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Quartier général de la CIA, Langley, Virginie


— Il vous attend.

O’Connor adressa un large sourire à Chanelle, la blonde et séduisante assistante du directeur du National Clandestine Service, le nouveau nom du service opérationnel de la CIA.

— La météo ?

— Orageuse. Il rentre à peine d’une réunion avec le président.

O’Connor frappa à la porte du bureau situé au septième étage.

— Entrez.

Autrefois connu comme le DDO, Deputy Director of Operations ou directeur adjoint aux opérations, le maître espion en chef de la CIA quitta son ordinateur protégé des hackers par une affolante collection de pare-feu.

— Ah… O’Connor. Asseyez-vous, dit Tom McNamara en lui indiquant un des deux vieux fauteuils en cuir marron.

Doté d’un gros visage rond, de cheveux gris toujours très courts et d’un regard aussi bleu que perçant, le directeur des opérations de la CIA et ancien marine pesait 120 kg et en soulevait régulièrement 150 en salle. Il s’empara d’un dossier écarlate marqué « TOP SECRET – NOFORN », ce qui signifiait qu’en plus du niveau d’accréditation exigé, il ne devait en aucun cas être communiqué à un étranger, et contourna son bureau pour s’installer dans le second fauteuil.

— Agréable voyage ?

— En classe bétail, répliqua O’Connor, feignant d’avoir l’air vexé.

L’interminable vol depuis Alexandrie avait duré vingt et une heures.

— La prochaine fois, rappelez-moi de vous envoyer un de nos jets privés dotés d’un jacuzzi, répliqua McNamara en l’observant par-dessus le rebord de ses montures en écaille, un petit sourire au coin des lèvres, avant de retrouver tout son sérieux.

» Il y a quelques jours, un Chinook du 160e régiment d’aviation des opérations spéciales a été abattu non loin de la frontière afghano-pakistanaise. Cela n’a pas encore été rendu public, le Pentagone ayant quelques difficultés à retrouver deux des plus proches parents de certaines victimes, mais dès que ce sera fait, une conférence de presse sera organisée. Ça aurait pu être pire mais nous avons quand même perdu quatre membres d’équipage et quatre Seals… huit de nos meilleurs hommes.

O’Connor hocha la tête, attendant la suite. Aussi tragique que soit cet événement, McNamara avait sûrement une autre raison de faire appel à lui. Responsable de tous les agents de la CIA disséminés à travers le monde, et d’un nombre incalculable d’opérations clandestines dont certaines n’étaient même pas révélées au président, le directeur adjoint était, d’une certaine façon, plus puissant que le directeur de la CIA lui-même.

— Je vous ai fait revenir en raison de certaines informations très désagréables que nous venons de récolter concernant les talibans pakistanais, continua McNamara. L’incident avec le Chinook ne fait que confirmer nos craintes. Pour faire court : quelqu’un leur fournit des missiles sol-air de fabrication américaine. L’hélico se dirigeait vers les montagnes de l’Hindu Kush mais a été abattu avant de les atteindre alors qu’il volait à plus de 8 000 pieds.

— Un Stinger ?

Le fameux missile sol-air tiré depuis l’épaule équipait la plupart des troupes américaines au sol depuis plus de trois décennies. En 1979, quand les Soviétiques avaient envahi l’Afghanistan, les États-Unis avaient décidé d’en fournir à Ben Laden et aux moudjahidin, les combattants islamiques de la liberté, pour les aider à chasser l’envahisseur. Plus de 500 missiles ultramodernes avaient donc été livrés par la frontière pakistanaise. Avec une vitesse de croisière de 2 500 km/h, le Stinger, disposant d’un système de visée infrarouge capable de se verrouiller sur la signature thermique d’un avion, était d’une précision mortelle. Il pouvait abattre tout ce qui volait sous les 10 000 pieds, y compris un appareil commercial. Comme tant d’autres avant eux, les Soviétiques avaient été vaincus dans ces montagnes arides et quand ils s’étaient retirés, la CIA avait désespérément tenté de récupérer ces précieux engins, allant jusqu’à offrir de fortes sommes d’argent, mais beaucoup d’entre eux étaient restés aux mains de Ben Laden et d’Al-Qaida.

— C’est possible, mais nous n’en sommes pas certains. La plupart de ces Stinger ne devraient plus être en état maintenant. Regardez ça.

McNamara ouvrit un dossier issu des interceptions XKeyscore de la NSA qu’il posa sur la table basse. Le message disait : « Scorpion en route. Acquisition de l’artefact en bonne voie. »

O’Connor fronça les sourcils.

— C’est tout ?

— Je vous l’accorde, ce n’est pas grand-chose, acquiesça McNamara, et nous ne savons toujours pas avec certitude qui a envoyé ce texto, mais il a été reçu par l’ex-chef de l’Isi, le général Farid Khan.

Pour les deux hommes, la cause était entendue : les services secrets pakistanais – qui auraient dû être leurs alliés – ne se privaient pas de soutenir les talibans, formant un véritable État dans l’État.

— Il l’a transféré, ajouta-t-il, à un téléphone satellitaire localisé dans l’Hindu Kush… et non, ce n’était pas l’un des nôtres.

— Plutôt imprudent de sa part.

— Il s’est sans doute dit qu’un texte aussi court n’attirerait pas l’attention.

— Donc, même s’il n’appartient plus à l’Isi, le général Khan y jouit encore d’une certaine influence ?

— Je dirais même d’une influence considérable. Il était un des plus puissants généraux de l’armée et il a été viré à la suite de notre demande. J’ai parlé à notre chef de station à Islamabad : selon lui, l’Isi est furieuse contre son président… et le nôtre.

— Et vous pensez que ce texto fait allusion à des missiles Scorpion ?

Successeur du Stinger, le Scorpion était un pur produit Evran. Ses systèmes de guidage et d’alimentation constituaient un tel secret que le président et le Congrès avaient émis un décret interdisant sa vente à tout pays étranger, y compris à des alliés aussi proches qu’Israël ou l’Australie.

— On dirait bien, même si cette histoire d’acquisition d’artefact demeure pour l’instant un mystère. Peu après l’envoi de ce message, un satellite nous a transmis des images d’un convoi transportant du bois, dont la destination ostensible était Kaboul, enchaîna-t-il en montrant une série de clichés pris à très haute altitude. Ici, on le voit distinctement traverser la passe de Khyber, puis la frontière ; mais il n’est jamais arrivé… en tout cas, pas à Kaboul.

— Attaqué par les talibans ?

— C’est ce qu’on aurait aimé nous faire croire, mais il n’y a eu aucune victime et quand le convoi a atteint Jalalabad, juste de l’autre côté de la frontière, au lieu de continuer vers l’ouest et Kaboul, il a obliqué au nord le long de la route de liaison Kunar Bajaur vers Asadabad puis Asmar.

McNamara étala une carte de la zone frontalière entre le Pakistan et l’Afghanistan.

— Une fois arrivés à Hajiabad, poursuivit-il, ils ont transféré le chargement de bois sur des mules.

— C’est se donner beaucoup de mal pour transporter un peu de bois dans l’Hindu Kush…

— Exactement, d’autant qu’on trouve du cèdre indien dans les parages et que le chêne ne manque pas non plus. Pour ajouter à la confusion, même s’il possède de nombreuses forêts, le Pakistan importe l’essentiel du bois qu’il consomme, il est donc peu probable qu’il ait exporté celui-ci. Si cette livraison n’est qu’une couverture, il faut que nous découvrions son origine, ce qui pourrait nous donner une indication sur l’identité du fournisseur des missiles, conclut McNamara.

— Et comment allons-nous procéder ? s’enquit O’Connor, ironique, car il se doutait déjà de la réponse.

— Nous, non… vous, oui, répliqua son chef, tout aussi sarcastique. Cette fois, je vous épargne la classe bétail, comme vous dites. Un de nos jets est prêt à vous emmener en Afghanistan où une équipe Seal vous attend sur la base de Bagram. Voici les dossiers, mais je crois que vous connaissez déjà certains de ces gars.

— J’ai fait quelque chose qui vous a déplu ces derniers temps ?

— Non, mais ça viendra sûrement. Disons que ceci est un acompte, fit McNamara, visiblement content de sa réplique. Je viens de briefer Rebel, continua-t-il, plus sérieux.

Depuis Franklin D. Roosevelt, les services de communication de la Maison-Blanche assignaient des noms de code aux présidents, à leur épouse ainsi qu’à d’autres VIP et à certaines installations. Kennedy avait été Lancer, et Jacqueline, sa femme, Lance. Le président McGovern était Rebel, tandis que la first lady, une dame très indépendante d’esprit, s’était vue attribuer Reformer.

— Rebel veut savoir si les talibans disposent ou non de Scorpion, et si c’est le cas, qui les leur fournit. Inutile de vous dire qu’en ce moment cette histoire me prend la tête. Comment va Aleta ? enchaîna McNamara.

— Elle prend du bon temps à Alexandrie, ou du moins elle en prenait. Donc, même si elle n’a aucune envie de vous adresser la parole en ce moment, je dirais qu’elle va plutôt bien.

O’Connor préférait taire ses inquiétudes de l’avoir laissée seule dans une Égypte encore troublée après le coup d’État militaire.

— Transmettez-lui mon bon souvenir, répondit McNamara, retrouvant son sourire, et dites-lui que je regrette un tout petit peu d’avoir gâché vos vacances.

Weizman était bien connue au sein de la CIA, même si certains ici ne l’appréciaient guère en raison de ses révélations sur le rôle de l’agence dans la mort de 200 000 personnes lors de la guerre civile au Guatemala. Une implication qui avait incité le président Bill Clinton à présenter des excuses officielles au peuple de ce pays d’Amérique centrale à la pauvreté endémique durant sa visite à Guatemala City en 1999. Mais de nombreux hommes et femmes de la Compagnie – le terme utilisé par ses employés pour désigner la CIA – lui témoignaient un immense respect. Weizman avait largement fait ses preuves sous le feu ennemi, quand O’Connor et elle avaient dû se battre pour survivre dans les jungles du Guatemala et du Pérou.

Plongé dans ses pensées, O’Connor retourna chercher son sac dans le bureau qui lui avait été temporairement assigné dans le bâtiment de l’ancien QG. Il avait un mauvais pressentiment, la sensation désagréable qu’Aleta était en danger.