Nichée au pied des collines de Margalla, Islamabad se réveillait baignée par la lumière du soleil levant. À la fin des années 1950, estimant que Karachi se trouvait trop au sud, le gouvernement pakistanais avait décidé de relocaliser sa capitale. Pour ce faire, il avait fait bâtir cette ville à partir de rien.
Le mot « Jannat » – que Khan avait choisi pour baptiser sa villa – signifie « paradis » en ourdou. Le grand patio, bordé de palmiers en pots, de cactus et de plants de marijuana, toisait la capitale aux impeccables avenues tirées au cordeau et sa myriade de parcs et de jardins.
Le lieutenant général Farid Khan adopta la posture de soumission face à La Mecque alors qu’il arrivait à la fin du Fajr, la prière de l’aube, la première des cinq de la journée. Il toucha le bois du parquet avec son front : « Allahou Akbar… Subbana rabbiyal-a’la… Ash-hadu alla ilaha illahahou… Allah est grand ; ô Allah, gloire à toi, le plus grand ; j’atteste qu’il n’y a nulle divinité digne d’être adorée hormis Allah. »
Quand il eut terminé, il se redressa et resta un moment immobile, toujours face à La Mecque. L’heure de la vengeance allait bientôt sonner pour l’ex-patron de l’Isi, les services secrets pakistanais. Le jugeant « trop » islamiste, Washington avait exigé son renvoi. Pour cela et pour tout le reste, l’Occident allait payer. Un jour, il en avait fait le serment, le monde entier obéirait à l’islam et à la seule loi que Khan reconnaissait : la charia.
Il descendit dans la galerie verrouillée et sécurisée située sous son vaste bureau. Le petit et massif général basané avait consacré trente années à se hisser au sommet des services de renseignements. En chemin, il avait non seulement exploré tous les méandres du pouvoir corrompu à Islamabad, mais grâce à son appartenance à Pharos – une organisation aussi puissante que secrète qui se réunissait une fois par an à Alexandrie –, il avait aussi acquis une profonde connaissance des marchés financiers. Khan était désormais l’homme le plus riche du Pakistan. Son immense villa, protégée par un vaste contingent de gardes privés, se dressait sur une des collines abruptes au nord de la capitale.
Il désactiva l’alarme pour pénétrer dans son musée privé où la température et le taux d’humidité étaient strictement contrôlés. Passant la main dans sa chevelure drue et courte, il s’immobilisa pour admirer La Congrégation quittant l’église réformée de Nuenen de Vincent Van Gogh. La petite huile sur toile de 1884, que le maître avait peinte pour sa mère quand elle s’était brisé le col du fémur, était une de ses préférées.
Khan passa ensuite à sa compagne, Paysage de mer près de Scheveningen, toujours de Van Gogh et datant, elle, de 1882. Il recula pour apprécier les traits rudes du pinceau de l’artiste et son utilisation d’épaisses couches de couleurs : les nuages sombres, les gris et les blancs du ciel d’orage, les vagues écumantes et le pavillon du bateau solitaire, flottant au vent. Les tableaux avaient tous deux été volés au musée Van Gogh d’Amsterdam en 2002 et, désormais, grâce à l’entremise d’un trafiquant d’art sénile, Zachary Rubinstein, ils appartenaient à Khan.
La propriété exclusive de certains des plus grands chefs-d’œuvre de l’humanité lui procurait un immense plaisir. Il avait même envisagé la possibilité d’acquérir La Joconde. Le plus célèbre tableau du monde avait déjà été volé en 1911. Vincenzo Peruggia, un employé italien du Louvre qui désirait que Monna Lisa retrouve son pays d’origine, s’était dissimulé dans un placard à balais après la fermeture du musée puis l’avait quitté en dissimulant tout simplement la toile sous son manteau. La sécurité avait été améliorée depuis, mais rien n’était impossible. On avait retrouvé le tableau deux ans plus tard à Florence et, depuis lors, il avait dû subir une attaque à l’acide en 1956, avant d’être victime d’un jet de pierre la même année, puis d’un autre de peinture rouge… ce qui avait conduit le Louvre à le protéger sous une vitre à l’épreuve des balles. Il arrivait, très rarement, que la toile fût confiée à d’autres musées, mais les mesures de sécurité dont elle faisait l’objet la mettaient pour le moment hors de portée.
Malgré une collection déjà inouïe, il tenait désespérément à y adjoindre trois œuvres : Coquelicots de Van Gogh, le pendentif faucon de Toutankhamon et, surtout, le plus célèbre des artefacts égyptiens : le masque d’or du même Toutankhamon.
Le tableau Coquelicots avait été peint trois ans avant la mort de l’artiste et il avait disparu du musée Mohamed Mahmoud Khalil au Caire en 2010. Dans un moment d’étourderie, Rubinstein avait laissé entendre qu’il savait où le trouver ; le général Khan était prêt à beaucoup de choses pour obtenir cette information.
Son autre passion concernait l’égyptologie et, plus particulièrement, tout ce qui avait trait aux pharaons. Sa collection ne cessait de s’accroître et les récents événements en Égypte avaient, de ce point de vue, constitué une véritable aubaine. Rubinstein s’était déjà procuré l’exquise statue de la sœur de Toutankhamon, Une fille du pharaon Akhenaton. Les deux œuvres qu’il désirait par-dessus tout devenaient désormais possibles. Toutes deux se trouvaient au fameux Musée égyptien du Caire situé sur les rives du Nil. Le premier, le pendentif funéraire en forme de faucon, superbement ouvragé en or massif, enchâssé de lapis-lazuli, de cornalines et de turquoises, avait été découvert par Howard Carter dans un coffret en bois dans la chambre au trésor du tombeau de Toutankhamon. Les ailes en pierres semi-précieuses rouges, bleues et noires étaient déployées comme pour protéger le défunt pharaon. Dans ses serres, le rapace tient les shen, les anneaux d’éternité, et les ânkhs, les clés de la vie, montrant que le « garçon roi » était promis à une vie éternelle après la mort. Curieusement, Rubinstein avait déclaré que le pendentif pouvait être acquis, à condition d’y mettre le prix. Et puis, il y avait le masque, le plus grand trophée de toute l’égyptologie.
Khan consulta sa montre. Il était temps de partir. D’abord pour Peshawar d’où il traverserait la passe de Khyber pour se rendre en Afghanistan, dans les imposantes montagnes de l’Hindu Kush. C’était une des frontières les plus dangereuses du monde, et il n’avait accepté d’aller y rencontrer les talibans afghans et Al-Qaida qu’après d’insistantes requêtes de la part du groupe Pharos… et une promesse qu’il lui était impossible d’ignorer. S’il parvenait à intégrer les talibans et Al-Qaida aux plans de Pharos, le très secret Sheldon Crowley avait promis de tenter de lui obtenir le masque funéraire de Toutankhamon.
Khan s’arrêta un bref instant devant la toile de Jean-Baptiste Oudry, Le Canard Blanc, datant de 1753 et volée dans la propriété de la marquise de Cholmondeley à Houghton Hall dans le Norfolk au Royaume-Uni. Il sourit. La texture des plumes était extraordinaire, et il était désormais le seul à pouvoir l’apprécier.