ce qui introduit un cercle. Or on ne connaît la vie nulle part ailleurs que dans des êtres organisés et sans expérience de ceux-ci, on ne peut se faire nul concept de leur possibilité, « l’hylozoïsme n’accomplit donc pas ce qu’il promet » (AK V, 394 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 389).
Alors que Maupertuis écrit que Dieu avait donné à « chaque partie de matière cette propriété, par laquelle il voulut que les individus qu’il avait formés se reproduisent », Système de la nature (1751), § LXVI, Œuvres, Lyon 1768, II, p. 183, Kant renvoie dos à dos hylozoïsme et matérialisme : « l’hylozoïsme anime tout, le matérialisme au contraire tue tout si l’on y regarde bien. Maupertuis accordait le plus bas degré de la vie aux particules nutritives composant les organes de tous les animaux ; d’autres philosophes n’y voient que des agrégats morts », Rêves, AK II, 330 –Vrin, trad. Courtès, p. 63.
8 Le principe d’inertie énonce que « chaque chose en particulier continue d’être en même état autant qu’il se peut, et que jamais elle ne le change que par la rencontre des autres » (Descartes, Principes de la philosophie, II, § 37, AT IX, 84), que « tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état » (Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Axiomes, 1re loi).
Kant souscrit à cette définition : « aucun corps ne change sa propre condition par lui-même, il ne passe pas par lui-même du repos au mouvement, ou du mouvement au repos, c’est la lex inertiae », Metaphysik L2, AK XXVIII, 591. Mais il refuse d’admettre une force d’inertie correspondant au principe d’inertie. En effet : « la matérialité implique l’extériorité de la cause ; la matière ne peut être cause de soi, son inertie n’est point un propos délibéré, mais un simple état négatif », J. Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes, PUF, p. 299. C’est donc une loi de la mécanique – « Tout changement dans la matière a une cause externe » – qui justifie la réfutation kantienne de l’hylozoïsme : « L’inertie de la matière n’est et ne signifie rien d’autre que l’absence de la vie de la matière en soi. La vie c’est le pouvoir qu’a une substance de se déterminer à agir en vertu d’un principe interne […] Or, nous ne connaissons en une substance pas d’autre principe intérieur pour la déterminer à changer sa condition que le désir et d’une manière générale aucune autre activité intérieure que la pensée avec ce qui en dépend, le sentiment de plaisir et de peine, l’appétit ou la volonté. Cependant ces principes des déterminations et ces actions ne font pas partie des représentations des sens externes ni par conséquent des déterminations de la matière comme telle. Or, toute matière comme telle est privée de vie. C’est ce qu’exprime le principe d’inertie et il n’exprime que cela. Si nous cherchons la cause d’un changement quelconque de la matière dans la vie, nous devons aussitôt la chercher dans une autre substance différente de la matière quoique unie à elle. Car, en fait de science de la nature, il est nécessaire de connaître tout d’abord les lois de la matière comme telle et de les purifier de l’intervention de toutes les autres causes efficientes avant de les unir à elle afin de distinguer exactement quel est l’action de chacune en particulier et comment elle agit. C’est sur la loi d’inertie (y compris celle de la persistance de la substance) que repose entièrement la possibilité d’une science proprement dite de la nature. L’hylozoïsme serait le contraire de cette loi et par suite la mort de toute philosophie de la nature », Premiers principes, AK IV, 544 sq. – Vrin, trad. Gibelin, p. 130 sq.
9 La « théorie de l’âme nombre automoteur » est rapportée par Aristote : « comme il leur semblait que l’âme est aussi bien motrice que cognitive […] certains philosophes l’ont façonnée à partir de ces deux principes, en déclarant que l’âme est un nombre qui se meut lui-même », De l’âme, 404b25 – Vrin, trad. Tricot, p. 20. Le dictionnaire Zedler attribuait la définition à Pythagore, sur la foi de Némésius, De natura hominis, 2 (cf. Zedler, Universal-Lexicon (1732-1754), p. 1067).
Kant utilise la formule dans d’autres textes : « Pythagore attribuait beaucoup d’importance aux nombres. Il considérait le nombre 10 comme le nombre le plus parfait, mais d’autres pensaient que c’était le 4, et il pensait que c’était la raison pour laquelle Dieu avait fait 4 éléments. Il voulait tout penser grâce aux nombres. C’est pour cela qu’il disait entre autres : animal est numerus se ipsum movens », Logik Blomberg, AK XXIX, 36. Mais voici la clé de l’énigme : « le principe vivifiant, en l’homme, est l’âme ; et dans la mesure où, selon Pythagore, la musique repose simplement sur la perception de rapports numériques, et que […] ce principe vivifiant en l’homme, l’âme, est en même temps un être libre, qui se détermine lui-même, sa définition de l’âme : anima est numerus se ipsum movens, se laisse peut-être comprendre et dans une certaine mesure légitimer, si on admet que par cette faculté de se mouvoir soi-même il a voulu indiquer sa différence par rapport à la matière, en tant qu’elle est en soi sans vie et ne peut être mue que par un élément extérieur, par conséquent la liberté » (Ton, AK VIII, 392 – Œuvres, III, trad. Renaut, p. 400).
10 Anima – au sens propre le souffle, l’haleine – désigne l’âme en tant que principe de vie du corps, et animus, l’âme en tant que principe de la pensée. Selon la formule de Nonius Marcellus : « l’animus est ce par quoi nous savons, l’anima est ce par quoi nous vivons ». Mens s’applique à la faculté de réflexion. Chez Lucrèce, auquel Kant se réfère parfois pour ce vocabulaire, l’âme-anima, principe vital dispersé dans tout le corps, obéit à l’âme-animus, située dans la poitrine, qui a le pouvoir de penser et de vouloir (cf. De rerum natura, III, v. 136-161, III, v. 370). Saint Augustin a fixé le sens de ces termes dans le vocabulaire de la théologie chrétienne, en définissant l’anima comme le principe vital commun à tous les êtres vivants et l’animus comme le principe de la pensée intellective, propre à l’homme : « C’est par ce mot spécial mens, animus, que quelques auteurs latins désignent la partie principale de l’homme, refusée aux animaux, pour la distinguer de l’âme même des animaux, anima » (De la trinité, XV, chap. 1). L’anima désigne donc ce qui entre avec le corps le « composé humain », tandis que l’animus (esprit) désigne, par contraste avec les fonctions sensitives ou végétatives qui relèvent de l’anima, un principe intellectuel. Mens (esprit) apparaît comme une faculté de l’animus, douée à la fois d’une fonction discursive inférieure appelée ratio (raison) et d’une fonction intuitive supérieure appelée intellectus (voir le commentaire de J.J. O’Meara sur Contre les académiciens (Augustine Complete Works, XII, p. 169, n. 6). Dans ses Réflexions de métaphysique, Kant note la définition suivante : « Anima est subjectum cogitans pendens a corpore (sentiens). Animus activum quibid., sed adstrictum conditionibus corporis. Mens activum in et per se », Refl. 4230, AK XVII, 467.
11 Le latin mens et le grec nous désignent la faculté intellectuelle de l’âme (cf. Aristote, De l’âme, 430a). Cf. Annonce, AK VIII, 417 – Vers la paix perpétuelle, GF-Flammarion, p. 140.
12 Autres définitions, dans un autre cours : « L’âme dans la mesure où elle peut aussi penser sans corps s’appelle un esprit », Metaphysik Dohna, AK XXVIII, 671. Et plus loin : « On pourrait appeler anima l’âme [Seele], le sujet de la sensation ; animus, le mental [Gemüth] le sujet des pensées ; et spiritus l’esprit [Geist] – en tant que sujet de la spontanéité » (ibid., 680). Cf. aussi K3 : « Les animaux ont des âmes, mais pas d’esprit. Esprit : substances pensantes immatérielles qui peuvent penser même sans lien avec substances matérielles », AK XXIX, 1026.
13 L’irritabilité, « cette propriété aussi prouvée qu’inexplicable des fibres du corps animal et de certains végétaux » (Rêves, AK II, 331 – Vrin, trad. Courtès, p. 64) a été mise en évidence par le physiologiste Albrecht von Haller (1708-1777) : « j’appelle partie irritable du corps humain, celle qui devient plus courte, quand quelque corps étranger la touche un peu fortement », Haller, Mémoires sur la nature sensible et irritable des parties du corps animal, Lausanne, Bousquet, 1756, p. 7. Un organe irritable n’est pas forcément sensible : lorsqu’on les irrite, les tendons se contractent sans que l’on ne sente rien. Inversement, l’épiderme est sensible, mais non irritable. Au XVIIe siècle, certains vont jusqu’à faire de l’irritabilité le principe même de la vie. Bien que Haller lui-même ne s’aventure pas sur le terrain métaphysique, son concept apporte de la crédibilité aux thèses matérialistes, au point de risquer de « susciter une sorte de néo-mécanisme médical », J. Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle, Albin Michel, 1993, p. 628. La Mettrie dédie son Homme-machine à Haller, au grand dam de ce dernier, qui le désavoue publiquement (cf. Haller, op. cit., p. 90).
14 Contrairement à ce qu’indique G. Lehmann dans l’édition de l’Académie, le « crabe de terre » (Erdkrebs) désigne ici le Gecarcinus lateralis (le « touloulou » créole) et non l’insecte appelé courtilière, ou taupe-grillon (gryllotalpa).
15 La conservation du mouvement dans un membre disjoint de l’animal ne suffit pas à nier l’unité de l’âme. Kant répond à une objection matérialiste. Le cas de l’insecte démembré est un topos des débats sur l’unité de l’âme et le statut – logique ou réel – de la distinction entre ses facultés. La problématique se rattache aux interrogations d’Aristote : « chacune de ces facultés est-elle une âme ou seulement une partie de l’âme, et, si elle est une partie, l’est-elle de façon à n’être séparable que logiquement ou à l’être aussi dans le lieu ? ». Le cas des « insectes qui ont été segmentés » pose une difficulté particulière dans la mesure où les membres disjoints conservent temporairement la motricité, la sensation, etc. (Traité de l’âme, 413b15 – Vrin, p. 76). Leibniz répondait : « quoiqu’il se puisse que qu’une âme ait un corps composé de parties animées par des âmes à part, l’âme ou forme du tout n’est pas pour cela composée des âmes ou formes des parties. Pour ce qui est d’un insecte qu’on coupe, il n’est pas nécessaire que les deux parties demeurent animées, quoiqu’il leur reste quelque mouvement. Au moins l’âme de l’insecte entier ne demeurera que d’un seul côté », À Arnauld, 30 avril 1687, Gerh. II, 100.
16 Ces trois questions ne correspondent que partiellement au plan de Baumgarten. Pour Kant, il y a « trois questions dialectiques, qui définissent le but spécifique de la psychologie rationnelle » […] celles : « 1° de la possibilité de l’union de l’âme avec un corps organique, c’est-à-dire de l’animalité et de l’état de l’âme dans la vie de l’être humain ; 2° du début de cette union, c’est-à-dire de l’âme lors de la naissance et avant la naissance de l’être humain ; 3° de la fin de cette union, c’est-à-dire de l’âme lors de la mort et après la mort de l’être humain (question de l’immortalité). – Or […] toutes les difficultés que l’on croit découvrir dans ces questions […] reposent sur un simple fantasme », CRP, AK IV, 240 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 385.
17 Ortus animae : naissance de l’âme.
18 Commercium animae et corporis : relation réciproque entre l’âme et le corps. Cf. note 52, p. 217.
19 Une pneumatologie de l’âme humaine étudierait l’âme détachée du corps, c’est-à-dire en tant que pur esprit. Cette hypothétique science des esprits comprenait trois branches, correspondant respectivement à l’étude de l’esprit de Dieu, des anges, et de l’homme : « dans la psychologia generalis, on traite des êtres pensants en général, ce qui est la pneumatologie. Mais dans la psychologia speciali, on traite du sujet pensant que nous connaissons, et c’est notre âme », Metaphysik L1 (milieu des années 1770), AK XXVIII, 222.
20 « … la doctrine de l’âme ne nous donne […] rien de plus qu’un concept négatif de notre être pensant : à savoir qu’aucune de ses actions et aucun phénomène du sens interne ne peuvent être expliqués de manière matérialiste », CJ, § 89, AK V, 460 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 460. L’utilité de la Critique est négative : « Les idées transcendantales servent donc, sinon à nous instruire positivement, tout au moins à éliminer les assertions audacieuses du matérialisme, du naturalisme et du fatalisme qui restreignent le domaine de la raison et à faire par là aux idées morales une place en dehors du champ de la spéculation », Prolégomènes, § 60, AK IV, 363 – Vrin, trad. Gibelin, p. 154. Cf. aussi CRP, AK IV, 240 – GF-Flammarion, p. 385-386.
21 Les « matérialistes universels » considèrent l’ensemble des êtres – Dieu compris – comme matériels. Les « matérialistes cosmologiques » affirment seulement la matérialité des êtres du monde. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 395, AK XVII, 124), ce qui les oppose aux idéalistes dogmatiques : « L’idéaliste dit qu’il n’y a pas d’objets du sens externe, c’est-à-dire pas de matière ; il ne reconnaît que des choses pensantes. Le matérialiste au contraire ne reconnaît aucune chose, du moins dans le monde, qui ne soit pas de la matière », Metaphysik Dohna, AK XXVIII, 663.
Kant vise ici les « matérialistes au sens psychologique », ceux qui, selon Baumgarten, nient « que l’âme humaine soit une substance immatérielle », Metaphysica, § 757 – AK XVII, 302.
Au XVIIIe siècle, « matérialiste » est une désignation infamante, qui regroupe des positions théoriques diverses. Schématiquement, il y a deux grandes réponses « matérialistes » à la question de savoir si l’âme est une substance distincte du corps. La première affirme que l’âme est elle-même un corps, par exemple qu’il s’agit d’un courant imperceptible de particules ultrafines, semblable au feu ou à la lumière. La seconde présente la pensée comme l’effet de processus corporels mécaniques. Dans ces théories de « l’âme-fonction », la pensée est au corps ce que la musique est au clavecin, où encore l’heure à l’horloge. On nie alors la substantialité de l’âme, en même temps qu’on affirme un monisme matérialiste fondé sur l’autosuffisance des lois de la mécanique (cf. Aram Vartanian, Quelques réflexions sur le concept d’âme dans la littérature clandestine, in Bloch, Olivier (dir.), Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Vrin, 1982, p. 149-163).
Kant oppose à ces thèses une redéfinition de la matière comme objet du sens externe, et de l’âme comme objet du sens interne (CRP AK IV, 238 – GF-Flammarion, p. 382) qui lui permet de disqualifier le matérialisme comme une confusion entre deux ordres de phénomènes : « la matière en tant qu’objet de l’intuition externe, nous la reconnaissons à son étendue et à sa figure. La pensée ne forme aucune étendue, aucune figure. – L’âme doit donc être quelque chose d’autre que de la matière. Si cette recherche n’a pas d’utilité positive, elle en a cependant une négative, qui consiste en ce que nous ne tombons pas dans les erreurs des matérialistes et que nous n’expliquons pas les actions de l’âme de façon physico-mécanique. Le matérialiste commet ici véritablement une confusion des genres », Metaphysik Mrongovius, AK XXIX, 905.
22 « Il y a une différence entre la matière et le matériel. Le matériel est ce qui est ou qui peut être une partie constitutive de quelque matière, et la matière est la chose étendue qui consiste en de telles parties », Metaphysik Mrongovius, AK XXIX, 929.
23 Baumgarten, Metaphysica, § 742 : « materia cogitans est in mundo impossibili », AK XVII, 141.
24 « Il y a un principe de vie dans notre corps – une âme. Les matérialistes affirment le contraire. Materia non cogitat. Le principe de vie […] est donc distinct de la matière. La matière n’a aucune faculté de représentation (non repraesentat) – pas de vis representativa – et le principe vaut donc aussi pour les animaux », Metaphysik Dohna (1792-1793), AK XXVIII, 681. À ce type d’objection, La Mettrie répondait : « demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu’en elle-même, c’est demander si la matière peut marquer les heures », L’Homme-machine, Folio-Gallimard, p. 144. On peut aussi considérer la pensée comme activité d’une matière organisée et non comme attribut d’une matière générique.
25 Materia non est substratum reprasentationum : La matière n’est pas le substrat des représentations.
26 Explication de Kant : « Hormis les choses qui sont mues par des causes externes, il y a des choses vivantes qui sont mues par des causes internes. Un être est vivant si sa force de représentation peut être la raison de l’actualité de ses objets. La vie est donc la causalité d’une représentation relativement à l’actualité de ses objets. Cela étant, cette causalité des représentations est, relativement au sujet, le sentiment de plaisir ou de peine. Mais, relativement à l’objet, c’est la faculté de désirer. – Le plaisir est la représentation de l’accord d’un objet avec le pouvoir producteur de l’âme, et la peine le contraire. La faculté de désirer est la causalité de l’objet qui est produit. […] La vie est donc la faculté d’agir conformément à son choix ou à ses désirs », Metaphysik Mrongovius (1782-1783) – AK XXIX, 894. Même définition en 1788 : « La vie est pour un être, le pouvoir d’agir d’après des lois de la faculté de désirer. La faculté de désirer est, pour lui, le pouvoir d’être, par ses représentations, cause de la réalité-effective des objets de ces représentations. Le plaisir est la représentation de l’accord de l’objet ou de l’action avec les conditions subjectives de la vie, c’est-à-dire le pouvoir d’une représentation d’être cause en ce qui concerne la réalité-effective de son objet (ou de la détermination des forces du sujet en vue de l’action pour le produire) », CRPr, AK V, 9, note – GF-Flammarion, trad. Fussler, p. 96. Cf. aussi MM, AK VI, 211, Vrin, trad. Philonenko, p. 85.
Cette définition de la vie héritée de Leibniz vise à réfuter le mécanisme et l’hylozoïsme : « Vivre signifie à proprement parler avoir la faculté d’accomplir des actions conformément à ses propres représentations. Nous disons qu’un animal est vivant parce qu’il a la faculté de modifier son propre état en conséquence de ses propres représentations. Parmi ceux qui affirmèrent que, dans les animaux, le principe de vie n’a pas de vim repraesentativam mais que ceux-ci agissent simplement suivant les lois générales de la matière, il y eut Descartes et ensuite aussi Malebranche. Mais penser les animaux comme des machines est une chose impossible, parce que l’on s’écarterait alors de toute analogie avec la nature, et la proposition selon laquelle l’être humain est lui-même une machine n’est que pure idiotie, car nous sommes conscients de nos propres représentations, et toute science de la nature se fonde sur cette proposition : la matière ne peut avoir aucune représentation. Tout ce qui est mécanique est externe et consiste en de pure relations dans l’espace, notre pensée se réfère effectivement à des choses dans l’espace, mais elle-même n’est pas au demeurant dans l’espace. Mais si, comme on le prétend, les pensées étaient des machines, il faudrait qu’elles soient des objets de l’intuition externe. Il est donc absurde de dire que penser est un mécanisme, car cela voudrait dire que l’on fait de la pensée un objet des sens externes. Il se peut effectivement que la matière soit une condition nécessaire pour soutenir nos pensées, mais penser n’est pas en soi-même mécanique », Metaphysik Volckmann (1784-1785), AK XXVIII, 448-449. Cette même définition de la vie sert aussi à réfuter l’hylozoïsme : « La vie, c’est le pouvoir qu’a une substance de se déterminer à agir en vertu d’un principe interne – une substance finie de se déterminer au changement – et une substance matérielle de se déterminer au mouvement ou au repos en tant que modification de son état. Or, nous ne connaissons en une substance pas d’autre principe intérieur pour la déterminer à changer sa condition que le désir et d’une manière générale aucune autre activité intérieure que la pensée avec ce qui en dépend, le sentiment de plaisir et peine, l’appétit ou la volonté », Premiers principes, AK IV, 544 – Vrin, trad. Gibelin, p. 131.
27 Aparte : séparée.
28 La réfutation du matérialisme n’implique pas la validité des prétentions adverses de la pneumatologie : « si la psychologie suffisait pour parvenir […] à la connaissance de l’immortalité de l’âme, elle rendrait possible une pneumatologie », CJ, § 89, AK V, 461 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 460. Mais la critique kantienne établit l’impossibilité d’une telle doctrine. Cf. aussi CJ, § 91, AK V, 473 – GF-Flammarion, p. 473 ; AK V, 479 – GF-Flammarion, p. 480. En 1766, Kant définissait la pneumatologie pour les hommes comme : « une théorie de leur nécessaire ignorance concernant une espèce conjecturale d’êtres », Rêves, AK II, 352 – Vrin, trad. Courtès, p. 91.
29 Pas plus qu’on ne peut convertir la psychologie en pneumatologie, on ne peut conclure de la non-matérialité de l’âme à sa spiritualité : « l’esprit est un être immatériel dans la mesure où il peut penser sans corps (en liaison avec un corps, c’est l’âme). La spiritualité appartient aux concepts transcendantaux – idées – et ne peut par suite jamais faire l’objet d’une connaissance. La vie est l’existence de l’union entre l’âme et le corps. Nous ne pouvons donc mettre en place aucune expérience par laquelle nous pourrions appréhender la faculté de penser sans corps », Metaphysik Dohna (1792-1793), AK XXVIII, 683-684. Cf. aussi CRP, AK III, 265 – CRP, GF-Flammarion, p. 400.
30 Spiritus est substantia immaterialis quae cogitat : « L’esprit est une substance immatérielle pensante », Baumgarten, Metaphysica, § 755-757, AK XVII, 144.
31 Adminiculum : soutien.
32 Sedes animae : siège de l’âme. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 745, AK XVII, 297. Variante : « Le siège de l’âme en tant que phénomène est dans le sensorio communi, celui-ci réside dans le cerveau, toutes les sensations s’y concentrent, parce que tous les nerfs y sont rattachés. C’est en même temps l’organon de tous les mouvements », Metaphysik Dohna (1792-1793), AK XXVIII, 686. Voir sur cette question le texte De l’organe de l’âme, p. 100.
33 Cf. note 43, p. 245.
34 Facultas cogitandi : faculté de penser.
35 Facultatem locomotivam : faculté motrice. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 750, AK XVII, 298. Cf. CJ, AK V, 457 – GF-Flammarion, p. 456.
36 Primum movens : premier moteur.
37 Selon Descartes, l’âme exerce tout particulièrement ses fonctions dans la glande pinéale (conarium). Cf. Passions de l’âme, § 31 (AT XI, 351) ; Principes de la philosophie, IV, § 189 (AT IX, 310) ; Dioptrique (AT VI, 109). Dans le Traité de l’homme, il montre que les artères convergent en « une certaine petite glande, située environ au milieu de la substance du cerveau » (AT XI, 129), propre par sa position à exercer les fonctions de centralisation sensori-motrice ordinairement associées à la notion de siège de l’âme. La figure 35 montre comment la glande pinéale peut recevoir en même temps des impressions venues de sens différents – ici la vue et l’odorat. Cette propriété la qualifie comme organe du sens commun (AT XI, planches) :
38 Descartes, Passions de l’âme, § 32 : « La raison qui me persuade que l’âme ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette glande où elle exerce immédiatement ses fonctions est que je considère que les autres parties de notre cerveau sont toutes doubles, comme aussi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, et enfin tous les organes de nos sens extérieurs sont doubles ; Et que, d’autant que nous n’avons qu’une seule et simple pensée d’une même chose en même temps, il faut nécessairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux, où les deux autres impressions, qui viennent d’un seul objet par les doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu’elles parviennent à l’âme, afin qu’elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d’un » (AT XI, 352-353).
39 L’épiphyse se calcifie de façon normale au cours de la vie. Contrairement à ce qu’indique Lehmann, Sömmerring n’expose pas cette découverte dans son traité sur l’organe de l’âme en 1796, mais dans sa dissertation de 1785 : Dissertatio inauguralis anatomica de lapillis vel prope vel intra glandulam pinealem sitis sive de acervulo cerebri, 1785.
40 Corps calleux. Partie fibreuse du cerveau qui relie entre eux les deux hémisphères cérébraux.
41 Charles Bonnet (1720-1793), philosophe et naturaliste suisse. Sömmerring le cite (Über das Organ der Seele, p. 31) comme partisan de la localisation du sensorium dans le corps calleux. Dans sa Contemplation de la nature (1764) il écrivait : « L’anatomie infère de diverses expériences, que cette partie du cerveau, nommée le corps calleux, est l’instrument immédiat des opérations de l’âme […] Le corps calleux est donc une petite machine organique, destinée à recevoir les impressions qui partent de différents points du corps, et à les transmettre à l’âme », Bonnet, OC, IV, Neuchâtel, 1781, p. 137. Mais par la suite, il avoue devoir « renoncer à déterminer précisément quelle est la partie du cerveau qui constitue le siège de l’âme », Palingénésie philosophique, Genève, 1769, p. 130.
42 Kant donne ailleurs une belle image pour illustrer cette impossibilité de s’extraire de soi : « l’expérience interne est le seul moyen de nous connaître nous-mêmes, et une expérience ne peut avoir lieu que dans la vie, c’est-à-dire quand l’âme et le corps sont encore unis. Par suite nous ne pouvons absolument pas savoir ce que nous pourrons être et faire après la mort, ni par conséquent la nature séparée de l’âme. Il faudrait donc se faire fort de mettre de son vivant même l’âme hors du corps, ce qui reviendrait à peu près à la tentative de celui qui prétendait se regarder dans un miroir les yeux fermés, et qui, interrogé sur ce qu’il voulait faire, répondit : je voulais seulement savoir de quoi j’ai l’air quand je dors », Progrès, AK XX, 309 – Vrin, trad. Guillermit, p. 73.
43 Cf. note 12, p. 248.
44 Redéfinition critique de l’âme comme objet du sens interne : « Je suis, en tant que pensant, un objet du sens interne et porte le nom d’âme. Ce qui est un objet des sens externes porte le nom de corps », CRP, AK III, 263 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 398.
45 Variante : « L’âme n’est pas un objet du sens externe, et c’est pourquoi on ne peut pas non plus déterminer où elle a son siège ; c’est pour cela qu’il n’est pas non plus possible de dire à proprement parler où elle est dans le corps », Metaphysik Mrongovius (1782-1783), AK XXIX, 907.
46 Kant citait déjà cette formule scolastique en 1766 : « la première question que l’on pourrait poser serait à peu près celle-ci : où est le lieu de cette âme dans le monde corporel ? Je répondrais : ce corps dont les changements sont les miens est mon corps, et son lieu est aussi le mien. Si l’on demandait ensuite : où donc est dans ce corps ton lieu (celui de l’âme), alors je soupçonnerais quelque chose d’insidieux dans cette question. […] Aussi pour m’en tenir à l’expérience commune dirais-je provisoirement : où je sens, c’est là que je suis. Je ne suis pas moins immédiatement au bout de mes doigts que dans ma tête. […] Nulle expérience ne m’enseigne à tenir pour éloignées de moi certaines parties de ma sensation, et à barricader mon moi indivisible dans un petit coin microscopique du cerveau, d’où il ferait mouvoir le levier de ma machine corporelle et où il serait lui-même touché par lui. C’est pourquoi j’exigerais une preuve rigoureuse pour trouver absurde ce que disaient les scolastiques : “mon âme est tout entière dans mon corps tout entier et tout entière dans chacune de ses parties” », Rêves, AK II, 325 – Vrin, trad. Courtès, p. 55. La formule renvoie à saint Augustin : « L’âme est plus simple que le corps, parce qu’elle n’occupe pas de place dans l’étendue locale, mais elle est dans chaque corps, tout entière dans le tout et aussi dans chaque partie ; en sorte que quand une partie du corps, même la plus exiguë, éprouve une sensation, l’âme tout entière en est affectée, et rien ne lui en échappe, bien que cette sensation ne s’étende pas au corps entier », De la Trinité, Livre VI, chap. 6. Cf. aussi saint Thomas, Somme théologique, I, q.76, a 8.
47 Ce serait commettre une faute de subreption. Cf. note 14, p. 249.
48 Phrase elliptique. Kant utilise un argument en forme de concession : nous avons certes besoin d’un corps pour penser, mais cela ne signifie pas que le corps soit la cause de la pensée. Que le cerveau puisse être la condition organique localisable de la pensée n’implique pas qu’il en soit le sujet. Si l’on considère le cerveau comme l’instrument de l’âme, on peut expliquer sans difficulté que les efforts de pensée le fatiguent. Mais cette usure organique ne prouve en aucun cas que l’organe soit le sujet de l’opération, et l’âme le simple effet mécanique de l’organe.
49 Cf note 12, p. 248.
50 Commercium : expression usuelle en métaphysique pour carctériser la relation âme/corps. C’est pour Kant la troisième catégorie de la relation, « action réciproque entre l’agent et le patient » (CRP, AK III, 93 – GF-Flammarion, p. 163).
51 Seconde section de la psychologie rationnelle de Baumgarten, qui expose les différentes doctrines philosophiques de l’union. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 761-770 – AK XVII, 145-148. L’école leibnizo-wolffienne envisage trois grandes explications de la correspondance entre les phénomènes du corps et ceux de l’âme : l’influence physique, les causes occasionnelles, et l’harmonie préétablie.
52 « La communauté est la liaison dans laquelle l’âme forme avec le corps une unité, dans laquelle les modifications du corps sont en même temps les modifications de l’âme et les modifications de l’âme en même temps les modifications du corps. Il ne se produit pas dans l’esprit de modifications qui pourraient ne pas correspondre aux modifications du corps. De plus, ce n’est pas seulement la modification, mais aussi la constitution de l’esprit qui correspond à la constitution du corps. […] – Cela se produit : 1) Par l’intermédiaire de la pensée. L’âme ne pense rien là où le corps ne serait pas en même temps affecté par la pensée. Le corps subit de nombreux assauts de la part de la réflexion, et il s’en trouve très éprouvé. […] 2) Le vouloir affecte le corps encore plus que la pensée. Le libre arbitre meut le corps à son gré. […] 3) Les objets extérieurs aussi affectent mes sens. […] – De son côté, le corps affecte à son tour l’esprit par sa constitution physique. Cette constitution physique est la cause du naturel et du tempérament de l’esprit. Du corps dépend pour un grande part le tempérament qu’a l’homme : la tête, les forces de l’esprit même paraissent dépendre largement du corps. […] – D’autre part, la constitution et aussi l’état de l’esprit dépendent de la constitution et de l’état du corps. On peut par exemple éveiller l’esprit par un mouvement corporel et, inversement, ranimer le corps à son tour par le mouvement de l’esprit (en société, par exemple). Nous pouvons donc atteindre le corps par l’intermédiaire de l’esprit, et atteindre l’esprit par l’intermédiaire du corps », Metaphysik L1 (1775 ?), AK XXVIII, 259 sq. – Leçons de métaphysique, trad. Castillo, p. 306-308.
À la différence de la psychologie empirique, qui se borne à une description phénoménologique de la relation âme/corps, la psychologie rationnelle pose la question de ses conditions de possibilité : « Un commerce est une détermination réciproque. La dépendance dont la détermination n’est pas réciproque n’est pas un commerce, mais une liaison unilatérale. […] Nous posons donc tout d’abord la question de savoir comment est possible un tel commerce entre un être pensant et un corps (je ne puis dire : entre l’âme et le corps, car le concept d’âme présuppose déjà un commerce). La raison qui fait la difficulté de comprendre ce commerce tient au fait que l’âme est un objet du sens interne, et le corps un objet du sens externe. […] Or il n’y a pas de raison qui soit capable de comprendre comment ce qui est un objet du sens interne doit être une cause de ce qui est un objet du sens externe. […] Et comme, de l’autre côté, le mouvement, en tant qu’objet du sens externe, est une cause de la détermination externe, il est difficile d’établir comment il peut alors être une cause des déterminations internes et des représentations. Il nous est impossible de saisir par la raison la détermination réciproque entre penser et vouloir, d’une part, et mouvoir, d’autre part. L’impossibilité de l’apercevoir par la raison ne prouve absolument pas l’impossibilité de la chose même. En revanche, il nous est possible de l’apercevoir par l’expérience », ibid., AK XXVIII, 306 – p. 339-340.
53 À partir du moment où l’âme et le corps sont définis comme deux substances hétérogènes, comment expliquer qu’ils puissent entrer en rapport l’un avec l’autre ? Comment concevoir une relation réciproque entre un corps étendu et une âme inétendue ? La princesse Élisabeth interroge Descartes en ce sens : « comment l’âme de l’homme peut déterminer les esprits du corps, pour faire des actions volontaires (n’étant qu’une substance pensante). Car il semble que toute détermination de mouvement se fait par la pulsion de la chose mue » – ce qui ne peut se produire que dans l’espace, entre choses étendues, alors même que la notion cartésienne de l’âme exclut toute extension et toute matérialité, À Descartes 6-16 mai 1643 (AT III, 661). La thèse de l’interaction physique et la celle de l’hétérogénéité substantielle paraissent inconciliables. Dans sa lettre, Élisabeth envisageait une issue matérialiste : si l’âme peut déterminer les mouvements du corps, n’est-ce pas qu’elle lui est en quelque façon homogène, qu’elle possède une certaine matérialité ? Pour Descartes cependant, entre l’hétérogénéité substantielle et l’union, il n’y a pas lieu de choisir. Si les deux thèses semblent incompatibles, ce n’est qu’en raison d’erreurs de méthode. Car l’union n’est pas quelque chose dont la possibilité aurait à être expliquée. C’est une notion primitive, qu’il est par définition impossible de dériver. Elle ne peut être connue clairement que par les sens, et il est donc vain de chercher à l’expliquer par l’entendement, Lettre du 28 juin 1643 (AT III, 690). Ces explications ne suffisent cependant pas à aplanir la difficulté et le problème de l’union perdure. Cf. Rêves, AK II, 327 – Vrin, trad. Courtès, p. 58-59.
54 Harmonia in commercio et absque commercio : harmonie en ou hors interaction. « Toute connexion de substances les unes avec les autres peut être comprise soit comme un lien réel de commerce entre substances, si les substances interagissent réciproquement les unes avec les autres, soit comme un lien idéal, c’est-à-dire une harmonie sans commerce entre les substances. Le lien idéal n’est pas un lien qui existe dans les choses elles-mêmes, mais plutôt seulement dans l’idée de l’observateur qui les considère », Metaphysik Mrongovius (1782-1783) – AK XXIX, 866. Autre variante : « lorsqu’il n’y a pas de lien réel, une harmonie est cependant possible entre deux substances, mais une harmonie sans commerce (si on veut, un commerce idéal), comme par exemple lorsque deux horloges sonnent en même temps. Ceux qui admettent un commerce idéal peuvent être appelés harmonistes, et leurs opposants influxionnistes », Metaphysik Dohna (1792-1793) – AK XXVIII, 665.
55 Nexum idealem : lien idéal. Ce concept, hérité de Leibniz, s’oppose à la relation réelle. Une relation « idéale » n’existe qu’en idée, mais pas dans les choses. Elle désigne une simple apparence d’influence, qui masque un rapport d’harmonie sans interaction causale. Un exemple trivial d’influence idéale est le rapport entre deux horloges qui marquent la même heure. Les phénomènes _concordent, mais parallèlement, sans interaction, et en raison d’un principe qui leur est extrinsèque (l’horloger). Pour des substances simples, l’action « n’est qu’une influence idéale d’une monade sur l’autre qui ne peut avoir son effet que par l’intervention de Dieu », Leibniz, Monadologie, § 51, Gerh. VI, 615.
56 Influxus physicus : influence physique. Notion scolastique, l’influence se définit comme le rapport d’un terme actif à un terme passif auquel l’activité se communique. Cf. saint Thomas : « ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance. Et ce genre d’action s’appelle influence », Quodlibet, Q. 3, q. 3, a 2. Baumgarten définit l’influence physique comme « l’influence réelle d’une substance d’une partie du monde sur une autre partie du monde », Metaphysica, § 450 – AK XVII, 120. En psychologie rationnelle, un partisan de l’influence physique affirme une interaction non pas idéale mais réelle, non pas surnaturelle mais naturelle, ce qui le distingue des systèmes de « l’influence hyperphysique » fondés sur l’assistance ou la prédétermination divine. Dans cette conception, conforme à l’expérience commune, l’âme se définit donc comme la cause des mouvements du corps. En contexte postcartésien, cette conception subit de nombreuses attaques. On lui oppose notamment son incompatibilité avec les lois de la physique : outre qu’un contact entre une substance étendue et une substance inétendue soit inconcevable, admettre que l’âme puisse communiquer par quelque moyen un mouvement au corps contredirait la loi fondamentale de la conservation de la quantité du mouvement dans le monde. Pour cette objection cf. Leibniz, Théodicée, § 344, Gerh. VI, 318-319, et la Lettre à lady Masham (1704) : « la communication de ces deux substances si hétérogènes ne se pourrait obtenir que par miracle, non plus que la communication immédiate de deux corps éloignés, et vouloir l’attribuer à je ne sais quelle influence de l’un sur l’autre, c’est cacher le miracle sous des paroles qui ne signifient rien », Gerh. III, 353-354. Wolff reprend ces arguments. Outre que la notion d’influence physique appliquée à l’âme contredit la conservation du mouvement, elle n’est ni concevable, ni expérimentable et n’a par conséquence aucune raison d’être admise (cf. Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen, auch allen Dingen überhaupt – Metaphysik, 1751, § 762, p. 474).
Malgré ces oppositions, le système de l’influence physique devient hégémonique à partir des années 1740 au sein de l’école leibnizo-wolffienne. Martin Knutzen (1713-1751), professeur de philosophie et de mathématique à Königsberg, ancien professeur de Kant, est l’un des premiers wolffiens représentatifs à endosser le causalisme psychophysique. Il publie en 1735 un Commentatio philosophica de commercio mentis et corporis per influxum physicum explicando ». À l’opposé, Baumgarten et Meier demeurent partisans de l’harmonie préétablie. Cf. Gerd Fabian, Beitrag zur Geschichte der Leib-Seele Problems, Beyer, Langensalza, 1925. Ces débats sont fondamentaux pour la genèse de la problématique kantienne sur la causalité. Cf. Eric Watkins, Kant and the Metaphysics of Causality, Cambridge University Press, 2005.
Chez Kant, la notion d’influence physique apparaît dès sa première dissertation Sur l’évaluation des forces vives en 1747. Dans la Nouvelle Explication des premiers principes de la connaissance métaphysique (1755), il cherche une alternative aux trois systèmes du commerce entre les substances : « l’influx physique proprement dit est exclu, et il y a universelle harmonie des choses. Mais cette harmonie n’est pas l’harmonie préétablie de Leibniz qui, à proprement parler, établit un accord, et non une dépendance mutuelle entre les substances » (AK I, 415, Œuvres, I, trad. Ferrari, p. 161). Kant s’avance dans ces textes vers un système inédit fondé sur « un commerce opéré par des causes vraiment efficientes » qui le satisfait davantage que celui de l’influx physique car « il montre que l’origine même du rapport mutuel entre les choses doit être cherchée en dehors du principe des substances considérées isolément ». Dans la Dissertation de 1770, son travail sur le statut ontologique de l’espace, défini comme forme fondamentale de la sensation, lui permet de formuler une version corrigée de l’influence physique. Par contraste avec l’harmonie préétablie leibnizienne qu’il qualifie d’« harmonie établie dans la singularité », c’est-à-dire établie pour une multiplicité de substances prises individuellement, il propose une « harmonie établie dans la généralité » où la connexion primitive des substances s’explique par un seul et même principe commun, par une seule et même substance qui les contient en quelque sorte toutes : « Si donc la conjonction de toutes les substances résultait nécessairement de leur sustentation par une seule, constituant leur unité, le commerce universel des substances aurait lieu par influence physique, le monde serait un tout réel », § 22, AK II, 409 – Vrin, trad. Mouy, p. 85). Avec une telle hypothèse, Kant propose donc une version corrigée et, à ses yeux, en 1770, viable, du système de l’influence physique, qu’il prend bien soin de distinguer de « l’influence physique prise en son sens vulgaire » fondé sur l’action de forces transitives d’une substance sur l’autre ((§ 17, AK II, 407 – Vrin, trad. Mouy, p. 78). Mais c’est seulement dans la CRP (1781) qu’il peut véritablement en finir avec le système de l’influence physique entendu de façon erronée comme rapport entre substances (cf. AK IV, 245 – GF-Flammarion, p. 390).
57 Onfluxum idealem : influence idéale. Cf. note 55, p. 218.
58 L’occasionnalisme explique la correspondance entre la série des événements de l’âme et la série des événements du corps par l’intervention continuelle de Dieu. Il n’y a pas de relations causales entre les substances, mais seulement des séries parallèles de phénomènes, dont la concordance est à chaque instant réglée par Dieu, et c’est à l’occasion d’une modification dans une substance que Dieu suscite une modification correspondante dans une autre. Les théories occasionnalistes naissent d’abord au sein du cartésianisme pour résoudre le problème des conditions de possibilité d’une communication entre l’âme et le corps sur la base d’une révision du statut ontologique de la causalité, à partir d’une relecture de la thèse de Descartes sur le « concours ordinaire » de Dieu pour la conservation du mouvement dans le monde (Principes, II, § 36, AT IX, 83). Geulincx fournit l’image paradigmatique de cette théorie : corps et âme se comportent comme deux horloges qu’un horloger aurait synchronisées (Arnold Geulincx, Ethica annotata, in Opera philosophica, éd. Nijhoff, 1893, III, p. 212). Malebranche distingue entre les causes naturelles ou secondes, et la cause véritable, seule efficace, en Dieu.
On a donc selon Kant le schéma suivant :
59 La théorie de l’harmonie préétablie formulée par Leibniz affirme que Dieu a réglé par avance les états successifs de chaque substance : « pour me servir d’une comparaison, je dirai qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voient et ne s’entendent point, qui peuvent néanmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, en sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre eux », Lettre à Arnauld, 30 avril 1687, Gerh. II, 95. Il y aura ainsi « une harmonie parfaite entre les perceptions de la monade et les mouvements des corps, préétablie d’abord entre le système des causes efficientes et celui des causes finales. Et c’est en cela que consiste l’accord et l’union physique de l’âme et du corps, sans que l’un puisse changer les lois de l’autre », Principes de la nature, § 3, Gerh. VI, 599. Cf. aussi Théodicée, § 65-66, Gerh. VI, 138-139 ; Système nouveau, § 14, 15, 17, Gerh. IV, 484 sq.
Wolff reprend l’harmonie préétablie en restreignant sa portée au seul rapport de l’âme et du corps : « on voit aisément que l’âme fait ce qu’elle a à faire et que le corps de même procède avec ses modifications sans jamais que l’âme n’agisse sur le corps, ni le corps sur l’âme, ni non plus que Dieu n’intervienne pour cela par son action immédiate, mais que seulement les sensations et les appétits de l’âme concordent avec les modifications et les mouvements du corps. En sorte que nous nous rangeons à l’explication que Monsieur de Leibniz a donnée de la communauté de l’âme et du corps, qu’il a appelée l’harmonie ou la concordance préétablie », Metaphysik, § 765, p. 478-479.
Kant prend position contre le système de l’harmonie préétablie dès sa dissertation de 1755 : « notre démonstration ruine de fond en comble l’harmonie préétablie de Leibniz […] par l’impossibilité interne de cette harmonie. Car l’une des conséquences de notre démonstration est que l’âme humaine, privée de tout rapport réel avec les choses extérieures, serait absolument exempte de changements de son état interne », AK II, 412, Œuvres I, trad. Ferrari, p. 155. Kant propose alors un système de « l’harmonie universelle des choses » fondé non plus sur la concordance particulière entre une multiplicité de substances individuelles, mais sur une dépendance générale rapportée à un unique principe commun. L’analytique des principes dénonce au fondement de l’harmonie préétablie une confusion radicale entre les phénomènes et les objets de l’entendement pur. C’est parce que Leibniz conçoit l’intériorité des substances dans le monde comme une intériorité simple et absolue qu’il exclut la possibilité de relation réelle entre elles : « son principe de la communauté possible des substances les unes avec les autres devait correspondre à une harmonie préétablie, et ne pouvait être une influence physique. En effet, dans la mesure où toute chose ne se rapporte qu’à ce qui lui est interne, c’est-à-dire à ses représentations, l’état des représentations d’une substance ne pouvait entretenir aucune relation d’activité le reliant à celui de l’autre substance, mais il fallait une troisième cause, qui pût influer sur toutes prises globalement, pour faire correspondre leurs états les uns avec les autres, et cela non pas à travers une aide occasionnelle et intervenant de façon particulière dans chaque cas spécifique (systema assistentiae), mais par l’unité de l’idée d’une cause possédant une valeur pour tous les cas, et dans laquelle elles doivent recevoir selon des lois universelles, toutes ensembles, leur existence et leur permanence, donc aussi la correspondance réciproque qui règne entre elles », CRP, AK III, 222-223 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 318. Le systema harmoniae praestabilitae apparaît donc « la plus admirable fiction que la philosophie ait jamais élaborée, uniquement parce que tout devait être expliqué et rendu compréhensible par concepts », Progrès, AK XX, 283-284 – Vrin, trad. Guillermit, p. 40. Cf. aussi Refl. 6006, AK 18, 421. Dans sa réponse à Eberhard (1790), Kant propose une réinterprétation critique du système de l’harmonie préétablie, qui n’intervient pas en réalité « à titre de prédétermination des choses qui se trouvent les unes en dehors des autres, mais seulement comme prédétermination des facultés de l’esprit en nous, la sensibilité et l’entendement », AK VIII, 250 – Œuvres, II, trad. Delamarre, p. 1388. Le problème cosmologique a été déplacé, et en quelque sorte internalisé ou subjectivé par Kant : on passe de l’harmonie des substances à l’harmonie des facultés, dont l’union est donnée dans le sujet connaissant.
60 Phrase elliptique. Le problème de la possibilité de l’interaction entre le corps et l’âme naît de ce que l’on définit les deux termes comme des substances hétérogènes et que l’on postule de façon générale qu’il ne peut y avoir de communication causale entre des ordres hétérogènes de phénomènes. Or pour Kant : (1) l’hétérogénéité n’est pas un obstacle à la relation causale, (2) cette hétérogénéité n’est que phénoménale et non pas substantielle.
Premièrement, la majeure implicite selon laquelle un effet doit être de même nature que sa cause est fausse : « il est tout à fait faux de dire que l’effet doit être homogène avec la cause, car le concept de la causalité consiste précisément en ce que, par quelque chose, quelque chose de différent realiter est posé, par exemple : le toucher d’une corde et le son. Le commercium entre l’âme et le corps ne pose alors aucune difficulté », Metaphysik Dohna (1792-1793), AK XXVIII, 685. La question de l’union de l’âme et du corps est donc un simple cas particulier du problème de la communication des substances : « Leibniz voulait moins expliquer par le commercium entre substances que plutôt simplement le commercium entre le corps et l’âme, parce qu’il s’agit de deux substances si hétérogènes. Mais la cause et l’effet peuvent être distincts realiter ; je peux ainsi supposer que quelque chose dépend de quelque chose d’autre de complètement hétérogène, par exemple le mouvement du corps de la représentation de l’âme, en tant qu’effet d’une cause. Mais cela ne peut pas être expliqué davantage, et nous admettons plutôt de telles propositions parce que l’expérience est possible par elles », Metaphysik Vigilantius (1794-1795), AK XXIX, 1008.
Deuxièmement, depuis la Critique, il est acquis que la distinction entre l’âme et le corps ne correspond pas à une hétérogénéité entre substances, mais à une distinction subjective entre des formes d’apparition (cf. AK III, 278 – GF-Flammarion, p. 414). L’hétérogénéité n’est que phénoménale et non substantielle. Dès lors, si âme et corps ne sont que des phénomènes d’une réalité substantielle inaccessible, la question de la possibilité réelle de leur interaction causale nous renvoie à celle de leur substrat, elle-même indécidable pour nous : « Les corps en tant que corps ne peuvent pas agir sur l’âme parce que ici aucune relation n’est possible. […] Les corps sont des phenomena, leur substrat, – le noumenon intelligible, et c’est cela qui a une influence sur l’âme – on ne peut pas l’expliquer », Metaphysik Dohna (1792-1793), AK XXVIII, 685. On peut bien penser un système d’interaction causale au niveau des choses en soi, et préférer pour des raisons d’élégance une solution à une autre, mais cela restera de l’ordre de la pure spéculation : « les mouvements ne sont pas des effets, mais les phénomènes d’effets. […] Si ce qui exerce une influence et qui agit est une monade leibnizienne, nous n’en savons rien. Mais nous savons qu’entre la cause et l’effet, l’homogénéité n’est pas nécessaire, mais qu’il peut y avoir simplement de l’hétérogénéité. (Dans l’explication du commercii avec le corps, on se heurte principalement à cette difficulté que le mouvement et la pensée sont à ce point différent que l’on voit mal comment l’un pourrait engendrer l’autre ; mais le corps est un phénomène et par suite ses qualités le sont aussi. Nous ne connaissons pas leur substrat. La question de savoir comment le corps peut être en commercio avec l’âme revient alors à se demander en général comment des substances peuvent être en commercio, et la difficulté due à l’hétérogénéité tombe complètement. […] la force de penser peut bien être tout à fait différente du corps, et l’hétérogénéité ne pose absolument aucune difficulté. Nous ne sommes donc pas non plus contraints par là à penser une harmoniam praestabilitam ; il suffit ici d’admettre le systema causarum efficientum. La connexion per harmoniam praestabilitam est seulement idéale. D’après cette conception, un corps devrait pouvoir effectuer ses opérations de lui-même, comme s’il n’avait pas d’âme, comme si l’âme était déjà séparée de lui. Dans ce système, l’âme est donc superflue. Le meilleur système est le causarum efficientum ou bien l’influxus physici déterminé – l’âme s’appelle âme du fait qu’elle est unie avec le corps », Metaphysik Mrongovius (1782-1783), AK XXIX, 907-908. Les systèmes de l’union correspondent à ceux de la cosmologie. On peut en donner le schéma suivant, selon Metaphysik Vigilantius (1794-1795), AK XXIX, 1007-1009 :
Il peut y avoir deux versions de l’influence physique : par influence originaire ou par influence idéale. L’influence originaire signifierait que « les substances soit déjà in commercio par leur existence même, sans raison », tandis que l’influence dérivée affirme que « toutes les substances existent en vertu d’une causalité par laquelle elles sont in commercio », AK XXIX, 1007. Pour Kant, seul le second système est cohérent. En effet, dans la mesure où, par définition, les substances sont par elles-mêmes sans relation, il est impossible d’affirmer qu’elles se trouvent originairement en relation réciproque. Le premier système, accusé de recourir à une qualitas occulta est ainsi invalidé, tandis que le système de l’influence dérivée évite la contradiction en affirmant que les substances, bien que par essence a-relationnelles, existent en communauté, et que ce mode d’existence ne s’explique pas par les caractères des substances considérées en tant que choses en soi. Élucider ce mode d’existence paradoxal de la relation par la distinction phénomène/noumène a été l’une des tâches principales de la Critique.
61 Sur la définition relationnelle du lieu, cf. CRP, AK III, 221 – GF-Flammarion, p. 316. Sur la notion de remplissage de l’espace, cf. Premiers principes, AK IV, 496 sq. – Vrin, p. 51 sq.
62 Qua extensum : en tant qu’étendue.
63 Un phénomène désigne un objet considéré en tant qu’être sensible et un noumène ce même objet considéré tel qu’il est en soi, comme pur objet de l’entendement, c’est-à-dire en tant qu’intelligible (cf. CRP, AK III, 209 – GF-Flammarion, p. 304).
64 Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 453, § 459, et la note 55, p. 218.
65 Le Kant précritique développait déjà ce type de solution pour formuler une version viable de l’influxionnisme. Il cherchait à défendre le système de l’influence physique à partir d’une rédéfinition de la notion de force non plus comme motrice mais comme efficiente, et, c’est-à-dire susceptible de modifier l’état d’autres substances en déterminant la force dont elles disposent déjà, mais sans leur communiquer de mouvement. Cf. Pensées, § 5-6, AK I, 20 sq. Kant reformule ici cette idée ancienne sur un mode critique : si relation il y a, ce n’est pas entre le phénomène du corps et le phénomène de l’âme, mais entre la force de l’âme et la force de ce quelque chose d’inconnu qui est le noumène dont le corps est le phénomène. L’influence réelle devient par là pensable, sans être pour autant connaissable.
66 Attribution fréquente de thèses occasionnalistes à Descartes : « que Malebranche ait été considéré au XVIIIe siècle comme le plus célèbre disciple de Descartes, voilà qui est partout attesté et qui permet d’expliquer les confusions fréquentes entre les thèses de l’un et celles de l’autre. […] À cet égard Kant dans ses leçons ne fait que répéter des confusions communes à son époque », J. Ferrari, Les Sources françaises de la philosophie de Kant, p. 79.
67 Materialismus virtualis : matérialisme virtuel. Hypothèse selon laquelle la matière serait le phénomène de l’âme. Unique occurrence de cette expression dans le corpus kantien.
68 Phaenomenon substantiatum : phénomène substantié. Cette expression leibnizienne désigne quelque chose que l’on prend pour une substance alors qu’elle n’en est pas une. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 193 : « Si les accidents sont vus comme subsistants en eux-mêmes, ils sont phaenomena substantitata », AK XVII, 67.
Je peux tout appeler substance, pour peu que je distingue la chose ainsi désignée de ses prédicats ou de ses propriétés. Cette substance au sens large doit être bien distinguée de la substance au sens propre, pensée comme un sujet absolu, qui n’en présuppose plus aucun dont il serait le prédicat. Le concept de phénoméne substantié désigne quelque chose qui peut être pensé comme un sujet, d’un sujet qui peut lui-même à son tour être pensé comme le prédicat d’un autre sujet. On parle alors dans ce cas de substance en un sens relatif, par rapport à certains termes pris comme attributs. Du fait que le corps a une certaine persistance dans le temps et qu’il subit des modifications, on le pense à la fois comme un sujet porteur d’attribut et comme un substrat durable, et on l’appelle substance bien qu’il ne soit substance qu’en un sens relatif. Le danger est alors grand de « substantier » ce qui n’est qu’un simple phénomène : « le corps n’est pas un composé substantiel, mais un phénomène substantié », Refl. 4421, AK XVII, 539. Mais, alors que chez Leibniz et Baumgarten la notion de phénomène substantié servait à distinguer les vraies substances des substances apparentes, pour Kant, toute substance qui s’offre à notre connaissance n’est jamais que substantia phaenomenon (cf. la « Remarque sur l’amphibologie des concepts de la réflexion », CRP, AK III, 219 – GF-Flammarion, p. 314). En fait de substances, nous ne pouvons jamais connaître que des substances phénoménales, tandis que les substances intelligibles se dérobent à notre connaissance théorique : « un phénomène qui est substrat pour d’autres phénomènes n’est pas pour autant par là une substance, ou n’est une substance que comparativement. Dans les phénomènes, nous ne pouvons pas connaître quelque chose comme une substance (il s’agit seulement d’un concept de l’aperception), mais il y a seulement quelque chose qui apparaît en tant que le substrat du phénomène, auquel tout dans le phénomène est attribué », Refl. 5312, AK XVIII, 150. Sur cette notion, cf. Rae Langton, Kantian Humility : Our Ignorance of Things in Themselves, Oxford University Press, 1998.
69 La matière, sous l’aspect de l’étendue impénétrable est « le premier substrat de toute perception extérieure », sans être une chose en soi (cf. CRP, AK III, 228 – GF-Flammarion, p. 323-324).
70 Cf. Correspondance Leibniz/Des Bosses : janvier 1710, Gerh. II, 399 ; 5 févr. 1712, Gerh. II 439. Et aussi : Lettre à Arnauld, 30 avril 1687, Gerh. II, 102.
71 Formulation suspecte dans le manuscrit : « transcendentelle Materialism ». Il y a probablement une erreur de transcription. On voit mal que pourrait signifier le « matérialisme transcendantal » : un système philosophique admettant seulement la matière au sens transcendantal, c’est-à-dire comme simple déterminable, déterminé par la forme de la sensibilité, et non au sens cosmologique, c’est-à-dire comme partie constitutive du monde ? (sur cette distinction, cf. AK XXVIII, 663). Il s’agirait qui plus est de la seule occurrence de cette expression dans tout le corpus. Il est plus probable que le copiste confonde avec « idéalisme transcendantal ». À l’appui de cette thèse, ce passage correspondant du cours Dohna : « Un phénomène n’est pas en soi une substance, même si relativement à nos sens nous appelons substance l’apparence de la substance elle-même. Mais cette substantia phaenomenon doit avoir un noumenon pour substrat. Cela peut être appelé idéalisme transcendantal », AK XXVIII, 682.
72 Théorie de l’identité du noumène du corps et de l’âme : « il se pourrait éventuellement que ce quelque chose qui est au fondement des phénomènes extérieurs et qui affecte notre sens de telle manière qu’il reçoit les représentations d’espace, de matière, de figure, etc., soit aussi considéré comme noumène (ou mieux, comme objet transcendantal), en même temps le sujet de pensées », CRP, AK IV, 225 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 370. Cf. aussi Metaphysik Mrongovius : « il peut être établi clairement que l’âme n’est pas matière ; mais il se peut cependant encore que le substratum de la matière soit le même que le substrato de l’âme. Les phénomènes cependant sont différents », AK XXIX, 905.
73 Ce passage correspond à la troisième partie de la psychologie rationnelle. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 770-775, AK XVII, 148-149.
74 Origo animae : origine de l’âme.
75 Le « systema epigenesis » affirme que « les parents sont les causes efficientes de la génération, et où le jeune animal naît donc comme produit du mélange des deux sexes. C’est le plus vraisemblable, ce que montre déjà l’accouplement de variétés apparentées, par exemple l’âne et le cheval, les hommes noirs et blancs […] », Metaphysik Vigilantius (1794-1795), AK XXIX, 1030. Le terme est employé par Harvey dans ses Exercitationes de generatione animalium (1737). Au XVIIIe siècle, cette conception s’oppose à la doctrine dite de « l’évolution » selon laquelle la formation d’un être vivant procède par simple développement du préformé. Pour la théorie de l’épigenèse au contraire, l’être ne préexiste pas dans le germe, mais se forme réellement à partir d’éléments hétérogènes. Les partisans de l’épigenèse sont Needham (1713-1781) qui évoque une « force réelle productrice » de la nature (Nouvelles Observations microscopiques (1748)), et Maupertuis (1698-1758) qui établit un parallèle, dans sa Vénus physique (1745) entre la formation de l’être vivant et la cristallisation. Le fondateur de la théorie épigénétique du développement de l’individu est Caspar Friedrich Wolff (1733-1794), dans sa Theoria generationis (1759).
Mais la source de ce concept pour Kant est Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), qui, dans son Über den Bildungstrieb (1789), explique les processus de croissance et de reproduction des êtres vivants par une force formatrice que l’on peut connaître de façon systématique dans ses effets, sans jamais pouvoir en connaître la cause. Kant écrit : « Concernant cette théorie de l’épigenèse, personne n’a fait plus que M. le conseiller aulique Blumenbach, tant pour ce qui est de lui apporter des preuves que pour fonder les principes authentiques de son application, et cela en partie à travers la limitation d’un usage de ceux-ci qui était souvent dépourvu de mesure. », CJ, § 81, AK V, 424 – GF-Flammarion, trad. Renaut, p. 421-422.
76 Pour les préformationnistes, l’adulte est déjà contenu en miniature dans la semence – c’est-à-dire soit dans l’ovule (c’est la théorie oviste), soit dans le spermatozoïde (théorie animalculiste). « Tenir la génération pour un simple développement (evolutio), c’est identifier génération et agrandissement, ou déploiement selon les trois dimensions de l’espace. C’est réduire la formation apparente à l’exhibition progressive d’une préformation » (Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal, J. Ullmann, Du développement à l’évolution au XIXe siècle, PUF, 1985, p. 3). Le concept d’évolution peut s’appliquer soit au processus de développement de l’individu, le germe étant produit à neuf lors l’accouplement, soit, en amont, à la genèse du germe lui-même. Dans ce deuxième cas de figure, il faut supposer que chaque géniteur porte en lui les germes de l’ensemble de ses futurs descendants. On parle alors de la théorie de l’emboîtement des germes ou d’involution. En 1677, avec la découverte des spermatozoïdes, les partisans des théories préformationnistes se divisent en ovistes et animalculistes, selon que l’individu est préformé dans le spermatozoïde (animalcule), ou dans l’ovule (« le poulet existe dans l’œuf » selon Bonnet dans ses Considérations sur les corps organisés (1762), éd Amsterdam, Rey, 1768, p. 151). Kant présente le préformationnisme ou praestabilisme dans la troisième Critique. Cf. CJ, § 81, AK V, 424 – GF-Flammarion, p. 420. Cf. Paul Menzer, Kants Lehre von der Entwicklung in Natur und Geschichte, Reimer, Berlin 1911.
77 Animalculorum spermaticorum : animalcules spermatiques. « On désigne le plus souvent par ce mot, des animaux si petits, qu’on ne peut les voir qu’à l’aide du microscope. […] Hartsoeker & Leeuwenhoek ont été les premiers auteurs de ces découvertes ; & ils ont assuré que ces corps mouvants étaient de vrais animaux […] M. de Buffon a détruit ce faux préjugé », Encyclopédie.
78 Praeexistentiae liberae : libre préexistence. Il y a deux versions de la théorie de la préexistence : soit « comme l’admettait Leeuvenhoeck d’après sa theoria involutionis (le système de l’emboîtement), que dans tout le règne animal et végétal le germe pour toutes les générations futures était placé par la création pour chaque espèce pour toutes les générations futures de telle sorte qu’un germe serait placé en l’autre en tant que matière inerte et ne serait ramené à la vie qu’individuellement », soit « comme d’autres l’admettent, que la Providence aurait créé par avance les différents germes individuels, à l’état libre les uns à côté des autres, comme par exemple s’ils flottaient dans l’air, qu’ils seraient libres dans le corps et qu’ils seraient éduits [educirt] hors de lui. – Le systema praeexistentiae liberae. – Ce système a en général plutôt été rejeté aujourd’hui, parce que, pour conserver une espèce dans laquelle on admettrait en chaque individu une somme infinie de germes, avec la consomption d’une graine de semence, des millions de vies doivent être perdues, et ce sacrifice inutile ne serait pas du tout conforme à la fin de la nature », Metaphysik Vigilantius (1794-1795), AK XXIX, 1030.
79 L’involution est la théorie de l’emboîtement des germes.
80 Les cas d’hybridation contredisent la théorie de la préformation, puisqu’ils attestent du mélange des semences. Maupertuis cite les hybrides parmi les « raisons qui prouvent que le fœtus participe également du père et de la mère » : « Qu’un homme noir épouse une femme blanche, il semble que les deux couleurs soient mêlées ; l’enfant naît olivâtre, et est mi-parti avec les traits de la mère, et ceux du père. – Mais dans les espèces plus différentes, l’altération de l’animal qui en naît, est encore plus grande. L’âne et la jument forment un animal qui n’est ni un cheval ni un âne, mais qui est visiblement un composé des deux », Vénus physique, XIII, Œuvres, II, Lyon 1768, p. 69.
81 La question concerne l’origine de l’âme à la naissance de chaque individu, et non l’origine absolue de l’âme du premier homme. Pour les polémiques sur cette question, l’Universal-Lexicon de Zedler renvoie à l’ouvrage de Jacob Thomasius, Disputatio physica de origine animae humanae, Lipsia, 1669. Cf. aussi Leibniz, Théodidée, § 8-9, Gerh. VI, 54-55. Dans les lignes qui suivent, Kant établit les divisions suivantes :
82 Educt et product : éducte ou exsudat, et produit. Un éducte désigne un corps libéré par la décomposition d’un autre, dans lequel il préexistait. Un produit désigne un corps nouveau engendré par la réaction chimique : « En Chimie on distingue un matériau, tanquam eductum (par exemple le sel de potasse est educt) – ce qui était là auparavant et qui a seulement reçu une nouvelle forme, tanquam productum, ce qui n’était pas du tout là auparavant », Metaphysik Dohna, AK XXVIII, 684.
« Le praestabilisme peut, de son côté, procéder de deux façons. Il considère en effet tout être organique engendré par son semblable ou bien comme l’éduction ou bien comme la production du premier. Le système des générations par simple éduction s’appelle le système de la préformation individuelle, ou encore théorie de l’évolution ; celui des générations par production est nommé système de l’épigenèse », CJ, § 64, AK V, 423 – GF-Flammarion, p. 420.
83 Ortus est physicus : sa naissance est physique.
84 Le préexistentialisme affirme que l’âme existait avant la naissance de l’homme, mais qu’elle a été punie en étant rattachée à un corps.
85 Systema propagationis. Le système de la propagation, qui affirme que l’âme est transmise des parents aux enfants, a été défendu par Tertullien et par Grégoire de Nysse et est devenu la doctrine dominante dans l’Église luthérienne. Il a été notamment combattu par saint Thomas et Calvin.
86 Propagatio per traducem : propagation par transfert. Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 771 (AK XVII, 148). Selon l’Encyclopédie, traducien est le « nom que les Pélagiens donnaient aux Catholiques, parce qu’ils enseignaient que le péché originel passait du père aux enfants, et que ces hérétiques croyaient qu’il se communiquait par la voie de la génération. Ce mot est formé du latin tradux, dont on se servait pour exprimer la communication, et qui vient de traduco, je transmets de l’un à l’autre. Aujourd’hui quelques-uns donnent le nom de ceux qui croient que les âmes des enfants émanent de celles de leurs pères ». Kant évoque aussi cette croyance dans le cours Mrongovius (1782-1783) : « ceux qui admettent que les parents ont créé les âmes de leurs enfants sont appelés des traduciens. La thèse de la propagation par traduction, par une âme qui a produit les autres […] repose sur le matérialisme. Les parents ne peuvent pas, par division, donner leur âme aux enfants, sinon leurs âmes seraient composées. Donc Dieu a créé l’âme. Mais quand ? À la naissance, ou bien au commencement du monde ? La première thèse est défendue par les Induciens (concréationnistes), la seconde par les préexistantialistes », AK XXIX, 910.
87 Il n’y a de création proprement dite que pour les substances. Kant corrige sur ce point Baumgarten : « Un compositum peut naître sans aucune création, parce que les substances sont déjà là auparavant. Un simple en revanche doit naître par création, et donc aussi l’âme, puisqu’elle est simple. La création est actuatio substantiae. L’explication de l’auteur : actuatio ex nihilo, n’est pas juste. Car il suit déjà du concept d’une substance qu’elle doit naître de rien ». Car si les parties préexistaient, l’engendrement ne concernerait que la forme, qui « est un accident, mais pas une substance », et on ne pourrait donc pas parler de création. Cf. Metaphysik Mrongovius (1782-1783), AK XXIX, 911.
88 Cf. Metaphysik Vigilantius : « Puisque l’âme ne peut être ni un educt, ni un product, et qu’il n’y a donc ni systema per traducem, ni creationis, on pourrait donc en tirer la conclusion que l’âme a été préformée en tant qu’être simple, mais nous n’avons cependant absolument aucune représentation de la façon dont l’âme trouve son origine. – On pourrait aussi affirmer à titre d’hypothèse que le noumenon, le substratum materiae, ce qui est au fondement de tous les phénomènes matériels, outre le fait qu’il s’extériorise comme corps, produit en même temps un autre phénomène, que nous appelons âme », AK XXIX, 1032.
89 Variante : « Leibniz, et après lui Wolff et d’autres, ont admis que toute matière est un agrégat de monades, celles-ci étant en soi des substances simples – thèses qui ont déjà été réfutées ci-dessus : il est impossible que la matière puisse consister en des parties simples, car il faut plutôt qu’elle soit divisible in infinitum pour rester de la matière », Metaphysik Vigilantius, AK XXIX, 1032. Cf. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, § 1 : la substance composée est « l’assemblage des substances simples, ou des monades. Monas est un mot qui signifie l’unité, ce qui est un. – Les composés, ou les corps, sont des multitudes de substances simples, les vies les âmes, les esprits sont des unités », Gerh. VI, 598. Cf. aussi : À Arnauld, 30 avril 1787, Gerh. II, 96 ; À Des Bosses, 17 mars 1706, Gerh. II, 304 ; À Alberti, Gerh. VII, 444 : « toute masse corporelle est un agrégat d’autres masses ».
90 Vires repraesentativa universi ou specula viva universi : « La vis repraesentativa universi, une représentation permettant de se connaître soi-même comme un élément du monde. L’auteur définit l’âme comme une force permettant de se représenter – elle ne serait donc pas une substance, mais une simple force de la substance. La force n’est pas ce qui contient la vraie raison de l’inhérence de l’accident, car cela, c’est précisément la substance. La force est simplement la relation de la substance à l’accident, pas une chose en soi », Metaphysik Dohna (1792-1793), AK XXVIII, 671. Cf. Rêves, AK II, 328, p. 59. Cf. Leibniz, Monadologie, § 62-63 : « chaque monade créée représente tout l’univers […] toute monade étant un miroir de l’univers à sa mode », Gerh. VI, 618 ; Théodicée, § 403, Gerh. VI, 356. Baumgarten et Wolff reprennent cette conception leibnizienne de l’âme : « l’âme humaine est la force représentative de l’univers d’après la position du corps », Metaphysica, § 741 – AK XVII, 141 ; « l’essence de l’âme consiste dans la force de se représenter le monde selon la position de notre corps dans le monde et donc selon les modifications qui se produisent dans les organes des sens », Wolff, Metaphysik, § 1077, p. 665.
91 Leibniz établit une gradation entre les « simples monades » et les esprits. Ces premières, bien que dotées d’une faculté de représentation, n’accèdent pas à la claire conscience. Elles sont comme assoupies : « les animaux sont quelquefois dans l’état de simples vivants, et leurs âmes dans l’état de simples monades, savoir, quand leurs perceptions ne sont pas assez distinguées pour qu’on s’en puisse souvenir, comme il arrive dans un profond sommeil sans songes, ou dans un évanouissement », Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (1714), § 4, Gerh. VI, 600. Cf. aussi : Monadologie, § 20, Gerh. 610, Théodicée, § 64, Gerh. VI, 138.
Cf. Metaphysik Mrongovius (1782-1783) : « bien que toutes les monades vivent et ont une force de représentation, certaines sont comme endormies, c’est-à-dire qu’elles n’ont aucune conscience actuelle de leurs représentations, ou du moins qu’elles n’ont pas conscience du divers dans les choses, et par conséquent qu’elles ne sont pas capables de produire pour elle-même de connaissance, et parce qu’elles ne sont donc pas en mesure de distinguer, d’associer ou de comparer des représentations, il les qualifiait de monades brutes » (AK IX, 1023). Cf. aussi Recherche, AK II, 277, Œuvres, I, p. 218.
92 Cf. Baumgarten, Metaphysica, § 741, AK XVII, 141. Cf. Leibniz, Discours de métaphysique (1686), § 24
93 Continuum formarum : continuité des formes. Cf. notamment Leibniz, « Fragment d’une lettre à Varignon sur le principe de continuité », in Hauptschriften zur Grundlegung der Philosophie, E. Cassirer (éd.), 1906, II, p. 74.
94 Continui physici : continuité physique. Kant expose la continuité dans la gradation des monades par analogie avec la continuité des formes naturelles dans « l’échelle des êtres ». Pour Leibniz : « la loi de continuité porte qu’elle ne laisse point de vide dans l’ordre qu’elle suit », Nouveaux essais sur l’entendement humain (1704), III, 6, § 12 – Gerh. V, 286. Le principe de la continuité des formes relève pour Kant des idées transcendantales. Cf. CRP, AK III, 436-437 – GF-Flammarion, p. 569-570.
95 Lehmann renvoie à son Handbuch der Naturgeschichte (1780) et à ses Beiträgen zur Naturgeschichte (1790). Voltaire explique que cette gradation d’êtres avec sa hiérarchie « plaît beaucoup aux bonnes gens, qui croient voir le pape et ses cardinaux suivis des archevêques, des évêques ; après quoi viennent les curés, les vicaires, les simples prêtres, les diacres, les sous-diacres ; puis paraissent les moines, et la marche est fermée par les capucins. […] Cette chaîne, cette gradation prétendue n’existe pas plus dans les végétaux et dans les animaux », Dictionnaire philosophique, « Chaîne des êtres créés », Garnier, p. 101.
96 Baumgarten mentionne la création per emanationem au § 929, AK XVII, 190. Cf. aussi Leibniz, Théodicée, § 385, Gerh. VI, 343.