D’UN AVENTURIER EXALTÉ (1764)1
[AK II, 488] « Au début de l’année 1764, fut amené à Königsberg un aventurier d’une cinquantaine d’années – un nouveau Diogène, une curiosité de la nature humaine – qui venait du lieu-dit de Baumwalde dans le comté d’Alexen2. N’ayant pas de feuille de vigne pour cacher l’aspect ridicule et inconvenant de sa façon de vivre, il s’abritait tant bien que mal derrière des citations de la Bible. C’est pour cette raison, mais aussi parce qu’il était suivi, outre le petit garçon de huit ans qui l’accompagnait3, d’un troupeau de quatorze vaches, vingt brebis et quarante-six chèvres, que les gens, après l’avoir dévisagé avec stupéfaction, lui donnèrent le nom de « prophète aux chèvres ». Hormis la longue barbe qui ornait sa poitrine, il se montrait toujours vêtu d’une simple peau de bête, hirsute, qu’il rabattait sur son corps nu. Il allait toujours pieds nus, la tête découverte, en toute saison – même chose pour le garçon – avec un couple de vaches pour tout équipage. L’homme et l’enfant n’avaient pour se nourrir que le lait de leurs chèvres, agrémenté de temps à autre de beurre et de miel. Les grands jours de fête uniquement, il s’autorisait à goûter la viande de son troupeau, cuite dans du miel. Il ne mangeait que l’épaule droite et la poitrine de l’animal, faisant don du reste, ou bien le réduisant en cendres au bout de trois jours. Une maladie contractée sept ans plus tôt – une indigestion accompagnée de crampes d’estomac – avait été responsable de cette métamorphose de la forme humaine. Suite à un jeûne de vingt jours, il aurait vu Jésus lui apparaître à plusieurs reprises. Il avait alors fait le vœu d’un pèlerinage de sept ans, dont il ne lui restait plus que deux ans à accomplir. [AK II, 489] Lorsqu’on le trouva dans la forêt d’Alexen, il avait déjà perdu la majeure partie de son troupeau. Il arriva avec son petit garçon, la Bible à la main, citant des versets à quiconque lui posait une question, tombant tantôt très juste, tantôt pas du tout. Chacun accourut pour observer l’aventurier et son petit garçon. Même Kant, que plusieurs personnes avaient sollicité pour qu’il donne son avis sur ce singulier phénomène, alla le voir et fit connaître le raisonnement que voici4 :
« À voir et à entendre le faune inspiré et son petit garçon, ce qu’il y a de plus curieux pour des yeux qui se plaisent à épier la nature à l’état brut, d’ordinaire fort méconnaissable sous les mœurs policées des hommes – c’est le petit sauvage5, qui a grandi dans les bois, qui a appris à braver toutes les intempéries du climat avec un joyeux entrain, dont le visage dégage une franchise peu commune, et qui n’a rien en lui de cette gaucherie empruntée qu’engendre la servitude ou la retenue forcée d’une éducation plus raffinée. En deux mots (excepté ce que quelques hommes ont déjà corrompu en lui en lui apprenant à quémander et à considérer l’argent avec gourmandise), il semble être un enfant parfait, au sens où peut le souhaiter un moraliste expérimental6 – qui serait au demeurant bien inspiré de ne pas ranger les propositions de Monsieur Rousseau7 au nombre des belles élucubrations de l’esprit avant de les avoir éprouvées. En tout cas au moins, cette admiration dont tous les spectateurs ne sont pas capables devrait être moins risible que celle que suscita en son temps chez nombre de savants allemands ce fameux enfant de Silésie appelé “l’enfant à la dent d’or”8, avant qu’un orfèvre ne leur épargne la peine de se fatiguer plus longtemps à chercher une explication pour ce prodige9. »
1 Ce texte, paru sans nom d’auteur dans les Königsbergsche Gelehrte und Politische Zeitungen (n° 3, 10 février 1764) constitue le préambule à l’Essai sur les maladies de la tête, dont la publication commence au numéro suivant. C’est le philosophe et essayiste Johann Georg Hamann (1730-1788), directeur du journal, qui avait demandé à Kant de commenter l’arrivée à Königsberg du « prophète aux chèvres ». Le titre est de Ludwig Ernst Borowski (1740-1831), qui fut le premier à republier ce petit texte, « Raisonnement über einen schwärmerischen Abentheurer », in Borowski, Darstellung des Lebens und Charakters Immanuel Kant’s, Königsberg, Nicolovius, 1804, p. 206-210. Schwärmerisch signifie « exalté », « illuminé », par opposition à un esprit sage et éclairé. Un aventurier désigne familièrement, et par dénigrement, quelqu’un « qui n’a pas de moyens d’existence connus » (Littré).
2 L’homme des bois – de son vrai nom : Jan Pawlikowicz Zdomozyrskich Komarnicki – est arrivé à Königsberg le 13 janvier 1764, après avoir dû quitter la forêt lituanienne de Baumwalde. Cf. Königsbergsche Gelehrte und politische Zeitungen, 3, 10 févr. 1764, p. 9.
3 Son fils, Patrick (ibid., p. 9).
4 La présentation de Hamann était beaucoup plus développée dans la version originale (Cf. Königsbergsche Gelehrte und politische Zeitungen, 3, 10 fév. 1764, p. 9 – repris dans : Hamann’s Schriften, Berlin, Reimer, 1821-1843, t. III, p. 236-241). Je traduis ici la version abrégée qui figure dans l’édition de l’Académie établie par Max Köhler sur la base de Borowski.
5 Le début du texte était légèrement différent dans la version originale des Königsbergsche Gelehrte und politische Zeitungen : « Suivant le jugement d’un savant de cette ville, ce qu’il y a de plus curieux dans la nouvelle que nous rapportons ci-dessus au sujet de notre faune inspiré… »
6 Référence à Rousseau : « une bonne solution du problème suivant ne me paraîtrait pas indigne des Aristote et des Pline de notre siècle : Quelles seraient les expériences nécessaires pour parvenir à connaître l’homme naturel ; et quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société ? », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Folio-Gallimard p. 53-54. Jean Starobinski rappelle que Locke imaginait d’envoyer de jeunes enfants sur une île déserte pour vérifier s’ils avaient une idée innée de feu (cf. Essai philosophique sur l’entendement humain, I, chap. III, § 11). Maupertuis proposait d’isoler de petits groupes d’enfants pour étudier expérimentalement la formation des idées et des langues (cf. Lettre sur le progrès des sciences, 1753, § XVII, reprint Olms, II, 428-429). Rousseau évoque la « bonté originelle » de l’homme de nature dans la lettre à M. de Beaumont (OC, IV, 935), dans la lettre à Philopolis, et dans la note IX du Discours.
La rencontre du philosophe et de l’enfant sauvage est une scène écrite d’avance. Buffon en avait prévu l’issue : « un sauvage, absolument sauvage, tel que l’enfant élevé avec les ours dont parle Conor, le jeune homme trouvé dans les forêts de Hanower, ou la petite fille trouvée dans les bois en France, seraient un spectacle curieux pour le philosophe, il pourrait en observant son sauvage évaluer au juste la force des appétits de la Nature, il y verrait l’âme à découvert, il en distinguerait tous les mouvements naturels, et peut-être y reconnaîtrait-il plus de douceur, de tranquillité et de calme que dans la sienne, peut-être verrait-il clairement que la vertu appartient à l’homme sauvage plus qu’à l’homme civilisé, et que le vice n’a pris naissance que dans la société », Histoire naturelle, Histoire naturelle de l’homme, Paris, 1752, p. 277-279 ; cité par Starobinski, op. cit., p. 183.
7 Sur l’importance de Rousseau pour Kant à cette période, cf. Jean Ferrari, op. cit., p. 171-189.
8 L’anecdote est rapportée par Fontenelle : « Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. […] En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place d’une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, […]. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eût examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre », Histoire des oracles (1687), OC, II, Corpus-Fayard, p. 161.
9 L’article se concluait par l’annonce suivante : « Nous annonçons ainsi en même temps la parution dans nos prochains numéros du premier essai original que ce sagace et savant bienfaiteur a bien voulu nous confier, et nous nous promettons d’autres contributions de sa part pour la plus grande satisfaction de nos lecteurs », Königsbergsche Gelehrte und politische Zeitungen, 3, 10 févr. 1764, p. 10.