Je n’aurais pas dû m’asseoir là. Je me sens mal à l’aise avec les gens de cette table. Je les connais, mais pas suffisamment. Je les connais, assez pour savoir que je vais m’ennuyer. Je m’ennuie déjà, avant même que ne commencent vraiment les bavardages. Pour essayer de tromper mes impressions, pour passer le temps aussi, passer par avance tout ce temps d’ennui, je me demande quel est l’endroit au monde (mon petit monde à moi) où je me suis le plus ennuyée de toute ma vie. La réponse me fait amèrement sourire, car c’est un endroit où je dois retourner bientôt, le garage où j’emmène ma voiture se faire réviser. C’est un garage qui fait concession. J’y vais une fois par an et j’attends, j’attends dans ce que les mécanos et les vendeurs appellent la salle d’attente. J’ai beau essayer de m’isoler du climat ambiant pour lire, rien à faire, c’est un lieu de vitrines, de carrosseries rutilantes sur des moquettes criardes agrémentées de fausses plantes vertes et de vraies affiches de promo sur les pneus d’hiver, à pleurer. Si l’ennui est le thème de l’expo, le commissaire est un génie, il a touché si juste, j’en frémis. Mais ce n’est pas une expo, non, c’est pour de vrai.
La salle d’attente est un espace au milieu de l’exposition des derniers modèles. Je m’explique mal. Chaque nouveau modèle de voiture, portes ouvertes et hayon béant, a son espace, une sorte d’estrade circulaire à peine surélevée (je crois qu’elle peut tourner), chaque voiture neuve est ainsi exhibée, les pneus propres frôlant un tapis de couleur outrancière. La salle d’attente est une de ces estrades moquettées et rondes, sur laquelle on a remplacé la voiture par deux canapés se faisant face, entre les deux une table basse supporte trois magazines de voitures, deux magazines féminins, et beaucoup de prospectus publicitaires, juste ce qu’il faut pour que ce soit trop. Trop pour moi. Voilà pour le visuel, je préfère ne pas m’attarder sur les sons, les interpellations obscènes des vendeurs entre eux, leur obséquiosité à l’égard des clients, la musique dite d’ambiance, les ébrouements sarcastiques du téléphone secouant mon inutile début de concentration et la voix mal ajustée de la secrétaire y répondant.
J’ai connu un soir un garage concession semblable où rien n’était pareil. J’étais tombée en panne sur l’autoroute, le dépanneur m’avait remorquée jusqu’à l’atelier de son garage, puis gentiment conduite au « bureau », une pièce entre le garage et la concession, où sa femme avait rempli les papiers dans un monde sonore joyeux, inquiétant et surprenant, celui d’une crèche aux enfants invisibles, des cris de jeux et d’agacement de fin de journée, des klaxons de pacotille, des dérapages comme à la foire. J’étais charmée et fatiguée. Ma fatigue semblait s’additionner à celle de la femme, et lorsqu’elle a ramassé une sucette j’ai tourné la tête et compris. Tout l’espace dédié à l’exposition des nouveaux modèles avait été transformé en aire de jeu, en préau géant, où les nombreux enfants du couple faisaient la course sur des voitures à pédales, dérapaient sur des tricycles, jouaient aux grands.
Mais à mon garage habituel, pas d’enfants, pas de cris, seulement de grands adultes immatures jouant encore aux voitures avec un enthousiasme cravaté pathétique.
Pour le moment, je n’y suis pas, pas encore, je suis à cette soirée avec des collègues, assise à cette table où mes voisins, je le sais, seront d’un ennui de concession automobile. Cette pensée de garage m’a peut-être été ramenée par leur allure de motards basiques, blousons de cuirs, cheveux rares et longs, bidons en avant les empêchant de se mettre vraiment à table, les jambes dessous. La seule femme à part moi ne se distingue d’eux que par la saillie bien soulignée de seins comprimés, presque immobiles. Je ne sais pas non plus de quoi j’ai l’air, ils sont sans doute aussi mal à l’aise que moi devant mon corps contracté, tout entier contenu dans l’espace de ma chaise, trop petit et ténu parfois il me semble pour être le mien. Je tente de les écouter et comme fait exprès, je n’y couperai pas, ils parlent de rallyes, de rallyes à moto. Ils en parlent avec une fierté qui déborde de leurs mots, les fait parfois trébucher sur certaines expressions toutes faites. Malheureusement pour moi, c’est trop tard, j’ai fait semblant de m’intéresser. Mais qu’est-ce que je fous là.
Je sais pourquoi je suis venue, par amitié pour celle qui m’a invitée, par politesse et lâcheté. J’essaie, tout aussi lâchement et poliment, de décrocher, tout en ayant l’air d’écouter et soudain, comme les bruits des enfants dans le garage le soir de ma panne résonnaient étrangement dans l’espace, au point d’en changer toute la perception, je réalise que la conversation est jonchée d’échos qui ne s’ajustent pas à elle, que certains mots n’ont rien à faire là, qu’un des hommes présents bredouille, et même, qu’il a des bruits de larmes dans la voix. Parmi les mots qui font désordre et, semble-t-il, mal à cet homme, il y a celui de châtelaine, et celui de gardien. J’essaie de réajuster mon attention, mais alors que je parviens à rééquilibrer mon sourire, la femme aux seins compactés a mis un terme au glissement des échanges. Elle réaffirme à l’homme troublé que les débordements, elle n’y tient pas. Je comprends que cet homme, le plus jeune et le plus gros de la table, est son mari. La femme, les cheveux tirés en arrière dans la même queue-de-cheval que tous les hommes, les épaules relevées dans la même large affirmation de sa présence, ajoute, en me regardant avec un air complice, un air complice et comme de défi, je ne veux pas que tu en parles, tu sais bien ça te met toujours dans tous tes états. Je ne sais pas pourquoi elle lui parle en s’adressant à moi, sans même tourner la tête vers lui, sans un seul geste de consolation, mais cette phrase est encore un dérapage dans la discussion des motards, comme une phrase de trop. Peut-être est-ce l’ostentation avec laquelle elle parle des états de son mari, je ne sais pas, mais je sais que tout le monde est dans la gêne et que cette gêne est une menace pour la tranquillité du repas, que la causerie maintenant ne va plus avoir cette portée inoffensive qu’elle avait jusque-là sous prétexte d’un nouveau tracé du rallye dans la montagne.
C’est dans cette montagne que sont montés les mots hors circuit, parce que c’est au creux de cette montagne, j’écoute l’homme attentivement, c’est là qu’a été pillé le château, le château dans le creux, le château près duquel il a grandi et dont il ne reste rien. Le nouveau tracé du rallye passe si près de lui, si près des reliefs du château et de sa mémoire, que les phrases se sont levées, relevées, sont montées en lui et se sont déposées sur la table, les phrases du creux de la montagne, et l’homme est dépassé par elles. Le holà de sa femme n’y changera rien, l’homme la regarde, elle qui ne le regarde pas, et si je veux, moi, me mettre dans tous mes états, si je veux parler. Elle se recule dans sa chaise avec un signe appuyé comme pour dire, alors je ne réponds plus de rien, je m’en lave les mains, tant pis pour vous, tant pis pour toi. Je vois sur le visage de cette femme une honte hors d’usage, son mari va pleurer.
Il a grandi près du château, il a connu la dernière châtelaine, il a côtoyé le gardien, il n’a jamais croisé les nouveaux héritiers, mais il a contemplé le pillage, sans rien pouvoir y faire. Le pillage organisé avec la complicité des élus locaux, des hommes qui ont été à la même école que lui, au même collège, comment raconter ça, et le gardien chassé. L’homme me regarde et ne pleure pas, il sait que je l’écoute, les autres aussi ont remarqué mon écoute, alors ils abandonnent, ils reprennent leurs histoires de rallyes, moi je suis entrée dans le château avec le petit garçon, le petit garçon qui est devenu cet homme. Je l’écoute parler au gardien, sa femme elle a rallié les motards. Les mots de l’homme pour me raconter le pillage du château croisent parfois des phrases si différentes, plus assurées et dominantes, c’est comme ça les soirées, et souvent le ton monte pour parler par-dessus les autres, par-dessus la musique, plus fort, toujours plus fort, comme les rires, mais l’homme et moi nous sommes descendus, sa voix est basse et calme, moi seule l’entends. Nous sommes dans un couloir de sons protégé, et nous y sommes seuls. Il n’y a plus d’ennui, de garage, de rallyes, il y a un espace à l’écart, où le gardien un peu arriéré d’un château menacé a pris la main d’un petit garçon.