DU POUVOIR DU MENTAL D’ÊTRE MAÎTRE

DE SES SENTIMENTS MALADIFS

PAR SA SEULE RÉSOLUTION (1798)1

 

[AK VII, 97] Un écrit adressé en réponse à Monsieur le Professeur Hufeland, Conseiller à la Cour.

Que mes remerciements pour l’envoi de votre ouvrage plaisant et instructif « sur L’Art de prolonger la vie humaine » que vous m’avez adressé le 12 décembre 17962 aient eux-mêmes été calculés sur une longue vie, c’est ce que vous pourriez sans doute conclure de la date de cette réponse, en janvier de cette année, si toutefois le vieillissement ne suffisait pas à lui seul à expliquer l’ajournement (procrastinatio)3 fréquent de décisions importantes ; à commencer, bien sûr, par celle de se résoudre à la mort, qui se présente toujours trop tôt et qui nous trouve toujours intarissables en excuses pour la faire attendre.

Vous sollicitez de ma part « un avis sur votre tentative de traiter moralement le physique en l’homme ; de représenter l’homme tout entier, y compris l’homme physique, comme un être destiné à la moralité ; de faire voir que la culture morale est indispensable au perfectionnement physique de la nature humaine qui ne se présente partout qu’à l’état de dispositions », et vous ajoutez : « je peux du moins assurer qu’il ne s’agissait pas là d’opinions préconçues : ce sont mes travaux et mes recherches mêmes qui m’ont irrésistiblement conduit à cette façon d’aborder le sujet »4. – Une telle manière de voir trahit le philosophe, et non le simple artiste de la raison, un homme qui ne se contente pas, comme l’un des membres du Directoire de la Convention française5 de se saisir avec habileté des moyens d’exécution prescrits (techniquement) par la raison, tels que les offre l’expérience, pour les mettre au service de sa science médicale, mais qui, en tant que membre législateur du corps des médecins, les tire de la raison pure, qui sait [AK VII, 98] à la fois prescrire avec habileté ce qu’il faut, et, avec sagesse, ce qui est un devoir en soi6 : de sorte que la philosophie moralement pratique fournit une médecine universelle7 qui ne soigne certes pas tout chez tout le monde, mais qui ne doit cependant faire défaut dans aucune ordonnance.

Mais ce moyen universel ne concerne que la diététique, autrement dit : il n’agit que de façon négative8, en tant qu’art d’empêcher les maladies9. Mais cet art présuppose une faculté que la philosophie seule, ou son esprit, peut fournir, et qu’il faut tout simplement présupposer. C’est là ce à quoi se rapporte la tâche diététique suprême contenue dans ce thème :

Du pouvoir du mental10 d’être maître de ses sentiments maladifs par sa seule résolution.

Ne pouvant, pour étayer la possibilité de cette assertion, m’appuyer sur des exemples tirés de l’expérience d’autrui, je commence par prendre des exemples tirés de l’expérience que j’ai faite sur moi, parce qu’elle procède de la conscience de soi, et ensuite parce qu’elle enjoint les autres à se demander s’ils ne ressentent pas eux aussi la même chose en eux-mêmes. – Je me vois donc obligé de laisser parler mon moi à voix haute ; ce qui, dans un exposé dogmatique11, trahit une certaine immodestie mais qui mérite l’indulgence s’il s’agit, non d’une expérience commune, mais d’une expérimentation ou d’une observation intérieure qu’il me faut bien d’abord avoir faite sur moi-même pour pouvoir ensuite la soumettre au jugement des autres et de quelque chose dont tout un chacun ne s’aperçoit pas forcément de lui-même sans qu’on le lui fasse remarquer. – Ce serait une prétention blâmable que de vouloir entretenir autrui de l’histoire intérieure du jeu de mes pensées, qui peuvent bien avoir une importance subjective (pour moi), mais qui n’en ont aucune objective (valant pour chacun). Mais s’il s’avère que cette attention dirigée sur soi-même, ainsi que les observations que l’on en retire, ne sont pas si communes, mais que ce sont des choses qui méritent que chacun s’en préoccupe ; on pourra alors du moins excuser la gêne liée au fait d’entretenir les autres de ses sensations privées.

Avant cependant de me risquer à présenter le résultat de mon observation de moi-même dans la perspective de la diététique, [AK VII, 99] je dois encore faire une remarque sur la manière dont M. Hufeland présente la tâche de la diététique, c’est-à-dire l’art de prévenir les maladies, par opposition à l’art de les guérir, la thérapeutique.

Il l’appelle « l’art de prolonger la vie humaine. »

Avec cette appellation, il exprime ce que les hommes désirent le plus ardemment, bien qu’ils aient sans doute tort d’accorder tant de valeur à ce souhait. Ils pourraient, à la vérité, faire les deux vœux suivants à la fois : vivre longtemps et en bonne santé12 ; mais le premier souhait n’a pas le second pour condition nécessaire : il s’agit bien plutôt de quelque chose d’inconditionné. À l’hôpital, il arrive qu’un malade endure pendant des années la souffrance et les privations ; si vous l’entendez souhaiter souvent une mort rapide pour être enfin délivré de la maladie, ne le croyez pas ; il ne parle pas sérieusement. Il est vrai que c’est sa raison qui le lui souffle, mais son instinct naturel en veut autrement. S’il fait signe à la mort comme à son libérateur (Jovi liberatori)13, il n’en reste pas moins qu’il demande encore chaque fois un petit délai supplémentaire et qu’il trouve toujours un prétexte quelconque pour l’ajournement (procrastinatio) de son décret péremptoire. On ne déroge pas à la décision de se suicider, de mettre fin à sa vie, lorsqu’elle est prise dans un moment d’exaspération sauvage, car tel est l’effet d’un affect exalté jusqu’au délire14. – Des deux promesses liées à l’accomplissement du devoir filial (« afin qu’il t’advienne du bien, et que tu vives longtemps sur la terre15 »), le dernier renferme le plus puissant mobile, au jugement même de la raison, c’est-à-dire comme devoir qu’il est méritoire d’observer.

Le devoir d’honorer la vieillesse ne se fonde pas à vrai dire sur les égards raisonnables que l’on exige de la jeunesse envers la faiblesse des vieillards : car ce n’est pas là une raison de respect dont ils soient redevables. La vieillesse veut donc en fait être considérée comme quelque chose de méritoire en vertu de la considération qu’on lui porte. Il ne s’agit donc pas de dire que c’est par le seul nombre des années qu’un Nestor16 en vient à diriger un monde plus jeune que lui, à cause peut-être de la sagesse qu’il aurait acquise au cours d’une si longue et si riche expérience. La raison en est plutôt seulement qu’un tel homme, pour autant que son grand âge n’ait été entaché d’aucun outrage, s’étant conservé si longtemps, c’est-à-dire ayant pu si longtemps se soustraire à sa condition de mortel, la mort étant la sentence la plus dégradante, qui puisse s’abattre sur un être raisonnable (« Tu es terre, et tu t’en iras en terre17 »), et ayant pu pour ainsi dire mordre un peu sur l’immortalité, la raison est donc seulement, dis-je, qu’il s’est maintenu en vie si longtemps et a si longtemps servi d’exemple18. [AK VII, 100]

Quant à la santé en tant que deuxième vœu naturel, la chose est délicate. On peut en effet se sentir en bonne santé (à en juger d’après l’agréable sentiment de sa vie), sans jamais pourtant savoir si l’on est en bonne santé. – Toute cause de mort naturelle est maladie, et ce, qu’on la ressente ou non. – Il y a beaucoup de personnes dont on dit, sans intention de se moquer, qu’elles sont toujours maladives sans jamais pouvoir être malades19 ; dont le régime consiste sans cesse tour à tour à s’écarter de leur mode de vie et à y revenir, et qui vont assez loin dans la vie, si ce n’est en termes de manifestation de force, du moins en termes de durée. À combien de mes amis ou de mes connaissances n’ai-je survécu, qui se faisaient pourtant fort d’avoir une santé parfaite grâce à un mode de vie régulier adopté une fois pour toutes, alors que le germe de la mort (la maladie), prêt à se développer, gisait en eux inaperçu, et tel qui se sentait bien-portant ne savait pas qu’il était malade ; car on ne peut pas appeler autrement que du nom de maladie la cause d’une mort naturelle. Mais si on ne peut pas sentir la causalité ; qui relève de l’entendement, dont le jugement peut faillir, le sentiment en revanche ne trompe pas ; et c’est donc seulement lorsqu’on se sent malade, que l’on parle de maladie. Mais même lorsqu’on ne se sent pas malade, le germe peut néanmoins être en l’homme de façon dissimulée, prêt à se développer bientôt. C’est pourquoi l’absence de ce sentiment ne permet pas d’employer d’autre expression à propos d’un homme pour évoquer son bien-être que celle-ci : il est apparemment en bonne santé20. Ainsi, c’est seulement la longévité, si l’on y réfléchit bien, qui peut attester la santé dont on a joui, et la diététique aura à faire la preuve de son habileté ou de sa science avant tout dans l’art de prolonger la vie (et non d’en jouir), comme l’a si bien dit M. Hufeland.

 

Principe de la diététique

La diététique ne doit pas être calculée sur le confort ; car ce ménagement de ses forces et de sa sensibilité est un amollissement, qui a autrement dit pour conséquence la faiblesse et la langueur, ainsi qu’une dissipation progressive de la force vitale21 par manque d’exercice, de même qu’un usage excessif et violent peut provoquer son épuisement. Le stoïcisme, comme principe de la diététique (sustine et abstine22), ne relève donc pas seulement de la philosophie pratique en tant que doctrine de la vertu, mais d’elle également en tant qu’art de soigner. – Celle-ci est donc philosophique si le simple pouvoir de [AK VII, 101] la raison en l’homme d’être maître de ses sentiments sensibles par un principe qu’il s’est donné à lui-même, détermine sa façon de vivre. Si au contraire, pour exciter ou pour écarter ces sensations, elle cherche de l’aide hors de soi dans des moyens corporels (de la pharmacie ou de la chirurgie), elle est simplement empirique et mécanique.

La chaleur, le sommeil, les soins attentifs alors qu’on n’est pas malade, telles sont certaines des mauvaises habitudes du confort.

1. D’après l’expérience sur moi-même, je ne peux pas souscrire au précepte : il faut garder la tête et les pieds chauds23. – Il me semble au contraire plus recommandé de les garder froids tous les deux (les Russes rajoutent également la poitrine) ; précisément pour ne plus avoir le souci de ne pas me refroidir. – Il est bien sûr plus confortable de se laver les pieds dans de l’eau tiède, que de le faire en hiver avec de l’eau presque glacée ; mais par ce moyen, on évite l’inconvénient du relâchement des vaisseaux sanguins dans des parties aussi éloignées du cœur, ce qui, dans la vieillesse, entraîne souvent une maladie des pieds dont on ne peut plus se débarrasser24. – Garder le ventre chaud, surtout par temps froid, relèverait plutôt d’un précepte de diététique que d’un précepte de confort, parce que le ventre renferme les intestins, qui doivent conduire sur un long trajet une matière non fluide, ce à quoi sert chez les vieillards ce qu’on appelle ceinture de contention (un large bandage qui maintient le bas-ventre et dont il soutient les muscles) ; mais non à vrai dire en raison de la chaleur.

2. Dormir longtemps ou beaucoup (et de façon répétée, en faisant la sieste), c’est assurément autant de temps de gagné sur le cortège d’inconforts qui accompagne inévitablement la vie à l’état de veille, et il est assez bizarre de se souhaiter une longue vie, si c’est pour en passer la majeure partie à dormir. Mais ce qui importe vraiment ici, c’est que ce prétendu moyen de prolonger la vie, le confort, se contredit dans son intention même. Car le fait de se réveiller et se rendormir par intermittence durant les longues nuits d’hiver est épuisant, accablant pour le système nerveux, dont les forces s’exténuent par un repos illusoire. Le confort est donc ici une cause de raccourcissement de la vie. – Le lit est le nid d’une myriade de maladies.

3. Se soigner, se faire soigner dans sa vieillesse, simplement pour ménager ses forces, en évitant l’inconfort (par exemple, l’inconfort de sortir par un mauvais temps), ou en général en donnant à d’autres le travail que l’on pourrait faire soi-même, en pensant ainsi prolonger sa vie, [AK VII, 102] ce souci engendre exactement le contraire : il entraîne un vieillissement précoce, et raccourcit la vie. – On aurait ainsi du mal à prouver que les personnes ayant atteint un très grand âge ont été pour la plupart mariées25. – Dans certaines familles, la longévité est héréditaire, et, en formant des couples, il est sans doute possible de fonder une espèce de famille de cette trempe. Vanter la vie de couple pour sa longévité n’est pas non plus un mauvais principe politique en vue de promouvoir le mariage, quoique l’expérience fournisse proportionnellement peu d’exemples de personnes qui soient parvenues côte à côte à un très grand âge ; mais il est seulement ici question du principe physiologique de la longévité – tel que le fixe la nature, et non du principe politique, c’est-à-dire tel que l’État l’exige à sa convenance, pour que l’opinion publique se conforme à son intention. – Du reste, le philosopher, sans qu’il faille précisément être pour cela philosophe, est aussi un moyen d’écarter nombre de sentiments désagréables et c’est en même temps une émotion du mental qui porte un intérêt à son activité indépendamment des contingences extérieures, et qui, précisément pour cette raison, et même si c’est seulement par jeu, est à la fois puissante et profonde et ne permet pas à la force vitale de stagner. Au contraire, la philosophie qui dirige son intérêt vers le tout de la fin dernière de la raison (qui est une unité absolue) apporte avec elle un sentiment de force, qui peut bien dans une certaine mesure compenser les faiblesses corporelles de l’âge par l’estimation rationnelle de la valeur de la vie. – Mais, même si elles ne relèvent pas directement de la philosophie, il suffit toutefois que de nouvelles perspectives s’ouvrent à l’extension de ses connaissances pour produire exactement le même effet, ou du moins un effet à peu près similaire ; et, tant que le mathématicien prend à ce qu’il fait un intérêt immédiat (et non en tant que moyen servant d’outil pour d’autres fins), il est alors également philosophe dans cette mesure, et jouit des bienfaits que produit cette excitation de ses forces, à savoir une vie rajeunie qui se prolonge sans dépérissement.

Mais, pour produire quasiment le même effet chez des têtes bornées, on peut y substituer de simples babioles accomplies dans un état d’insouciance : des gens toujours bien trop occupés à ne rien faire atteignent en général eux aussi un âge avancé. – Un homme très âgé prenait un grand intérêt à faire sonner les nombreuses pendules qui étaient dans sa chambre, de sorte qu’elles sonnent toujours les unes après les autres mais sans que jamais aucune ne sonne en même temps qu’une autre ; ce qui était plus que suffisant pour l’occuper toute la journée, lui et un horloger, qui avait trouvé là de quoi gagner sa vie. Un autre trouvait dans le nourrissage et le soin de ses oiseaux chanteurs amplement de quoi occuper son temps, [AK VII, 103] entre son propre nourrissage et le sommeil. Une vieille femme aisée passait quant à elle tout son temps au rouet, entre deux conversations insignifiantes ; dans son très grand âge, elle se plaignait par conséquent, comme si elle eût évoqué la perte d’une personne de bonne compagnie, du danger de mourir d’ennui, qui la guettait, désormais qu’elle ne pouvait plus sentir le fil entre ses doigts.

Cependant, pour que mon discours sur la longueur de la vie ne vous fasse pas à son tour trouver le temps long et ne devienne, précisément par là, dangereux, je veux ici mettre des limites à la verbosité dont a coutume de dire en riant qu’elle est le vice de la vieillesse, quand on ne la raille pas franchement.

 

1. De l’hypocondrie26

La faiblesse de s’abandonner, démoralisé, à ses sentiments maladifs en général, sans aucun objet déterminé, sans chercher par conséquent à s’en rendre maître par la raison, se nomme hypocondrie vague (hypocondria vaga)27. Elle n’a pas de siège déterminé dans le corps ; c’est une créature de l’imagination, et elle pourrait par conséquent aussi être appelée maladie de la fabulation – où le patient croit remarquer en lui toutes les maladies dont il lit quelque chose dans les livres ; elle est la contrepartie directe de cette faculté qu’a le mental d’être maître de ses sentiments maladifs ; à savoir cette espèce de renoncement qui consiste pour ainsi dire à couver des maux qui pourraient arriver aux hommes, sans pouvoir leur résister si jamais ils survenaient ; c’est une espèce de délire qui peut certainement avoir pour fondement quelque autre matière morbifique (flatuosité ou constipation) que l’on ne ressent cependant pas immédiatement telle qu’elle affecte le sens, mais en se la représentant comme un mal imminent que fait miroiter la force fabulatrice de l’imagination ; dans laquelle, ensuite, le bourreau de soi-même (heautontimorumenos28), plutôt que de recouvrer lui-même sa mâle assurance, appelle en vain le médecin à la rescousse ; parce qu’il n’y a en effet que le patient lui-même qui puisse, par la diététique du jeu de ses pensées, surmonter les représentations incommodantes qui s’installent involontairement et qui sont en outre des représentations de maux contre lesquels on ne pourrait rien faire s’ils advenaient réellement. – On ne peut pas exiger que celui qui est atteint de cette maladie, et ce, aussi longtemps qu’il l’est, se rende maître de ses sentiments maladifs par la résolution seule ; car, [AK VII, 104] s’il le pouvait, il ne serait pas hypocondriaque. Un homme raisonnable ne tolère pas une telle hypocondrie : mais s’il est étreint par des angoisses, qui peuvent prendre la tournure de lubies, c’est-à-dire de maux que l’on s’invente soi-même, il se demande alors aussitôt si elles ont un objet. S’il n’en trouve aucun qui puisse fournir la cause bien établie de cette angoisse, ou s’il s’aperçoit que, même s’il y avait vraiment un tel objet, il n’y aurait cependant rien à faire pour en écarter les effets, il passe alors à autre chose et entame le premier point de l’ordre du jour29, fort de cette sentence de son sentiment intérieur, c’est-à-dire qu’il remet son oppression (qui est alors simplement topique) à sa place (comme si elle ne le concernait pas), et dirige son attention sur les affaires dont il doit s’occuper.

En raison de ma poitrine faible et étroite, qui laisse peu de place pour les mouvements du cœur et des poumons30, j’ai une disposition naturelle à l’hypocondrie, qui, il y a des années, touchait au dégoût de la vie. Mais la réflexion que la cause de cette oppression du cœur était peut-être simplement mécanique et qu’il n’y avait peut-être rien à faire fit que bientôt je ne m’en préoccupais plus, et que, alors même que je sentais cette oppression dans la poitrine, le calme et la sérénité régnaient cependant dans ma tête, un état qui ne manquait pas de se communiquer aussi en société, non pas suivant l’humeur du moment, comme habituellement avec les hypocondriaques, mais intentionnellement et naturellement. Et comme la vie nous contente davantage dans son libre usage, par ce que l’on fait, que par ce dont on jouit, les travaux de l’esprit peuvent par conséquent opposer aux contraintes qui pèsent sur le corps une autre espèce de sentiments accrus de la vie. L’oppression m’est restée, car la cause réside dans ma constitution corporelle, mais je suis devenu maître de son influence sur mes pensées et mes actions, en détournant mon attention de ce sentiment, comme s’il ne me concernait pas du tout31.

 

2. Du sommeil32

 

Voici ce que disent les Turcs à propos de la tempérance, en accord avec les principes de la prédestination : au commencement du monde, chaque homme a reçu la part de nourriture dont il disposera pour manger au cours de sa vie ; s’il divise en grosses rations la part qui lui revient, il mettra en fin de compte moins de temps à la manger, et il aura par conséquent d’autant moins de temps pour être. [AK VII, 105] Cela peut également servir de règle dans une diététique considérée comme une doctrine pour enfants, car, en matière de jouissance, les hommes doivent souvent aussi être traités par les médecins comme des enfants : on pourrait dire que chaque homme, dès le commencement, a reçu du destin sa part de sommeil, et que quelqu’un qui, à l’âge d’homme, a accordé trop de temps au sommeil (c’est-à-dire plus du tiers de son temps) ne peut plus se promettre d’avoir encore longtemps à dormir, c’est-à-dire à vivre et à vieillir. – Quelqu’un qui consacre chaque jour plus du tiers du temps de sa vie au sommeil, pris comme jouissance d’un doux engourdissement (la siesta des Espagnols), ou comme moyen pour abréger le temps (dans les longues nuits d’hiver) ou bien qui s’y livre de façon partielle (avec des interruptions) et non d’un seul trait, fait donc un très mauvais calcul pour ce qui est de son quantum de vie, aussi bien quant au degré qu’à la durée. – Étant donné qu’on aurait bien du mal à trouver un homme qui souhaite ne plus du tout éprouver le besoin du sommeil (ce qui révèle cependant qu’il considère une longue vie comme un long fléau ; car plus il aura dormi, plus il se sera épargné de peine), il est donc plus indiqué, pour le sentiment aussi bien que pour la raison, de mettre entièrement de côté ce tiers dépourvu de jouissance et d’action, et de l’abandonner à l’indispensable restauration de la nature : avec cependant une juste mesure du temps, aussi bien du moment où elle doit commencer que de sa durée.

 

Le fait de ne pas pouvoir s’endormir au moment prévu et habituel ou de ne pas pouvoir se tenir éveillé relève des sentiments maladifs ; mais cela vaut surtout pour le premier cas de figure : se mettre au lit avec cette intention de dormir, et rester néanmoins couché sans trouver le sommeil. – En pareil cas, le conseil que donne habituellement le médecin est de chasser de sa tête toutes les pensées : mais celles-ci, ou d’autres, ne tardent pas à revenir, et nous tiennent éveillés. Il n’y a pas d’autre conseil diététique que de détourner aussitôt l’attention dès que l’on perçoit intérieurement une quelconque pensée s’agiter ou que l’on en prend conscience (exactement comme si, les yeux fermés, on dirigeait l’attention vers un autre côté) : il en découle ensuite progressivement, du fait que l’on coupe court à toute pensée, que l’on sent affluer une confusion des représentations qui permet de dépasser la conscience de la position (extérieure) de son propre corps, et par où s’instaure un ordre de choses tout à fait différent, un jeu involontaire de l’imagination (ce qui, à l’état de santé, est le rêve), dans lequel, par un tour admirable de l’organisation animale, [AK VII, 106] le corps est détendu pour ce qui est des mouvements animaux, tout en étant cependant très profondément agité par le mouvement vital, et à vrai dire par des rêves, qui, bien que nous ne nous les rappelions pas au réveil, n’ont cependant pas pu ne pas se produire : parce que sinon, s’ils faisaient totalement défaut, si la force nerveuse qui part du cerveau, siège des représentations, n’agissait pas à l’unisson de la force musculaire des intestins, la vie ne pourrait se conserver un seul instant. C’est la raison pour laquelle il est probable que tous les animaux rêvent en dormant.

Mais quiconque se met au lit bien disposé à dormir ne réussira pas forcément à trouver le sommeil, quand bien même il mettrait tout en œuvre pour faire diversion à ses pensées comme il a été dit plus haut. En ce cas, il sent dans le cerveau quelque chose de spasmodique (de convulsif), qui s’accorde bien avec l’observation suivante : au réveil, un homme est plus grand d’environ un demi-pouce que s’il s’était seulement allongé au lit tout éveillé. – L’insomnie étant un défaut dû à la faiblesse de l’âge, et le côté gauche du corps étant dans l’ensemble le plus faible des deux33, je ressentais très vivement depuis près d’un an des accès convulsifs et des irritations de ce genre, mais sans qu’il se produise cependant de mouvements réels et visibles dans les membres qui en étaient affectés, comme c’est le cas dans les crampes, que j’aurais dû, à en croire la description d’autres cas, tenir pour des crises de goutte, et pour lesquelles j’aurais dû appeler un médecin. Mais alors, n’en pouvant plus de me sentir contrarié dans mon sommeil, je recourus bientôt à mon remède stoïcien34, [AK VII, 107] de fixer avec application ma pensée sur un objet quelconque que je choisissais arbitrairement (par exemple sur les nombreuses représentations associées au nom de Cicéron), et de détourner ainsi l’attention de cette sensation ; celle-ci s’amoindrissait alors par ce biais, au point même que l’assoupissement prenait le dessus35. Je suis en mesure de réitérer cette opération avec le même succès, chaque fois que reviennent des crises de cette espèce lors des brèves interruptions du sommeil de la nuit. Mais, à mon réveil, la couleur rouge vif des orteils du pied gauche me prouvait bien le lendemain matin qu’il ne s’agissait pas de douleurs imaginaires. – Je suis certain que beaucoup de crises de goutte, du moins pour autant qu’une simple mise au régime de la jouissance ne suffit pas à en venir à bout, et même les convulsions, ainsi que les crises d’épilepsie (mais cela dit pas chez les femmes et les enfants, qui n’ont pas une telle force de résolution), ainsi que la podagre36, réputée incurable, je suis certain, dis-je, que toutes ces affections pourraient être retenues à chaque nouvel accès et insensiblement surmontées par la fermeté de la résolution (de détourner l’attention d’une telle souffrance).

 

3. Du boire et du manger

 

Concernant les plaisirs de la table, pour ce qui est du temps et la quantité, lorsqu’on est en bonne santé et notamment dans sa jeunesse, il est recommandé de consulter simplement son appétit (la faim ou la soif). Mais, parmi les faiblesses qui accompagnent la vieillesse, il y a une certaine accoutumance à un mode de vie bien éprouvé que l’on estime salutaire, qui consiste autrement dit à passer tous les jours comme on en a passé un : principe diététique des plus favorables à une longue vie, mais à la condition cependant que ce véritable gavage tolère de nécessaires exceptions lorsque l’appétit se refuse. – Il faut dire qu’avec l’âge, surtout pour ce qui est du sexe masculin, l’appétit se perd pour les liquides en quantité (boire trop de soupe ou trop d’eau) et exige au contraire une nourriture solide et des boissons plus excitantes (par exemple du vin) pour favoriser les mouvements vermiculaires des intestins – qui, parmi tous les autres viscères, semblent dotés du plus de vita propria37, puisque si on les retire encore chauds du ventre d’un animal et qu’on les tranche en morceaux ils rampent comme des vers dont on peut non seulement sentir, mais même entendre le travail – et en même temps pour mettre dans la circulation du sang des particules [AK VII, 108] qui, par l’excitation qu’elles y produisent, favorisent le mouvement circulatoire du sang dans les veines.

Mais chez les gens âgés, l’eau met plus de temps, une fois mêlée au sang, à parcourir le long trajet qu’elle doit faire jusqu’à la vessie pour se séparer du sang en passant par les reins si elle contient des particules non assimilées au sang (c’est le cas du vin) qui entraînent une irritation des vaisseaux sanguins par lesquels elles transitent ; mais le vin est quelquefois employé comme médicament, dont l’usage artificiel ne relève pas de la diététique. Ne pas céder tout de suite à l’accès d’appétit pour l’eau (à la soif), qui n’est la plupart du temps dû qu’à l’habitude, et prendre à ce sujet une ferme résolution, ramène cette excitation dans la mesure du besoin naturel de prendre des liquides avec des mets solides. Dans la vieillesse, l’instinct naturel se refuse par ailleurs à consommer des boissons en quantité. On ne dort pas bien non plus, du moins pas profondément si l’on a le ventre rempli d’eau, parce cela abaisse la chaleur du sang.

On a souvent demandé s’il pouvait être permis, d’après les règles de la diététique, de ne faire qu’un seul repas en 24 heures, tout comme on ne fait qu’un seul somme, ou bien s’il ne serait pas mieux (plus sain) de réfréner un peu l’appétit au repas de midi, afin de pouvoir manger aussi le soir. Cette dernière option est sans doute celle qui raccourcit le plus le temps. – Quant à la première, je considère qu’elle convient mieux à ce que l’on a coutume d’appeler les meilleures années de la vie (l’âge mûr), tandis que la seconde correspond à un âge plus avancé. Car, puisque la phase nécessaire pour l’opération des intestins, pour la digestion, passe sans aucun doute plus lentement chez les vieillards que chez les jeunes gens, on peut donc croire que donner à la nature un nouveau pensum (avec un repas du soir), alors que la première phase de la digestion n’est pas encore achevée, serait préjudiciable à la pensée. – De cette manière, on peut considérer l’excitation qu’il y a à manger le soir comme un sentiment maladif, dont on peut se rendre maître par une ferme résolution après s’être pleinement rassasié le midi de telle sorte qu’on ne puisse même plus ressentir ne serait-ce qu’un soupçon de cet accès de faim après avoir mangé. [AK VII, 109]

 

4. Du sentiment maladif provenant de pensées intempestives38

 

Pour le savant, penser est un aliment sans lequel, seul et éveillé, il ne peut vivre ; or cela peut consister à apprendre (lire des livres) ou à réfléchir (méditer ou inventer). Mais faire trop d’efforts à s’occuper d’une pensée déterminée en mangeant ou en marchant revient à charger la tête et l’estomac ou bien la tête et les pieds de deux tâches en même temps. Cela produit d’une part l’hypocondrie, et d’autre part le vertige. Ainsi, être maître de cet état maladif par la diététique, n’exige rien de plus que de faire alterner l’activité mécanique de l’estomac ou des pieds avec celle, spirituelle du travail de la pensée, et pendant ce temps (celui consacré à la restauration), de réfréner la pensée intentionnelle et de laisser libre cours au jeu de son imagination (qui est comme un jeu mécanique) – ce qui exige toutefois, chez un homme studieux, une résolution ferme et bien réfléchie de faire un régime dans la pensée.

Il se présente des sentiments maladifs lorsque, lors d’un repas passé sans aucune compagnie, on s’occupe à lire des livres ou à réfléchir en même temps que l’on mange, parce que la force vitale est alors détournée de l’estomac que l’on incommode par le travail de la tête39. De même encore si cette réflexion est associée au travail des pieds (en allant se promener40)41. On peut encore ajouter à cela le fait de travailler la nuit lorsqu’on n’en a pas l’habitude. Les sentiments maladifs nés des travaux intempestifs de l’esprit (invita Minerva42) ne sont pas tels qu’ils pourraient être instantanément et immédiatement surmontés par la simple résolution, mais seulement peu à peu, en s’en déshabituant en vertu d’un principe opposé. Il ne sera ici question que de ces premiers.

 

5. [AK VII, 110] Moyens de surmonter et d’empêcher les accès maladifs, par la résolution appliquée à la façon de respirer

 

Il y a encore quelques années, j’étais périodiquement affecté de rhume et de toux, deux affections qui m’importunaient d’autant plus qu’elles survenaient parfois au moment du coucher. Pour ainsi dire indigné par ce dérangement de ma nuit de sommeil, je me résolus, concernant le premier aléa, de n’aspirer entièrement l’air que par le nez, les lèvres bien closes : au début, je n’y parvins qu’avec un faible sifflement, puis, comme je n’abandonnais pas, ni ne faiblissais, je réussis à prendre de grandes bouffées d’air, toujours plus importantes, pour finir par respirer pleinement et librement ; ce sur quoi je m’endormis aussitôt43. – Quant à la toux, qui était pour ainsi dire convulsive, et entrecoupée d’inspirations et d’expirations saccadées (et non continues comme dans le rire) – la toux du vieillard comme on l’appelle communément en Angleterre (qui se manifeste au lit) – m’importunait d’autant plus qu’elle survenait quelquefois très peu de temps après que le lit se soit réchauffé, ce qui retardait le moment de mon endormissement. Pour enrayer cette toux, excitée par l’irritation que l’air inspiré bouche ouverte occasionnait sur le larynx44, [AK VII, 111] il fallait non pas une opération mécanique (pharmaceutique), mais seulement une action immédiate du mental : à savoir, détourner complètement l’attention de cette irritation, en faisant un effort pour la diriger sur un objet déterminé quelconque (comme ci-dessus dans le cas des accès convulsifs) en empêchant l’expulsion de l’air, ce qui, comme je le sentais clairement, me faisait monter le sang au visage ; mais la salive abondante (saliva) occasionnée par cette même irritation, en empêchait l’effet, à savoir l’expulsion de l’air, et produisait la déglutition de cette sérosité. – Voilà une opération du mental qui nécessite un haut degré de résolution, mais qui est aussi d’autant plus bienfaisante pour cette raison.

 

6. Des conséquences de l’habitude de respirer les lèvres fermées

La conséquence immédiate de cette habitude est qu’elle perdure même pendant le sommeil : je me réveille instantanément s’il m’arrive par hasard d’ouvrir les lèvres et s’il se produit une aspiration par la bouche ; d’où l’on voit que le sommeil – et le rêve avec lui ne sont pas [AK VII, 112] une totale absence de veille, que ne puisse aussi s’y mêler une attention portée à la position que l’on prend dans cet état ; conclusion que l’on peut également tirer du fait suivant : ceux qui, ayant prévu la veille au soir de se lever plus tôt que d’habitude (par exemple pour partir en excursion), s’éveillent plus tôt, et comme il est probable qu’ils ont été réveillés par les horloges d’une ville, c’est bien qu’ils les ont entendues en plein sommeil, et donc qu’ils devaient y prêter attention en dormant. – La conséquence indirecte de cette louable habitude est d’empêcher dans les deux cas cette toux involontaire et forcée (pas comme lorsqu’on tousse intentionnellement, pour expectorer les mucosités), et par conséquent de prévenir une maladie par le seul pouvoir de la résolution. – Je me suis de même rendu compte qu’après avoir éteint la lumière (et m’être mis au lit), j’étais tout à coup pris d’une forte soif, qui m’aurait obligé d’aller chercher à tâtons dans l’obscurité un pot à eau dans une autre chambre, il me vint alors l’idée de prendre plusieurs fortes respirations en soulevant la poitrine et de pour ainsi dire boire l’air par le nez : par ce moyen, ma soif fut entièrement épanchée en quelques secondes. C’était une irritation maladive, qui fut surmontée par une irritation contraire.

 

Conclusion

 

Les sentiments maladifs dont le mental a la faculté de se rendre maître par la seule ténacité de la volonté humaine, en tant que prérogative de l’animal raisonnable, se rattachent tous à des accès d’espèce spastique (convulsive). Mais on ne peut pas dire à l’inverse que tous ceux de cette espèce peuvent être empêchés ou surmontés par la simple fermeté de la résolution. – Car certains d’entre eux sont de telle nature que si l’on tentait de les soumettre à la force de la résolution, cela aurait plutôt pour effet d’accroître encore la douleur spasmodique : je me trouve moi-même dans ce cas, car la maladie décrite il y a environ une année dans la Gazette de Copenhague, comme « un catarrhe épidémique, accompagné d’une oppression de la tête »4546 (bien qu’elle ait commencé dans mon cas un an avant cette description, la sensation est similaire), m’a pour ainsi dire désorganisé pour mes propres travaux intellectuels, ou, du moins, affaibli et usé ; et comme cette oppression s’est jointe à la faiblesse naturelle [AK VII, 113] de l’âge, elle ne cessera probablement qu’avec la vie.

La constitution maladive du patient qui accompagne la pensée et la rend plus difficile, dans la mesure où penser consiste à retenir un concept – un concept étant l’unité de la conscience de représentations liées ensembles –, engendre le sentiment d’un état spastique de l’organe de la pensée (le cerveau) qui se manifeste par une oppression qui n’affaiblit certes pas la pensée et la réflexion elles-mêmes, pour ce qui est par exemple du souvenir des choses auxquelles on a pensé précédemment, mais qui atteint la capacité, dans un exposé (oral ou écrit), de préserver la ferme cohérence des représentations contre toute dispersion dans leur succession temporelle. Il produit même un état spastique involontaire du cerveau, état qui est une sorte d’impuissance à conserver l’unité de la conscience des représentations dans leur changement successif. C’est pourquoi il m’arrive, lorsque je commence, comme toujours dans un discours, par préparer l’auditeur ou le lecteur à ce que je veux dire en lui indiquant l’objet vers où je veux aller, avant de revenir là d’où je suis parti – faute de quoi, sans ces deux indications, le discours ne présente aucun lien d’ensemble – et qu’il me faut alors faire le lien entre le dernier point et le premier, que je sois tout à coup obligé de demander à mes auditeurs, ou à moi-même silencieusement : mais où donc en étais-je ? d’où suis-je parti ? Défaut qui ne concerne pas tant seulement l’esprit ou la mémoire, mais plutôt la présence d’esprit (dans la liaison) ; il s’agit autrement dit d’une dispersion involontaire et d’un défaut très pénible ; auquel on peut certes parer laborieusement dans les écrits, mais que l’on ne pourra jamais complètement empêcher quels que soient les efforts, surtout dans les écrits philosophiques, où il n’est pas toujours si facile de remonter au point d’où l’on est parti.

Le mathématicien peut poser devant lui dans l’intuition ses concepts ou leurs représentations (les signes des grandeurs et des nombres) et peut s’assurer ainsi que tout est juste jusque-là dans sa progression, mais il en va autrement pour le travailleur qui exerce dans un autre secteur, à savoir la philosophie pure (logique et métaphysique), où il faut toujours faire flotter son objet dans les airs pour l’avoir devant soi, et où l’on ne peut se le représenter et l’examiner que de façon partielle, mais où il faut toujours à chaque instant en même temps aussi le replacer dans un tout, celui du système (de la raison pure). C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si un métaphysicien devient plus précocement invalide que ceux qui étudient dans une autre branche, comme tous les philosophes de métier. [AK VII, 114] Il faut bien cependant que quelques-uns s’y appliquent entièrement, car sans métaphysique il ne pourrait absolument pas y avoir de philosophie.

On peut encore expliquer par là comment quelqu’un peut se déclarer en bonne santé pour son âge, bien qu’à la vérité, en ce qui concerne certaines des tâches qui lui incombent, il devrait plutôt se faire porter sur la liste des malades. Car, puisque l’inaptitude empêche en même temps l’usage et par conséquent l’abus et l’épuisement de la force vitale, – et que lorsqu’il dit cela, il entend par « vivre » un stade inférieur de la vie (en tant qu’être végétatif), c’est-à-dire le fait de pouvoir manger, boire et dormir, ce qui s’appelle être en bonne santé en ce qui concerne son existence animale, mais ce qui s’appelle être malade, c’est-à-dire invalide pour l’existence civile (qui comporte l’obligation de certaines tâches publiques) : d’où l’on voit que ce candidat à la mort ne se contredit donc pas ici.

C’est donc à cela que nous mène l’art de prolonger la vie humaine : finir par n’être plus que toléré parmi les vivants, ce qui n’est pas précisément la position la plus réjouissante.

Mais je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même. Car pourquoi me refuser à céder la place à ce monde jeune qui s’efforce de pousser, et pourquoi, afin de vivre, me priver de toutes les jouissances habituelles de la vie ? Pourquoi cette façon inhabituelle de faire traîner en longueur une faible vie à travers les privations ? Pourquoi semer par mon exemple le trouble dans les registres mortuaires, où l’on entend bien pourtant tirer un trait sur les plus faibles par nature afin de calculer leur espérance de vie ? Pourquoi vouloir soumettre à la fermeté de sa propre résolution tout ce qu’on appelait autrefois le destin (auquel on se soumettait humblement et dévotement), alors même qu’il sera difficile de faire admettre la fermeté de la résolution comme règle diététique générale d’après laquelle la raison puisse exercer immédiatement une force curative, et de la faire jamais supplanter les formules thérapeutiques des officines ?

 

Post-scriptum

 

Je peux donc bien me permettre d’exhorter l’auteur de L’Art de prolonger la vie humaine (et donc aussi en particulier l’art de prolonger la vie littéraire), d’avoir en outre la bienveillance de songer à ménager les yeux des lecteurs (surtout aujourd’hui avec le grand nombre de lectrices, qui doivent ressentir plus durement encore l’inconvénient de porter des lunettes), qui sont aujourd’hui la proie de tous côtés des misérables petites manières des imprimeurs (car les caractères imprimés n’ont, en tant que peinture, rien de beau en eux-mêmes) ; pour qu’il n’arrive pas chez nous pour des raisons similaires le même mal qu’au Maroc, où une grande partie des habitants des villes sont devenus aveugles à cause du blanchiment de toutes les maisons, [AK VII, 115] et que les imprimeurs soient soumis à cet égard à des lois de police. – La mode actuelle en veut autrement, à savoir :

1. Que l’on imprime, non pas avec de l’encre noire mais avec de la grise (parce qu’elle contraste plus doucement et plus agréablement avec un beau papier blanc)47.

2. Avec des lettres Didot, et non avec des caractères, qui répondraient mieux à leur nom allemand de Buchstabe48 (pour ainsi dire un bâton de lettre sur lequel s’appuyer).

3. D’imprimer avec des caractères latins (et ce même pour les italiques) un ouvrage de contenu allemand, desquels Breitkopf49 dit avec raison que personne ne peut soutenir la lecture aussi longtemps qu’avec les caractères allemands, qui fatiguent moins les yeux.

4. Avec des caractères aussi petits que possible pour que les notes qu’il y aurait à ajouter en bas de page restent tout juste lisibles (en caractères encore plus serrés pour les yeux).

 

Pour remédier à cet abus, je propose : de prendre pour modèle l’impression du Journal de Berlin (pour le texte et les notes) ; à quelque endroit qu’on l’ouvre, les yeux abîmés par les écrivailleries précédentes se trouveront notablement réconfortés50.


1 Avant de former la troisième partie du Conflit des facultés (1798) sur les rapports entre philosophie et médecine, AK VII, 97-115 – Vrin, trad. Gibelin, p. 113-144, ce texte avait été publié comme un essai indépendant sous le titre « Von der Macht des Gemüths durch den blossen Vorsatz seiner kranhaften Gefühle Meister zu seyn », dans le Journal der practischen Arneykunde und Wundarzneykunst, V, 4, 1798, p. 701-751. Je suis ici les variantes de cette première édition, tout en indiquant la pagination correspondante de l’édition de l’Académie.

En décembre 1796, Christoph Wilhelm Hufeland (1762-1836), premier médecin du roi de Prusse, envoie à Kant un exemplaire de sa macrobiotique (Die Kunst das menschliche Leben zu verlängern, 1796). Le philosophe lui répond en approuvant la thèse selon laquelle « la disposition morale en l’homme exerce sur lui une force vivifiante, y compris sur l’homme physique », et ajoute : « quant aux observations que, dans cette perspective, j’ai faites à ce sujet sur moi-même concernant le régime, j’aurais peut-être bientôt l’honneur de vous en faire part publiquement » (Lettre 740, AK XII, 148 – Corr., p. 653 [trad. modifiée]). Kant précise son projet dans une nouvelle lettre : « Il m’est passé par la tête l’idée suivante : faire l’esquisse d’une diététique que je vous adresserais, où j’exposerais simplement le pouvoir du mental sur ses sensations corporelles maladives, tiré de ma propre expérience ; une expérimentation dont je crois qu’elle n’est pas négligeable, qui mériterait à elle seule d’être admise à titre de remède psychologique dans la doctrine de la médecine, et qui devrait, puisque j’entre à la fin de cette semaine dans ma 74e année en ayant à vrai dire fort heureusement jusqu’ici évité toute véritable maladie (car je ne compte pas au nombre des maladies les simples indispositions telles que le catarrhe épidémique accompagné de maux de tête qui fait rage aujourd’hui), susciter l’adhésion et le succès. – Je dois cependant remettre ce travail à plus tard en raison d’autres occupations », Lettre 746, AK XII, 157-158 – Corr., trad. modifiée, p. 654. Hufeland, enthousiaste, encourage Kant : « l’approche philosophique fait encore grandement défaut sur ces matières psychologico-médicales, et on ne saurait dire à quel point notre art pourrait en retirer des enseignements féconds ! » ; et lui propose de publier le texte dans son journal, « où il sera le plus vite connu du public médical », Lettre 779, AK XII, 203-204. Kant lui envoie sa contribution le 6 février 1798 (cf. Lettre 796, AK XII, 232 – Corr., p. 694). L’opuscule est ensuite régulièrement réédité, avec un commentaire de Hufeland, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

2 La lettre d’envoi de Hufeland se trouve dans la correspondance de Kant (Lettre 728, AK XII, 136-137). On trouve dans le Nachlass les notes de lecture de Kant sur L’Art de prolonger la vie. Cf. Refl. 1529, AK XV, 956.

3 Cf. Cicéron, Philippiques, VI, 3, 7.

4 Kant cite la lettre de Hufeland du 12 décembre 1796, AK XII, 137. Hufeland insiste dès sa préface sur le double aspect, médical et moral, de sa diététique. La « vraie culture » influe sur la prolongation de la vie, notamment en ce qu’elle nous apprend « à supporter avec calme le malheur, les injures, etc., et diminue par conséquent la consomption trop violente, qui ne tarderait pas à nous détruire », Hufeland, L’Art de prolonger la vie humaine, Lausanne, 1809, trad. Duvau, p. 13. Le texte se clôt avec des accents très kantiens : « on voit par ce qui précède quel est le degré de culture nécessaire à la prolongation de la vie. Il n’y a qu’elle qui au physique et au moral ait pour but la plus grande perfection possible de nos facultés, mais qui en même temps se propose toujours pour règle la grande Loi morale, à laquelle tout dans l’homme doit se rapporter », ibid., p. 354.

5 Selon la Constitution de 1795, les cinq membres du Directoire détenaient un pouvoir strictement exécutif, délégué par le corps législatif (article 132). L’« artiste » (Künstler) désigne ici dans une acception large, non réduite aux beaux-arts, un technicien : « Le médecin est un artiste ; toutefois, […] son art est emprunté directement à la nature et doit, pour cette raison, être dérivé d’une science de la nature », CF, AK VII, 26 – Vrin, trad. Gibelin, p. 24.

Dans l’université allemande, la faculté de philosophie est la « faculté inférieure », tandis que la médecine fait partie des trois facultés « supérieures », avec la théologie et le droit. Malgré son infériorité institutionnelle, la faculté de philosophie est la seule à être législatrice, étant la seule à se fonder entièrement sur la raison. Les trois autres, bien qu’exécutives, demeurent soumises à « l’arbitraire d’un supérieur », CF, AK VII, 22 – Vrin, trad. Gibelin, p. 20.

6 « Si le concept qui détermine la causalité est un concept de la nature, les principes sont techniquement pratiques ; s’il s’agit en revanche d’un concept de la liberté, ils sont moralement pratiques », CJ, AK V, 172 sq. – GF-Flammarion, p. 150 sq. Cf. aussi MM, AK VI, 218 – Vrin, p. 92.

7 Pour Hufeland, les moyens macrobiotiques « méritent mieux que toutes les autres charlataneries, sans doute, le nom de remèdes universels » (op. cit., p. 157). Si la diététique peut prétendre au statut de médecine universelle, c’est moins dans la mesure où elle préviendrait toutes les maladies, que dans la mesure où elle s’applique à la force vitale, au principe du fonctionnement général de l’organisme. Cf. Refl. 1530 : « De la médecine universelle. – La vie de l’animal est une unité absolue de la force d’une matière, qui se meut soi-même. […] On ne cherche pas un médicament général pour toutes les maladies, mais pour la généralité de la vie dans le sujet en général », AK XV, 957. La philosophie morale produit des effets physiques sur le corps : cf. Annonce, AK VIII, 414 – Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF-Flammarion, p. 137.

8 Il y a chez Kant une théorie générale de l’action négative, qui rejoint ici le thème de l’expectation hippocratique : « Le plan de l’éducation selon Rousseau est négatif. Il dit : le germe du bien a été placé par nature en l’homme, et il n’est donc pas nécessaire pour l’éducateur de promouvoir le bien, mais seulement d’empêcher que le mal ne prenne racine, et d’écarter la corruption. […] Et cette partie négative de l’éducation est véritablement la plus importante. Le bonheur de Diogène était négatif, il consistait pour lui à éviter toute douleur […]. De même le principium des stoïciens, “sustine et abstine” était négatif. […] – Il peut se produire dans les sciences de nombreuses réformes, qui sont toutes négatives. Un médecin qui a longtemps exercé son art, et qui en même temps applique à son patient des principes négatifs, est quelqu’un qui ne lui donne pas souvent de médecine, et qui fait d’une certaine manière en sorte que le malade puisse se dispenser de son aide, afin qu’il ne fasse pas obstacle à la nature, qui trouve en elle-même la source lui permettant de s’aider elle-même. Cette méthode négative de traiter le malade, cette science médicale négative est le plus haut sommet de la médecine. Pour cela, il ne faut pas de la science, mais une vue pénétrante dans l’économie de la nature et cela suppose que l’on dépasse cette fierté pédante dans laquelle chacun cherche plus à montrer son habileté qu’à aider le malade », Cours d’anthropologie, AK XXV, 890, cité par R. Brandt, Universität zwischen Selbst – und Fremdbestimmung, Akademie Verlag, p. 55. Cf. Rousseau, Émile : « La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire », OC, IV, p. 945.

9 Kant retient ici l’acception préservatrice de la diététique. La tradition reconnaissait encore une diététique curatrice et conservatrice. Sur la définition de la diététique, cf. p. 34.

10 Sur le concept de mental, cf. notre présentation, p. 39.

11 Dans l’exposé dogmatico-pratique, par exemple, de l’observation de soi-même qui vise les devoirs qui reviennent à chacun, l’orateur de la chaire ne dit pas je, mais nous. Mais dans le récit de ses impressions privées (la confession qu’un patient fait à son médecin), ou de sa propre expérience sur lui-même, il doit dire je.

12 Le but de la macrobiotique est la longue vie, celui de la médecine, la santé : « une longue vie a été de tout temps le premier vœu, le but principal de l’homme » (Hufeland, op. cit., IX). Hufeland cite l’Histoire de la vie et de la mort, ou de l’art de prolonger la vie humaine, de Bacon.

13 Jovi liberatori : Jupiter libérateur. Dernières paroles de Sénèque, poussé au suicide par Néron : « il entra dans un bain d’eau chaude en aspergeant les esclaves qui l’entouraient, et ajouta qu’il offrait cette libation à Jupiter Libérateur, puis il se fit ensuite porter dans une étuve dont la vapeur le suffoqua », Tacite, Annales, XV, 64 – Les Belles Lettres, trad. Wuilleumier, p. 192.

14 « Le suicide n’est souvent que l’effet d’un raptus : celui qui se tranche la gorge dans l’excès d’une passion se laisse patiemment faire une suture quelques instants après », AP, § 50, AK VII, 213 – Vrin, trad. Foucault, p. 80.

15 Promesse associée au Ve commandement : « Honore ton père et ta mère, selon ce que t’a commandé Yahvé, ton Dieu, afin que se prolongent tes jours, et afin qu’il t’arrive du bonheur sur le sol que Yahvé, ton Dieu, te donne », Deutéronome V, 16 ; « Enfants, obéissez à vos parents, selon le Seigneur, car cela est juste. Honore ton père et ta mère (c’est le premier commandement avec une promesse), afin que tu sois heureux et que tu vives longtemps sur la terre », Éphésiens 6 : 1-3.

16 Nestor : nom d’un vieux guerrier grec qui avait assisté à la guerre de Troie. Par extension, « vieillard le plus âgé et le plus respectable » (Littré). Hufeland avait appelé Kant « le plus honorable Nestor de notre génération », AK XII, 137. Il avait 73 ans.

17 Genèse III, 19 : « C’est à la sueur de ton front que tu mangeras ton pain : jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré, parce que : Tu es terre, et tu t’en iras en terre. »

18 Cf. Cicéron, Caton l’Ancien – De la vieillesse, XI, 38 : « la vieillesse est honorée à condition de se défendre elle-même, de maintenir ses droits, de n’aliéner à personne son indépendance, de conserver jusqu’au dernier souffle la domination sur les siens » (Les Belles Lettres, trad. Wuillemier, p. 104-105).

19 Kant pense à son ami Hippel. Cf. note 5, p. 285.

20 « L’état maladif est senti ; la maladie peut alors être très cachée. La santé n’est pas sentie, mais son obstacle […] nous sentons seulement des symptômes », OP, AK XXII, 99 – PUF, trad. Marty, p. 166. Sur le concept de santé, cf. CJ, § 4, AK V, 208 – GF-Flammarion, p. 186 ; DV, AK VI, 384 – Vrin, p. 55 ; Refl. 1539, AK XV, 963 ; AP, § 60, AK VII, 231 – Vrin, p. 94.

21 « À la différence du mot âme, on a préféré aujourd’hui utiliser celui de force vitale (en quoi l’on fait bien, car on peut fort bien conclure d’un effet à une force qui le produit, mais pas immédiatement à une substance spécialement appropriée à ce genre d’effet) […] on place la vie dans l’action des forces stimulantes (la stimulation vitale) et dans le pouvoir de réagir aux forces stimulantes (le pouvoir vital), et que l’on appelle sain l’homme dans lequel une stimulation proportionnée ne produit ni un effet démesuré ni un effet trop minime », PPP, AK VIII, 413 – Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF-Flammarion, trad. F. Proust, p. 135.

22 Sustine et abstine : supporte et abstiens-toi. Précepte de la morale stoïcienne : « Épictète […] avait coutume de dire qu’il y avait deux vices de beaucoup les plus graves et les plus affreux de tous, ne pas savoir endurer et ne pas savoir se retenir quand, ou nous n’endurons pas et ne supportons pas les injustices qu’il nous faut supporter, ou bien nous ne nous tenons pas à l’écart des choses et des plaisirs à l’écart desquels nous avons le devoir de nous tenir. Aussi, dit-il, si on avait ces deux mots gravés dans le cœur et si on s’occupait de se les imposer et d’y obéir soi-même, on serait la plupart du temps irréprochable et l’on mènerait la vie la moins troublée qui soit. ». Il disait que ces deux mots étaient : supporte et abstiens-toi », Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, 19 – Les Belles Lettres, trad. Julien, p. 71.

Chez Kant, la formule définit les devoirs restrictifs ou négatifs envers soi-même qui « interdisent à l’homme d’agir contre la fin de sa nature », devoirs d’omission relatifs à sa « santé morale », DV, § 4, AK VI, 419 – Vrin, trad. Philonenko, p. 91. C’est également la maxime qui préside à la formation du sujet moral : « La moralité concerne le caractère. Sustine et abstine, voilà ce qui prépare à une sage modération. Si l’on veut former un bon caractère, il faut commencer par écarter les passions. L’homme doit s’habituer de telle manière à l’égard de ses penchants qu’ils ne deviennent pas des passions ; il doit apprendre à se passer de ce qui lui est refusé. Sustine signifie : supporte et habitue-toi à supporter ! – Si l’on veut apprendre à se passer de quelque chose, il faut du courage et une certaine tendance d’esprit. On doit s’habituer au refus, à la résistance », Éducation, AK IX, 486 – Vrin, trad. Philonenko, p. 133.

Cf. Moralphilosophie Collins (1784-1785) : « Les Anciens exprimaient cela en disant : sustine et abstine. Nous ne devons pas renoncer à tous les agréments et à tous les plaisirs et n’en apprécier aucun, car ce serait la vertu d’un moine, que de renoncer à tout ce qui convient à la vie humaine : mais nous ne devons les apprécier que de telle sorte à pouvoir nous en dispenser et ne pas en faire des besoins, et alors nous aurons été abstinents. D’un autre côté, nous devons nous habituer à supporter tous les tracas de la vie et à éprouver nos forces pour les endurer sans perdre en cela notre satisfaction. Nous pouvons en effet dire que nous possédons la force de l’âme lorsque nous supportons des maux qui ne peuvent pas être changés, avec une âme plein d’entrain et un mental joyeux, et c’est le sustine des Anciens. Nous ne devons pas nous infliger à nous-mêmes des tracas, nous exposer à tous les maux et nous auto-flageller, c’est une vertu monacale, dont se démarque la philosophie, qui affronte joyeusement tous les maux qui sont là et qui sont inévitables ; et tout en fin de compte peut être supporté. Le sustine et abstine n’est donc pas pris ici comme une discipline, mais comme une capacité à se dispenser des agréments, et à endurer tous les tracas avec une humeur joyeuse » (AK XXVII, 393-394). Cf. aussi Moral Vigilantius (AK XXVII, 655).

23 Hufeland attribue ce précepte à Plutarque (op. cit., p. 4).

24 Les varices.

25 Hufeland écrivait au contraire : « Il est bon d’observer que tous les vieillards très avancés en âge avaient été mariés plus d’une fois, et la dernière fois très tard. On ne cite pas un seul célibataire qui ait atteint un âge très avancé. […] On peut en conclure, ce me semble, qu’une certaine abondance de sucs génératifs est nécessaire pour vivre longtemps. C’est un supplément au principe de vie ; et la faculté d’engendrer semble unie très étroitement avec celle de se restaurer et de se régénérer. – Mais il faut de l’ordre et de la modération dans son emploi ; et le mariage est le seul moyen d’y parvenir » (op. cit., p. 97). Le célibataire au contraire « se prive lui-même des heureux effets de cette admirable disposition. Seul, délaissé, comme un tronc desséché au milieu d’un désert, en vain, il attend de mains mercenaires les secours et les soins que l’on ne peut recevoir que de la nature » (op. cit., p. 260-261). Kant ne peut souscrire à ce principe.

26 « L’hypocondrie, dans la mesure où elle est la maladie des chimères est à l’origine du mal physique purement imaginaire ; le malade a conscience que ce sont des imaginations ; mais de temps en temps, il ne peut s’empêcher de les tenir pour réelles : ou inversement, à partir d’un mal physique réel (comme la sensation d’étouffement après le repas due à l’absorption d’une nourriture flatueuse), il ne peut s’empêcher d’imaginer que mille accidents extérieurs et soucis fâcheux surviennent dans ses affaires. […] L’hypocondriaque est un homme de chimères (de fantasmagorie) de la plus pitoyable espèce : entêté à ne pas se laisser désabuser de ses imaginations et s’accrochant aux basques du médecin, pour qui il est une croix, et qui ne peut le calmer que comme un enfant (avec des boulettes de mie de pain au lieu de médicament) ; si ce patient (avant d’être valétudinaire, il peut n’avoir jamais été malade) prend conseil dans les ouvrages de médecine, il devient alors complètement insupportable, car il croit éprouver les maux qu’il découvre dans les livres », AP, § 50, AK VII, 212 sq. – Vrin, trad. Foucault, p. 79-80.

27 Par contraste avec l’hypocondrie topique (hypocondria intestinalis).

28 Heautontimorumenos, « le bourreau de soi-même », titre d’une comédie de Térence, où le personnage principal, Ménédème, pris de remords de s’être montré trop dur avec son fils, s’impose lui-même une rude discipline en guise de châtiment. C’est une figure de la mélancolie : « la songerie mélancolique (melancolia) peut être une affliction simplement illusoire, que se crée le morose persécuteur de soi-même (toujours prêt à se ronger) », AP, § 50 (AK VII, 213 – Vrin, trad. Foucault, p. 80). En opposant la juste tempérance du sage aux excés de la discipline de soi, Kant s’inscrit dans une tradition stoïcienne pour laquelle, comme l’écrivait Sénèque, « la philosophie fait de la tempérance, une obligation, non un martyre » Lettres à Lucilius, V, 5 (trad. Noblot, p. 15).

29 « Kant était debout tous les matins à cinq heures, été comme hiver. Son domestique le réveillait à quatre heures trois quarts et avait l’ordre de se montrer impitoyable. Kant, en robe de chambre et en bonnet, avec son tricorne par-dessus, déjeunait dans son bureau avec deux tasses de thé très léger, mais il ne prenait jamais de café, bien qu’il en aimât l’odeur. Il faisait ensuite ses cours jusqu’à neuf heures, puis reprenait sa robe de chambre et ses pantoufles, et travaillait jusqu’à une heure moins le quart. À une heure, il recevait ses invités à déjeuner dans la salle de cours. Pendant des années, il resta à table jusqu’à quatre heures, puis ces réunions se prolongèrent jusqu’à six. – Kant faisait ensuite une heure de promenade », Kant intime, p. 46.

30 Pour Hufeland, outre un bon estomac, la « seconde qualité pour une longue vie » est « une bonne poitrine et de bons organes de respiration », c’est-à-dire « une poitrine large et élevée » (op. cit., p. 126).

31 Sur cette méthode de détournement de l’attention, voir les remarques de Christian Garve à Kant dans sa lettre de septembre 1798 (Lettre 819, AK XII, 254 – Corr., p. 702). Cf. note 1, p. 196.

32 « Kant dormait sept heures chaque nuit. Ce repos lui paraissait suffisant et il ne se permettait pas la sieste de midi. Ponctuellement, à cinq heures du matin, il sortait du lit. Son serviteur avait l’ordre rigoureux quand il se réveillait d’être impitoyable s’il cherchait à prolonger son sommeil […]. Kant pria un jour ce garçon de dire si, en trente ans de service, il lui avait demandé une seule fois de le laisser reposer encore une petite demi-heure. Le domestique répondit : “Non, jamais !” », Kant intime, p. 16.

33 C’est un préjugé tout à fait erroné, en ce qui concerne la force dans l’usage des membres extérieurs, de croire qu’il dépend uniquement de l’exercice de déterminer laquelle des deux parties du corps sera plus forte ou plus faible selon que l’on a pris cette habitude plus ou moins tôt dans sa vie, pour savoir si, au combat, on tient le sabre de la main droite ou de la gauche, ou bien si le cavalier, en appui sur l’étrier, monte sur son cheval de droite à gauche, ou l’inverse, etc. Mais l’expérience nous apprend qu’ayant mesuré sa pointure sur le pied gauche, il se peut que la chaussure soit trop étroite pour le pied droit, alors même qu’elle sied parfaitement au pied gauche ; et la faute n’en incombe certes pas aux parents, qui ne pouvaient mieux élever leurs enfants ; de même la prévalence du côté droit sur le gauche se remarque en ceci que celui qui veut enjamber un fossé profond prend d’abord appui sur le pied gauche et enjambe du pied droit : faute de quoi, il risquerait de tomber au fond du trou. Le fait que le fantassin prussien soit exercé à ouvrir la marche du pied gauche ne contredit pas cette proposition, mais bien plutôt la confirme ; car il pose d’abord le pied gauche comme sur un hypomochlion [point d’appui], afin de prendre son élan pour engager l’assaut du côté droit, ce qu’il fait avec son flanc droit, contre le gauche.

34 À rapprocher de l’histoire du philosophe stoïcien Posidonius dans les Tusculanes, sur la fermeté d’âme comme moyen de maîtriser la douleur (II, XXV, 61 – Les Belles Lettres, trad. Humbert, p. 111-112), que Kant cite à plusieurs reprises. Cf. PPP, AK VIII, 414 – Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF-Flammarion, p. 137 ; CRPr, AK V, 60 – GF-Flammarion, p. 166. Sur ce thème, cf. aussi Marc Aurèle, Pensées, VII, 33 & VII, 64 ; Sénèque, Lettres à Lucilius (IX, 78, 7-19). Et notre présentation p. 36.

35 Kant se réfère ailleurs à ce passage : « Dans un autre texte, j’ai fait cette remarque : le fait de détourner l’attention de certaines sensations douloureuses et de l’appliquer à quelque autre objet, que la pensée a saisi volontairement, est capable d’assurer la défense contre ces sensations, et les empêcher de tourner à la maladie », AP, § 50, AK VII, 212 sq. – Vrin, trad. Foucault, p. 79-80.

36 La podagre est l’ancien nom de l’arthrite du pied, qui provoque de violentes crises nocturnes, extrêmement douloureuses. Kant rejoue une scène antique : « Les stoïciens affirment qu’un sage est capable d’ôter toute force aux impressions de toutes sortes qui lui arrivent comme à nous. Par exemple, la podagre pourrait être attaquée en lui opposant une résistance telle, qu’elle ne puisse produire aucune altération dans le mental », Cours d’anthropologie, AK XXV, 2760. Cf. aussi notre présentation, p. 36.

37 Vita propria : « vie propre » des organes. Kant résume le problème comme suit : « Chaque animal a une âme (en tant que principe immatériel) et pourtant les parties de l’animal semble bien faire preuve d’une vita propria », OP, AK XXII, 418. La question est ravivée au XVIIIe siècle par les expériences de Haller sur l’irritabilité : « J’arrachai les intestins à cet animal pendant qu’il se mourait, et je les ouvris. Les lèvres de la blessure se recoquillèrent comme de coutume, et formèrent comme une bouche, et les intestins agités par le mouvement péristaltique rampèrent sur la table », Haller, Deux mémoires sur le mouvement du sang et sur les effets de la saignée, Lausanne, 1756, p. 335-336.

38 Hufeland mentionne les « excès dans les travaux de l’esprit » au nombre des facteurs qui raccourcissent la vie, op. cit., p. 170-171.

39 Hufeland préconisait : « Qu’on se garde d’étudier, de lire, ou de s’appliquer à quelque chose en mangeant ; ce moment doit être scrupuleusement consacré à l’estomac ; c’est celui de son règne, et l’âme ne doit alors agir qu’autant que cela est nécessaire pour seconder ses opérations. Par exemple, le rire est un des meilleurs moyens que je connaisse pour faciliter la digestion ; et la coutume de nos ancêtres de le faire naître pendant le repas à l’aide de bons mots et de bouffons, était fondée sur les principes de la saine médecine », op. cit., p. 295.

40 Les gens de lettres peuvent difficilement s’empêcher de se livrer à des réflexions lors de promenades solitaires. Mais, comme je l’ai remarqué sur moi-même, et appris d’autres personnes pour les avoir questionnées à ce sujet, se livrer en marchant à un effort de pensée nous fait rapidement tomber de fatigue ; alors qu’au contraire, lorsqu’on s’abandonne au libre jeu de l’imagination, l’exercice produit des effets réparateurs. Cela se produit encore davantage lorsque ce mouvement associé à la réflexion a lieu en pleine conversation avec quelqu’un d’autre, de sorte que l’on se voit bientôt contraint de s’asseoir pour pouvoir poursuivre le jeu de ses pensées. La promenade en plein air a précisément pour fin de distraire l’attention et de la détourner de tout objet précis en lui présentant tour à tour de nouveaux objets.

41 Hufeland recommande les exercices physiques, dont la promenade. Kant « considérait comme nécessaire un exercice régulier et il marchait chaque jour, quel que fût le temps. Dans sa jeunesse, il allait dans des endroits assez éloignés, en compagnie d’un ami ou de jeunes étudiants qu’il invitait à la fin de ses cours. Dans sa vieillesse, il préférait se promener seul, parce que le fait de marcher et de parler en même temps le fatiguait », Kant intime, p. 15.

42 Invita Minerva : « contre l’avis de Minverve ». Faire quelque chose sans inspiration. Cf. Cicéron, Des devoirs, I, 110. Selon Hufeland il est néfaste de travailler invita minerva, « c’est-à-dire, à des matières que l’on ne traite pas cum amore. Plus le travail est de notre goût, et moins il est pernicieux », op. cit., p. 29.

43 Kant pratiquait cette technique de respiration : « À la fin de sa vie, pour éviter la toux et l’éternuement, il pensait qu’en marchant, il fallait tenir la bouche fermée et respirer par le nez », Kant intime, p. 15. Dans ses papiers, Kant avait noté pour lui-même : « N.B. Lorsqu’on est seul, ne pas prendre sa respiration par la bouche, mais par le nez », Refl. 1532, AK XV, 960.

44 L’air atmosphérique circulant par les trompes d’Eustache (les lèvres étant donc fermées), ne pourrait-il pas produire le sentiment vivifiant d’organes vitaux revigorés, en déposant de l’oxygène dans ce conduit voisin du cerveau, un peu comme si on buvait de l’air, un fluide qui, même sans avoir d’odeur, fortifie néanmoins les nerfs de l’olfaction et les vaisseaux absorbants situés dans leur voisinage ? Cet effet vivifiant de la jouissance de l’air ne se produit pas par tous les temps ; mais c’est parfois un véritable agrément de le boire à longs traits tout en se promenant, ce que ne permet pas l’inspiration bouche ouverte. – Mais il est de la plus grande importance en diététique de prendre l’habitude de respirer ainsi par le nez les lèvres fermées, de sorte que, même dans le plus profond sommeil, on ne fasse pas autrement, et que l’on se réveille instantanément si jamais elle s’opère par la bouche, en étant pour ainsi dire pris d’un sursaut d’effroi, ainsi que cela m’est arrivé quelquefois avant de m’être habitué à cette façon de respirer. – Si l’on est contraint de gravir une forte côte, il faut être plus ferme encore dans sa résolution de ne pas déroger à cette règle, quitte, plutôt que d’y faire exception, à ralentir sa marche. De même lorsqu’il s’agit d’exercices physiques énergiques, comme par exemple ceux qu’un précepteur donne à faire à ses élèves ; il vaut mieux leur faire exécuter ces mouvements en silence plutôt qu’avec de fréquentes inspirations par la bouche. Mes jeunes amis (d’anciens auditeurs) ont apprécié cette maxime diététique comme probante et salutaire et ne l’ont pas considérée comme une chose sans importance parce qu’il s’agit d’un remède domestique simple qui permet de se passer de médecin. – Il faut encore remarquer la chose suivante : lorsqu’on tient de longs discours, il semble que l’on inspire aussi par la bouche que l’on ouvre si souvent, et que l’on puisse donc transgresser la règle sans dommage, mais cela ne veut pas dire que les choses se passent vraiment ainsi. L’aspiration s’effectue là encore bien par le nez. En effet, si le nez était bouché, on dirait de l’orateur qu’il parle du nez (un son très déplaisant), parce que au contraire il ne parle pas du tout par le nez. Réciproquement il ne parle pas du nez, lorsqu’il parle réellement par le nez, comme le remarque avec finesse le conseiller Lichtenberg [Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), naturaliste et écrivain]. – C’est aussi pour cette raison que celui qui (lecteur ou prédicateur) parle longtemps et à haute voix peut tenir une heure sans s’enrouer, à savoir parce qu’il inspire véritablement par le nez, et non par la bouche, qui ne doit servir qu’à l’expiration. – Un avantage secondaire de cette habitude de toujours respirer les lèvres fermées, du moins pour soi-même, et non durant une conversation, c’est que la salive, qui est continuellement sécrétée, humecte le gosier, sert de moyen digestif (stomachale), et agit peut-être aussi comme laxatif (une fois avalée), si l’on est assez fermement décidé de ne pas la gaspiller par de mauvaises habitudes.

45 Je la tiens pour une goutte qui s’est en partie abattue sur le cerveau.

46 « Il s’agit d’une oppression spastique à la tête ainsi que d’une crampe du cerveau dont je crois pouvoir espérer encore d’être délivré puisqu’elle date de l’installation inhabituellement longue, depuis 1796 jusqu’à maintenant, d’une électricité atmosphérique qui devrait enfin disparaître » (Lettre à Erhard, 20 décembre 1799, Brief 850, AK XII 296 – Corr., p. 717.

47 Cf. Refl. 1537, AK XV, 961.

48 Buchstabe désigne un caractère d’imprimerie, et signifie littéralement « bâton de livre », idée que l’on retrouve dans l’expression française « écriture bâton ».

49 Les Breitkopf étaient une célèbre famille d’imprimeurs de Leipzig. Johann Gottlob Immanuel Breitkopf (1719-1794) a écrit plusieurs ouvrages sur la typographie et la bibliophilie.

50 À ce propos, j’ai fait l’expérience d’un accident maladif des yeux (non pas à proprement parler une maladie des yeux) qui m’a affecté pour la première fois vers la quarantaine ; et plus tard de temps à autre, à quelques années d’intervalle, mais c’est à présent le cas plusieurs fois par an. Le phénomène consiste en ceci : sur la feuille que je lis, d’un coup, tous les caractères se brouillent, et s’estompent à cause d’une espèce de luminosité qui les gagne, jusqu’à les rendre tout à fait illisibles : un état qui ne dure pas plus de six minutes, qui pourrait s’avérer très dangereux pour un prédicateur habitué à lire son prêche sur des feuilles, mais qui pour moi, dans les cours de logique ou de métaphysique, où, après une préparation suffisante, on peut faire un exposé libre (de tête) ne me causait aucun souci, si ce n’est qu’il pouvait s’agir d’un signe avant-coureur de la cécité. Mais je suis à présent tranquillisé sur ce point, puisque ces accidents se reproduisent à présent plus souvent qu’autrefois, et que je ne décèle pas la moindre dégradation en termes de clarté pour ce qui est de l’unique œil en bonne santé qu’il me reste (car mon œil gauche a perdu la faculté de voir il y a environ cinq ans). – J’en vins par hasard, alors que ce phénomène se produisait, à fermer les yeux, et même, pour mieux occulter la lumière extérieure, à y poser la main, et je vis alors une figure d’une blanche clarté, comme tracée sur une feuille par du phosphore dans l’obscurité, similaire au dernier quartier de lune tel qu’on le représente dans le calendrier, avec cependant le bord convexe découpé. Il perdit progressivement de sa luminosité, et disparut dans l’intervalle de temps susdit. Je voudrais bien savoir si d’autres ont eux aussi fait cette observation, et comment on peut expliquer ce phénomène, qui ne devrait pas avoir son siège dans les yeux – puisque cette image ne suit pas leur mouvement lorsqu’ils bougent et qu’on la voit toujours à la même place – mais bien dans le sensorium commune. Il est toutefois curieux que l’on puisse perdre un œil (dans une période de temps que j’estime à environ trois ans), sans qu’il vous manque.