Une photographie de Schiele réalisée par Anton Josef Trcka fait partie d’une série datée de mars 1914. Ces images saisissantes se concentrent sur un éventail d’expressions faciales et de gestes des mains correspondant parfaitement au langage corporel que l’on retrouve dans les dessins et les peintures de Schiele. Ceux-ci nous donnent une idée de la manière dramatique dont Schiele utilisait le corps et le visage comme véhicules d’expression. Les mains, en particulier, sont souvent extrêmement éloquentes ; parfois, elles évoquent des gestes de prière ou de bénédiction, mais plus souvent encore, elles suggèrent – ou trahissent – une émotion sous-jacente ou un état mental.
Il existe des séries d’œuvres sur papier remarquables, datées de 1910, dans lesquelles Schiele élimina tous les détails de l’arrière-plan ou du contexte spatial, pour se concentrer de manière inflexible sur son propre corps ou celui de ses modèles, isolés sur le fond vide. Dans son Autoportrait nu, grimaçant, par exemple, les membres anguleux et distendus de l’artiste, ainsi que ses doigts tournés en-dehors dessinent une silhouette fascinante sur la page. La grimace et la tension des mains qui se détournent de ses propres organes génitaux suggèrent la puissante ambivalence de l’artiste envers son propre corps et sa sexualité, hésitant entre fascination viscérale et blocage embarrassé. La dimension narcissique est indéniable, au vu du nombre d’œuvres que Schiele consacre à l’examen de son corps – beau et laid – et de son humeur dans divers états émotionnels. Même dans le contexte de l’expressionnisme, où le besoin d’introspection et d’auto questionnement était une chose assez banale, et le genre de l’autoportrait presque de rigueur, aucun autre artiste n’élide aussi inexorablement la division entre sujet et objet, exposant, explorant et reproduisant l’expérience physique et psychique du moi, que Schiele.
Nu féminin est une autre œuvre sur papier de la même année. La ligne ferme et fluide de Schiele, au crayon noir et épais, est amplifiée par le « halo » blanc opaque autour du personnage. Schiele recourut à cette technique dans plusieurs œuvres de cette période. Celle-ci agit en accentuant la présence du personnage et son isolement dans l’espace. La femme est allongée, ses yeux mi-clos suggérant la somnolence, l’ivresse, voire la mort. Les personnages de Schiele semblent souvent dépouillés de bien plus que leurs vêtements (certains critiques comparaient désobligeamment ses nus à des lapins écorchés) et ici, les orbites et les fosses nasales du crâne sous l’épiderme de la femme sont subtilement dessinées, nous rappelant notre structure mortelle sous-jacente. Cette œuvre démontre aussi la confiance de Schiele dans la capacité de son tracé à exprimer le tout par la paraphrase ; les deux jambes de la fille « finissent » là où commencent ses bas, et ses bras sont complètement absents. Pourtant, la forme globale demeure tangible. Schiele franchit souvent l’étroite frontière entre le beau et le grotesque. Ici, les courbes sensuelles du ventre et des hanches de la femme se laissent envahir par une main noueuse. En effet, les mains chez Schiele sont souvent exagérément longues et osseuses, et l’absence du bras reliant la main au corps de la femme est complètement en accord avec l’habile économie du trait de Schiele. Néanmoins, la légère ambiguïté qu’introduit ce genre de ruptures (à qui appartient cette main?) est intéressante.