PENSÉE SUR L’HYPOCONDRIE

ET LA MORT (1798 ?)1

 

[AK XXIII, 463] Très tôt, je me suis donné des règles.

Tout homme doit mourir ; il est puéril de prendre des airs effrayés dès qu’une maladie se déclare et dès qu’elle présente un certain caractère de gravité, comme si l’on découvrait que l’on doit mourir un jour. Cette angoisse est elle-même une maladie spécifique, que l’on appelle l’hypocondrie. En effet, les hypocondriaques, qu’aucun médecin n’est en mesure de guérir, ne sont pas, comme on pourrait le croire, des gens dont la vie n’est qu’une longue suite de souffrances, mais des gens qui, chaque fois qu’ils souffrent, s’angoissent parce qu’ils croient voir la mort approcher – alors même que celle-ci est pourtant la fin de toutes les souffrances.

Toujours est-il que l’on met une sorte de point d’honneur à se conserver soi-même aussi longtemps que les autres, voire plus longtemps, et surtout si possible en bonne santé, autrement dit à mourir vieux sans avoir été malade et à pouvoir se prévaloir d’avoir survécu à beaucoup de ses proches. On considère alors que le fait d’avoir vieilli est quelque chose de méritoire en soi, à nos yeux comme aux yeux des autres, et donc que l’âge est aussi quelque chose qui mérite d’être honoré – ce qui n’empêche pas l’homme d’éprouver à son tour un frémissement d’horreur à l’approche de la mort, moins, comme le dit si bien Montaigne, devant le fait de mourir qu’à l’idée d’avoir péri2.

Toujours est-il, maintenant que je suis devenu vieux (un grave péché, qui, en tant que tel, sera irrévocablement puni de mort), que je meurs – parce que en effet il ne peut en être autrement – sans avoir été malade, en ayant toujours à peu près conservé la santé, excepté peut-être dans mon enfance, ce dont je n’ai pas souvenir, et à condition d’entendre par santé un état qui ne m’oblige pas à rester au lit deux heures de plus qu’à l’habitude, ou qui ne m’empêche pas de dormir, de manger et de marcher3. Je me demande si c’est à cause de ma constitution corporelle délicate que je ne me suis jamais senti de toute ma vie dans un état de santé florissant (vegetus) – (un état dont se vantaient souvent auprès de moi mes amis depuis longtemps disparus).


1 Réflexion manuscrite publiée dans les Preussische Jahrbücher, XVI, 1865, reprise dans l’édition de l’Académie sous le titre « Lose Blatt Buck Liebmann ». Ce manuscrit est vraisemblablement un brouillon du texte sur le pouvoir du mental, mais il peut presque se lire comme un exercice de méditation sur la mort.

2 Cf. AP, § 27 : « La peur de la mort qui est naturelle à tous les hommes, même aux plus malheureux, et fût-ce au plus sage, n’est pas un frémissement d’horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne, devant la pensée d’avoir péri (d’être mort) ; cette pensée, le candidat au suicide s’imagine l’avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n’est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l’obscurité de la tombe ou n’importe où ailleurs », AK VII, 167 – Vrin, trad. Foucault, p. 46-47. Cf. Essais I, XIX, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » : « Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l’entournons, qui nous font plus de peur qu’elle : une toute nouvelle forme de vivre : les cris des meres, des femmes, et des enfans », GF-Flammarion, p. 141. Kant possédait une traduction des Essais, envoyée par l’éditeur Lagarde (cf. AK XI, 454).

3 À comparer avec ce témoignage de Borowski : « Une fois, devant moi, il dit à une dame, qui lui demandait des nouvelles de sa santé, qu’il n’était à proprement parler ni bien-portant, ni malade : pas bien-portant, parce qu’il éprouvait une douleur d’estomac, qui ne cessait jamais complètement – pas malade, parce qu’il n’était pas resté un seul jour couché et n’avait jamais eu besoin d’un médecin, sauf mon ami et condisciple, le docteur Trummer, qui lui avait prescrit des pilules contre la constipation », Kant intime, p. 15.