Rachel Bannister tendit les dossiers à Crowley.
— Un verre avant de dîner ? demanda-t-elle.
Il acquiesça.
— Un chablis.
Elle choisit un Valmur Grand Cru dans le réfrigérateur fort bien pourvu de la suite et s’installa dans un fauteuil Louis XV tapissé de soie rouge.
— On ne peut pas trouver mieux que ça ? marmonna Crowley en agitant ostensiblement la liste des candidats républicains à la prochaine élection présidentielle des États-Unis.
— On dirait que cela vous surprend, dit Rachel.
Dans un geste qu’elle maîtrisait à la perfection, elle se pencha en avant vers la petite table aux pieds dorés, accentuant l’ouverture de son décolleté.
— Ils ne sont guère impressionnants, je vous l’accorde. Sur les vingt et un candidats déclarés, il n’y en a guère que trois ou quatre qu’on oserait montrer en public.
— Les quatre premiers ?
— Oui. William J. Stephenson est un sénateur avec deux mandats derrière lui et, comme on peut s’y attendre pour un gars du Dakota du Nord, c’est un conservateur pur et dur. Il a soutenu les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, réprouve l’avortement, ne croit pas au changement climatique et il est contre tout système fédéral de sécurité sociale.
— Moi aussi, fit Crowley, l’air mauvais. Je vais pas raquer pour des peigne-culs qui s’imaginent que tout leur est dû. Des moyens de pression ?
— Nous y travaillons… mais c’est apparemment un catholique fervent.
— Kennedy aussi, ça l’empêchait pas de baiser tout ce qui traînait. Le suivant… Weaver ?
— Bennett Weaver, actuel gouverneur de l’Idaho, et tout aussi conservateur. Des opinions similaires à celles de Stephenson et de surcroît férocement opposé au mariage gay.
— On a quelque chose sur lui ?
— Il est luthérien, mais en dépit de ses vociférations contre les homosexuels, des rumeurs laissent entendre qu’il pourrait être à voile et à vapeur.
— Ça ne serait pas le premier, ricana Crowley. Qui était ce connard d’évangéliste qui maudissait les pédés à longueur de sermon et dont on a fini par apprendre qu’il se payait des gigolos ?
— Il y en a eu tellement qu’on pourrait remplir une cathédrale. Mais celui dont vous parlez était du Colorado, je crois. Je me renseignerai sur le gouverneur de l’Idaho.
— Et la femme ?
— Martha Wylie, Caroline du sud. Troisième mandat à la Chambre des représentants. Une autre chrétienne évangélique et un placard à squelettes désespérément vide… mais on cherche encore.
— Seigneur Dieu, on est encerclés par des bigots. Il n’y en a pas un seul qui nous serait utile ?
— C’est encore un peu tôt, mais même après votre très généreuse donation, je n’en vois aucun sur cette liste qui serait susceptible de nous rejoindre.
— Et Davis ?
Rachel écarquilla les yeux.
— Carter Davis ? Le gouverneur du Montana ? Vous plaisantez. Il est con comme une bite.
— Exactement.
— Sheldon… commença Rachel qui s’adressait très rarement à lui en utilisant son prénom, j’ai rencontré ce crétin. Ce n’est pas encore de notoriété publique, mais en parlant de bite, il est incapable de garder la sienne dans son pantalon plus de vingt-quatre heures d’affilée.
— On devrait pouvoir en obtenir des preuves.
— Aucun problème. Mais ça va faire exploser notre budget micros, répliqua Rachel, exaspérée. Vous n’avez pas idée du nombre de chambres qu’il va falloir mettre sur écoute.
— Trois devraient suffire… pour commencer. Ce ne serait pas le premier locataire de la Maison-Blanche à, comment dire… faire don de sa personne et il ne sera pas le dernier. Mais c’est justement ce qui nous le rend si précieux : une femme, trois jeunes gosses et assez de maîtresses pour le faire chanter à l’opéra si on veut. N’oubliez pas Woodrow Wilson. Quand les Rockefeller et les Rothschild ont voulu un président à leur botte, ils ont choisi Woodrow.
— Woodrow Wilson ?
— Lui-même, ricana Crowley, savourant cette révélation que peu connaissaient à propos d’un des héros de la nation. Quand il était prof à Princeton, il a eu une très longue liaison. Il était tellement mordu qu’il a écrit des centaines de lettres enflammées à une femme qu’il avait rencontrée lors de vacances aux Bermudes. Tout le monde a quelque chose à cacher. Voyez ce que vous pouvez trouver sur notre ami Davis, et si vous en récoltez assez, organisez un rendez-vous avec lui à notre retour aux États-Unis.
Crowley avala une gorgée de vin avant de s’emparer du second dossier, celui des démocrates.
— Que disent les sondages ? demanda-t-il.
— Hailey Campbell est toujours en tête avec 61 % des intentions de vote. C’est un peu moins que quand elle était secrétaire à l’Énergie, mais elle reste très loin devant le vice-président Bilson et tous les autres.
— Mais elle est vulnérable ?
— Oui… et même si ça me fait mal de le dire : elle l’est parce que c’est une femme.
Le regard de Crowley s’attarda sur son décolleté.
— Cela étant, elle a du tempérament… comme vous.
— Et vous croyez que ça fera une différence pour la droite chrétienne ? Ces demeurés pour qui une femme doit obéissance à son époux et autres conneries ? Comme si ça ne suffisait pas, elle est pour le choix en matière d’avortement, pour une sécurité sociale universelle et elle croit au réchauffement. Elle a, par contre, un gros avantage sur tous les autres : dans leur grande majorité, les Américains lui font confiance. On peut donc être certains que, si elle est élue, elle s’attaquera au changement climatique.
— C’est exactement pourquoi il nous faut un scientifique du calibre d’Ahlstrom dans la campagne de Davis. Il démolira tous ses arguments un par un.
Rachel acquiesça et rédigea une note.
— Son autre priorité est le terrorisme. Dès le début, elle était opposée à la guerre en Irak. Elle l’est d’autant plus maintenant que certains évangéliques et la moitié du Tea Party s’imaginent mener une croisade contre les musulmans. Campbell est tout ce que ces types aiment détester. En ce qui concerne le bloc évangélique, le slogan de cette élection est tout trouvé : ce sera TSC.
— Tout Sauf Campbell. Impeccable et ça fait bien nos affaires. Ces bondieusards sont à peu près 40 millions ; 40 millions qui voteront comme leur pasteur le leur dira. Dans ce pays où on n’a pas pour habitude de se précipiter aux urnes, ces évangéliques forment un bloc très puissant. Le directeur de campagne de Bush, Karl Rove, l’avait bien compris. Sans les bigots, George W. n’aurait jamais battu Kerry en 2004 et encore moins Gore en 2000. Davis ne le sait pas encore, mais il est sur le point de connaître sa révélation sur le chemin de Damas.
— Et comment comptez-vous accomplir ce miracle ? Hormis à Noël, à Pâques et le jour de la Fête nationale, Davis ne met jamais les pieds dans une église.
— Matthias B. Shipley… c’est lui, notre arme secrète.
À nouveau, Rachel leva les yeux au ciel. Le pasteur Shipley était le chéri de Lillian, l’épouse cul-bénit de Crowley. Lui aussi adorait s’en prendre à l’homosexualité. Il passait son temps à prononcer des sermons pontifiants sur ses maléfices dans la megachurch qu’il s’était fait construire sur Hermit Road avant de se goinfrer des petits pains au lait que Lillian lui apportait deux fois par semaine.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que Shipley va soutenir une brebis égarée comme Davis ? Pour commencer, rappelez-vous que c’est un divorcé. Les évangéliques adorent citer la Bible à ce sujet. Si je me souviens bien de Matthieu : « Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, et qui en épouse une autre, commet un adultère ; et celui qui épouse une femme divorcée commet un adultère. »
— J’ignorais que vous étiez religieuse, dit Crowley, visiblement surpris.
— Je ne le suis pas. Mais j’ai été élevée dans un couvent, dit Rachel.
Le souvenir la fit frissonner.
— Eh bien, les évangéliques se sont rangés derrière Reagan en 1980 et cette campagne pourrait nous servir de leçon. Reagan était divorcé, remarié, il avait même signé une loi légalisant l’avortement quand il était gouverneur de Californie… et il se présentait contre le type le plus chrétien des Amériques, Jimmy Carter. Vous vous rendez compte que ce mec a commencé sa carrière en donnant des cours de catéchisme dans la marine ?
— Vous semblez oublier que Reagan avait des gens comme Billy Graham derrière lui et qu’il avait du charisme. Qu’est-ce qu’il a dit aux évangéliques, déjà ? « Je sais que vous ne pouvez pas me soutenir… mais sachez que, moi, je vous soutiens, vous et ce que vous faites. » Ça a fait un tabac dans la salle, deux mille pasteurs en transe qui se sont mis à hurler et à l’acclamer, dit Rachel. Jamais Shipley n’acceptera de rouler pour Davis ; quant à le voir rameuter deux mille pasteurs à un de ses meetings, ce n’est plus un miracle qu’il faudrait mais carrément une intervention divine.
— Vous manquez de confiance dans vos propres talents. Voyez ce que vous pouvez dénicher sur Shipley, car c’est vous qui allez diriger la campagne de Davis.
— Quoi ? Vous n’êtes pas sérieux ! Qui va s’occuper de vous ? fit Rachel, sincèrement horrifiée.
— Je me débrouillerai. Je vais en toucher deux mots à Louis Walden. Omega Centauri deviendra votre organe de propagande officiel. Les autres médias suivront. Et si vous parvenez à faire élire ce connard, il y aura un gros bonus pour vous, ajouta Crowley avec un sourire vorace.
Dans son monde, tout avait un prix. Mais il s’était trompé sur les réelles motivations de son assistante et cela allait lui coûter très cher.
*
* *
Le lendemain, à la première pause entre les discussions, Crowley demanda au général Khan de venir se promener avec lui. Il choisit un chemin à l’ombre des palmiers, assez loin du palais. Des gardes marchaient derrière eux à bonne distance, tandis que d’autres, postés sur le toit, suivaient leur progression grâce à des jumelles et rapportaient régulièrement leur position au centre de commande situé dans la cave. Dès qu’il fut hors de portée des oreilles indiscrètes, Crowley évoqua le plan d’attaque en trois phases dont il avait confié l’exécution à Khan.
— Grâce à la dernière crise financière, nous nous retrouvons en excellente position, affirma-t-il, mais tout irait encore mieux, Farid, si c’était nous qui déclenchions ces krachs. Je suis d’avis que nous multipliions ces séquences de crises et de reprises, et surtout, avec une intensité beaucoup plus forte. Les autres banques et gros investisseurs ne feraient que subir, alors que nous aurions toujours un coup d’avance qui nous permettrait de vendre au plus haut juste avant l’effondrement des cours, pour racheter au plus bas ensuite.
Khan éprouva une immense et réelle sensation de puissance. Dans un premier temps, il n’avait pas vraiment saisi la stratégie de Pharos, mais il avait fini par comprendre la finalité, et la cruauté, du plan. Les actifs considérables du groupe lui permettaient d’acheter ou de vendre des quantités formidables de fonds propres, au point de pouvoir provoquer une chute des cours allant jusqu’à deux points. Mais, comme Khan s’en était enfin rendu compte, cela ne suffisait pas à Pharos et à ses acolytes. Afin de s’offrir une suprématie absolue, ils voulaient broyer tous les autres groupes bancaires. En sachant à l’avance que tel ou tel événement allait provoquer la panique à Wall Street et sur les autres places financières, ils pourraient manipuler les marchés à leur guise. Mais pour mettre en place une opération d’une telle envergure, Pharos avait besoin de Khan. Terriblement besoin.
— La crise des subprimes nous a bien aidés, mais elle est désormais derrière nous, dit Crowley. Comment se sont passées vos discussions avec nos amis de l’Hindu Kush ?
— Tout est prêt, répliqua Khan avec calme. Les talibans et Al-Qaida sont déterminés à saisir la moindre opportunité de frapper l’Occident.
— Bien. Il est temps de tirer profit des Printemps arabes. Washington accentue les frappes de drones : il faut agir avant qu’elles n’aient trop d’impact.
— À vrai dire, ces frappes ont l’effet opposé à celui désiré par les Américains, répliqua Khan, et, à long terme, c’est un service qu’ils nous rendent. Ils arrivent de mieux en mieux à cibler les chefs les plus connus, mais beaucoup de ceux-ci sont vieux et fatigués de ces combats perpétuels, ils seraient prêts à prendre part à des négociations. La jeune génération qui est en train de les remplacer est bien différente. D’abord, Washington ne la connaît pas, ne sait pas la « profiler », et ensuite ces jeunes combattants sont beaucoup plus exaltés. Ils ont la fièvre, et ce Chinook qu’ils viennent d’abattre les a encore plus excités. Mais je peux les contrôler.
— La phase un ?
— En préparation… et ils ont les codes pour le site de philatélie. Vous serez prévenu quarante-huit heures avant.
Crowley savoura la perspective d’une nouvelle crise mondiale.
— Bien. La plus grande crainte des marchés a toujours été l’incertitude : si une crainte pèse sur l’approvisionnement en pétrole, les prix vont s’envoler et tout le reste va s’effondrer.
— Mes contacts passeront à l’attaque dès qu’ils seront sur place, dit Khan. Mais s’ils réussissent, la crise risque de durer très, très longtemps.
— Les journaux nous promettront l’apocalypse, acquiesça Crowley. Mais, croyez-moi, ça ne durera pas et, entre-temps, cela aura permis à du Bois de faire un peu de ménage. Quand la situation sera redevenue normale, nous frapperons à nouveau avec la phase deux, ce qui provoquera un nouveau krach, et puis nous passerons à la phase trois, la dernière et la plus terrible.
— Les missiles… où en sommes-nous ? s’enquit Khan.
— Ils sont déjà en route et vous les récupérerez de la même façon que les Scorpion.
— Des Taipan ?
Crowley acquiesça.
— Et pour s’assurer que nos amis ont de quoi s’amuser pendant encore un petit moment, je suis en train de faire partir un deuxième chargement depuis le Brésil.
Quatre ans plus tôt, à l’issue d’un lobbying intensif auprès du Congrès, Crowley avait obtenu au bénéfice d’Evran un prêt de 200 millions de dollars pour développer de nouvelles variantes de missiles air-mer et sol-mer.
— Le Taipan est une évolution du SLAM-ER de Boeing, à cette différence qu’il peut être tiré depuis des véhicules terrestres aussi bien que depuis un avion de chasse. Il a une portée de 200 kilomètres, ce qui nous suffit amplement dans ce cas de figure, et il est plus précis que tout ce qu’on trouve actuellement sur le marché… le seul problème sera d’amener les véhicules en position.
— Je m’en charge, mais c’est un travail très dangereux, et c’est moi qui prendrai les plus gros risques.
Crowley se tourna vers le rusé petit Pakistanais, sachant déjà ce qui allait suivre.
— Et ?
— Le masque de Toutankhamon est une incitation très séduisante – mais pour le moment, ce n’est que ça : une incitation et il n’y a aucune garantie qu’on puisse se procurer une telle icône. Mais, en signe de bonne foi, il existe un autre article qui est déjà sur le marché. Comme vous, je suis un admirateur fervent des grands maîtres, et de Van Gogh en particulier. Cela fait très longtemps que je recherche ses Coquelicots. J’avais espéré l’acquérir auprès d’un certain marchand à Venise, malheureusement, un autre de ses clients m’a devancé. Connaissant votre intérêt, et étant donné les très grands risques que vous voulez me faire prendre, je me demandais si vous seriez prêt à m’aider.
— C’est envisageable. Le prix serait de 60 millions de dollars, à condition, évidemment, que la phase un réussisse. Il faudrait aussi que vous vous occupiez personnellement de la récupération du tableau – et du masque.
— Si le masque arrive un jour sur le marché, dit le général Khan, les yeux brillants.
— Ces attaques ne sont qu’un début, Farid, le prévint Crowley pour le ramener à des considérations plus essentielles.
— Vous voulez encore viser l’approvisionnement en pétrole ?
Crowley secoua la tête.
— Non, après cette première étape, notre but sera essentiellement de semer la terreur. Grâce au cobalt 60. Une des plus prolifiques substances radioactives de la planète et l’une des plus dangereuses. Cette saloperie émet des rayons gamma si puissants que l’exposition d’un seul gramme de ce truc suffit à tuer. Je devrais pouvoir en livrer dans les trois pays cibles d’ici quelques mois. La phase trois qui suivra provoquera une panique comme on n’en a encore jamais vu. Nous aurons alors un contrôle total.