LE CHIEN À CONTRETEMPS

 

Je n’avais pas compris tout de suite le pourquoi de l’élégance de sa démarche, ni même après tout de suite, je n’avais pas compris jusqu’à ce qu’il atteigne le parc. Précisément ce parc du dimanche où je traînais maman. Je l’avais suivi sans comprendre, jusqu’au parc, à cause de cette démarche oscillante, une façon de se déplacer que je n’avais jamais vue, ni chez un chien, ni chez un humain, ni chez aucun être vivant de ma connaissance. J’étais intrigué et nous étions encore un dimanche, comme lorsque j’étais petit garçon, je n’avais rien de spécial à faire, je recevais très peu le dimanche. Cette démarche me fascinait sans que j’en comprenne la cause. Pourtant, je m’y connaissais en boitillements, en souffrances, en corps déplacés, désorientés, désaxés. Je croyais m’y connaître. J’étais guérisseur. Je m’étais même occupé de quelques animaux de compagnie, à titre très exceptionnel, pour rendre service à des amis. Mais rien à faire, je suivais sans compendre ce chien blanc et son allure envoûtante, comme s’il marchait à contretemps, un contretemps musical, du reggae. Cette petite musique de rue du dimanche était accentuée, révélée, par le corps sec à poil ras et très blanc de ce chien dont je ne savais pas non plus déterminer la race. Un bâtard probablement.

Il s’était arrêté devant la folle au téléphone, s’attardant pour renifler dans ses jambes. Tout le monde la connaît, presque personne ne fait plus attention à elle, à sa conversation.

À première vue, de loin, vous ne pouvez pas vous rendre compte qu’elle fait semblant. Tant que vous n’entendez pas sa voix, tant que vous ne faites pas attention à son corps, à sa posture, à ses vêtements. Mais si vous vous approchez, vous comprenez.

Vous remarquez son accoutrement, son corps de rue, sa faiblesse, et sa drôle de voix. Vous ne remarquez pas tout de suite le caddie. Elle est assise tous les après-midi sur le trottoir surélevé du centre-ville, les pieds sur la chaussée. Elle a toujours les mêmes bottines usées. Tous les après-midi elle est là, dans l’effervescence des courses et qu’il pleuve ou non, même pendant les soldes, même bousculée, même moquée, même observée. Parfois, mais c’est plus rare, elle déambule dans les rues adjacentes. Tous les après-midi elle reprend la même très longue discussion au téléphone portable, avec les mêmes mots inaudibles, la même animation des mains et les mêmes exclamations et fous rires. Son interlocuteur fantôme doit avoir les mêmes réponses, au même moment, tous les après-midi. Vous ne savez pas, personne ne sait, si elle joue à être comme les autres femmes de la ville, volubiles et préoccupées, jouer à avoir l’air de, ou si cette conversation jamais finie, toujours reprise et toujours recommencée, l’aide à passer un temps beaucoup trop long entre la fermeture et la réouverture des foyers d’accueil. Si ça lui donne l’impression d’exister, de parler à quelqu’un.

C’est à sa voix surtout que vous comprenez qu’elle n’a pas d’interlocuteur. Cette voix est incompréhensible. Elle est obstruée par un bruit de nez qui couvre ses mots. Dès qu’elle se met à parler, son nez gémit comme un bébé. Sinon, il se tait. Si vous la voyez ne pas parler, vous n’entendez rien, elle respire normalement, sans difficulté, discrètement. Mais quand elle parle, quand elle se met à parler au téléphone, car vous ne la verrez jamais parler ailleurs ou autrement qu’au téléphone, un téléphone, vous le comprenez maintenant, hors d’usage, sans doute trouvé dans une poubelle, quand elle parle à ce téléphone, son nez fait un bruit, un gémissement continu, un gémissement continu de bébé. Pourquoi ce nez fait ce bruit ? Elle ne s’entend plus parler elle-même sans doute tant ça gémit, quelque chose remonte de profond, ça brouille tout ce qu’elle dit, ce tout petit gémissement d’enfant, gonflé dans son corps de femme abîmée. Pourquoi cet enfant gémit, ce petit nez, quelque chose d’un petit bébé, qui se réveille, qu’est-ce qu’il a, ce petit nez, à gémir, à pleurer en elle ?

J’ai souvent pensé recréer son histoire familiale, son enfance, je croyais comprendre, la comprendre. Je croyais tout savoir, il n’y a pas si longtemps.

Je savais conjurer. Je savais contourner beaucoup de choses, canaliser les émotions, guider les vibrations, les chaleurs, je croyais maîtriser ce qui me traversait. La main guidée par une différence thermique ou vibratoire, je savais ranger les choses et les corps au bon endroit. Je me vantais d’être tout, conjureur, barreur, charmeur, coupeur de feu, rebouteux, énergéticien, magnétiseur. J’avais redressé une femme avec une distonie cervicale, trente ans la tête penchée, et puis soudain droite, grâce à mes seules mains. Je me croyais redresseur de tout.

 

Il faisait très beau et les ombres des arbres bordant les allées du centre-ville tachetaient nos pas, elles se dispersaient devant le chien, il semblait les égayer de son museau levé, avant qu’elles ne retombent sur son dos offert comme une page, puis glissent le long de sa queue dont le balancement reprenait la cadence féerique. Un chien galant, endimanché, voilà ce que je me disais, jusqu’à ce que je lui ouvre le portail du parc et me déporte un peu devant pour le laisser passer.

Il lui manquait la patte avant gauche. Il avait reporté toute son allure sur ce manque. Je l’ai regardé courir – danser – vers son maître, un clodo vieillissant, prématurément sans doute, avachi sur un banc près du grand tilleul qui accueillait dans son ombre et dans mon souvenir les lectures de maman. Il s’est penché vers le chien en grognant et j’ai pu voir son visage. Il m’a rappelé mon copain d’un jour, Jérémie, mon copain d’un dimanche avec maman. Mais lorsque je me suis assis près d’eux, déconcerté et perdu dans mes pensées et ma mémoire, essayant à la fois de comprendre comment j’avais pu passer à côté d’une amputation sans la reconnaître, et comment je pouvais retrouver mes rares moments de complicité avec ma mère distraite et fatiguée, j’ai su que ce n’était pas lui, et je me suis souvenu d’autre chose. J’ai retrouvé un souvenir oublié et pourtant récent, un souvenir qui me mettait très mal à l’aise et dont justement je ne voulais pas me souvenir. Sous le banc où son maître s’était à nouveau affalé et ronflait, le chien léchait son moignon avec une tendresse étrange. Il semblait paisible, couché dans les deux ombres condensées du corps massif de son maître et du tilleul de mon enfance. Il prenait soin de son infirmité du bout de la langue. Pour moi conjurer quelqu’un était un acte d’amour, je sentais les vibrations, le chaud et le froid à l’intérieur du corps des gens, je sentais que j’étais avec quelqu’un. Quand je venais de souffler, c’était un souffle de paix, je prenais le mal et après je le jetais, ce n’était pas un métier, c’était une mission, je l’avais acceptée, j’avais répondu à une conviction intime, celle que je pouvais soulager les gens, je me sentais guidé. J’ai repensé à cette femme, cette femme dont je ne voulais pas me souvenir. J’avais guéri sa jambe très déformée et douloureuse après un accident de voiture dans sa plus jeune enfance. Elle était revenue pour me supplier de la lui rendre. Sa demande était déchirante, elle voulait retrouver sa jambe d’avant, sa souffrance, son boitillement, son corps de travers. Ils étaient toute sa vie, ils étaient les souvenirs de son père, mort dans l’accident, ils étaient son habitude, son monde, son enfance, je lui avais retiré tout ça. Mais je ne savais pas remettre de travers. Je n’avais rien compris, rien entendu, rien écouté. Je croyais soulager les gens, alors que je ne faisais que sculpter les silhouettes et peindre les peaux à ma convenance, qui était aussi la convenance de tous, tous sauf elle. Je rendais les peaux lisses, je séchais les suintements, j’effaçais les brûlures, je remettais les articulations d’aplomb, je rendais les gens à la mesure commune. Guérir ce n’est pas ça, non, mais j’y croyais encore jusqu’à ce jour du chien, jusqu’à ce dimanche sous le tilleul où j’ai pris la décision de tout arrêter, d’arrêter d’imposer les mains, d’arrêter d’imposer le bien.