Le domestique posa les boissons sur la table en pierre : citron pressé pour Omar Yousef et Tayeb Jamal, gin tonic pour Khan.
— Bon… est-ce que les préparatifs sont terminés, Yousef ? demanda le général.
Le commandant d’Al-Qaida hocha la tête.
Sur son portable, Khan afficha une carte Google Earth du Moyen-Orient et zooma sur le golfe Persique et Ras Tanura, la gigantesque raffinerie de pétrole saoudienne : la plus vaste au monde, située sur la côte occidentale du golfe, au nord de Bahreïn.
— Impressionnant, n’est-ce pas ? dit Khan en affichant une image de l’immense complexe avec sa forêt de réservoirs, de canalisations et de stations de pompage. Elle produit environ 7 millions de barils de brut par jour et transforme encore un autre million en produits raffinés. Ce qui nous donne un trafic de 4 000 tankers par an.
— Et l’argent qu’elle rapporte ne sert qu’à satisfaire d’absurdes caprices, dit Yousef avec mépris. Il y a autant de princes en Arabie saoudite qu’il y a de tankers à Ras Tanura : ils passent leur temps à se pavaner sur des yachts luxueux, avec leurs cartes American Express. L’un d’eux vient tout juste de commander un Airbus 380 avec quatorze cabines privées, une salle de conférences et une salle de cinéma. Il a même fait installer des écuries pour des chevaux et un garage pour deux Rolls-Royce dans la soute, alors que mes hommes crèvent de faim. C’est un péché et une honte pour l’islam ! s’exclama-t-il. Mais nous sommes enfin prêts, reprit-il, son mépris pour les Saoudiens s’effaçant devant son enthousiasme à frapper l’Occident. Les missiles Taipan sont cachés dans deux camions censés livrer du bois, et qui sont prêts à partir à la sortie de Quetta.
La capitale du Baloutchistan au Pakistan était située en altitude, près de la frontière avec la province de Kandahar en Afghanistan. Connue pour ses bazars et ses artisans, la ville qui autrefois accueillait les touristes à bras ouverts était désormais devenue un repaire pour terroristes. Deux âpres conflits – les persécutions que les sunnites infligeaient à la minorité chiite hazara et la lutte pour l’indépendance de l’Armée de libération baloutche – déchiraient cette région où les attaques contre les mosquées et les marchés se multipliaient, la police semblant dans l’incapacité de les éradiquer. Une situation chaotique qui convenait à merveille à Al-Qaida.
— Nous partirons de Quetta après-demain à l’aube, et nous suivrons la N40 le long de la frontière sud de l’Afghanistan jusqu’à la frontière iranienne à Taftan, expliqua Yousef. Cela fait à peu près 700 kilomètres.
La route de la coopération régionale pour le développement qui reliait le Pakistan à l’Iran et à la Turquie traversait certaines des régions les plus désolées de la planète.
— De Taftan, inch’Allah, une fois que nous aurons franchi la frontière, nous prendrons la Route 84 vers le nord jusqu’à Zahedan, où nous attendrons deux 4 × 4 Toyota.
— Trop difficile de leur faire passer la frontière ?
Yousef acquiesça.
— Les Iraniens ne se méfieront pas de camions livrant du bois, mais les faire escorter par deux Toyota pourrait éveiller les soupçons. De Zahedan, nous traverserons le désert jusqu’à Bam avant de filer au sud vers Bandar Abbas sur la côte.
La ville portuaire et capitale de la province d’Hormozgan était la principale base navale iranienne.
— Et vous ? Comment comptez-vous passer ? demanda Khan.
— Nous avons un contact et nous nous présenterons quand il sera à son poste. Il est peu probable que les Iraniens s’intéressent à un chargement de bois, mais au cas où ils le feraient, on a ce qu’il faut.
Yousef ouvrit son sac qui contenait 250 millions de rials iraniens en billets usagés de 50 000 – soit à peu près l’équivalent de 2 euros. Le total représentait moins de 10 000 euros. Depuis que l’Iran s’était mis en tête de construire des armes nucléaires, les sanctions économiques imposées par les États-Unis et leurs alliés avaient provoqué, entre autres, l’effondrement de sa monnaie.
— Excellent, fit Khan en se servant un nouveau gin tonic. Et vous nous préviendrez quarante-huit heures avant le début de l’attaque ?
— Je n’ai pas oublié, dit Yousef en sortant un vieux catalogue de timbres. Nous allons sur stampgeekcol.com et nous postons un message.
— Passons aux attaques de la phase deux… quelle est la situation aux États-Unis ?
— Nous avons trois cellules entraînées sur place, confirma Yousef, et elles sont prêtes. Il faut juste leur indiquer les cibles… et leur fournir le cobalt 60.
Sirotant sa boisson, Khan sourit en imaginant la panique qui allait s’emparer des plus grandes villes occidentales. À l’exception des plus épais blindages au plomb, l’intense rayonnement gamma traversait à peu près tous les matériaux – verre, acier ou béton – avec des effets dévastateurs, notamment sur l’ADN des personnes contaminées, désintégrant les cellules ou provoquant leur mutation, déclenchant toutes sortes de cancers. En cas de diffusion dans l’atmosphère, des milliers de victimes souffriraient très vite de brûlures et vomiraient du sang. La destruction des globules rouges et blancs serait suivie d’intenses migraines, de diarrhées abominables et de comas.
— Le cobalt 60 est l’un des pires cauchemars de l’Infidèle. Où en sommes-nous en Angleterre et en Australie ?
— La tâche n’a pas été difficile en Grande-Bretagne, dit Yousef. Malgré les attaques de l’Infidèle depuis ses bases à Djibouti, nous avons des camps à Hayo en Somalie et sur l’île de Lamu ; nos liens sont bons avec le régime islamique et nous avons pu entraîner vingt-cinq ressortissants britanniques aux techniques du djihad. Ils sont maintenant rentrés chez eux où, comme vous l’avez demandé, nous avons monté une petite affaire d’import-export. Ils attendent nos ordres.
— Cela a été un peu plus difficile, mais nous sommes entrés en contact avec le Jemaah Islamiyah qui a des cellules là-bas.
Basé essentiellement en Indonésie, le JI d’Abu Bakr Bashir avait envoyé des émissaires en Australie afin d’y entraîner une centaine de djihadistes. Cette filière avait été créée par Abdul Ayub et son frère jumeau Abdul Rahman qui avaient fait leurs premières armes avec les moudjahidin en Afghanistan. Les deux frères avaient pris la fuite après l’attentat de Bali en 2002, mais beaucoup d’autres étaient restés.
— Savent-ils ce qu’on attend d’eux ?
Yousef hocha la tête.
— Le but premier du JI est de renverser le gouvernement indonésien, mais nous faisons cause commune contre l’Occident et nous disposons de deux cellules à présent : l’une composée de membres du JI et l’autre d’Australiens qui sont allés combattre avec Daesh en Syrie.
Comme de nombreux jeunes Européens, plus d’une centaine d’Australiens avaient rejoint les rangs de l’État islamique en Irak et en Syrie, faisant allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi, son calife autoproclamé. Radicalisés et fanatisés, beaucoup étaient maintenant rentrés dans leur pays d’origine pour y semer la terreur.
— Nous avons aussi monté une importante affaire d’import-export à Melbourne. Dès qu’ils auront le cobalt 60, ils passeront à l’action.
Khan rassura son jeune protégé.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, il sera livré en temps et en heure.
Il s’autorisa un sourire.
— Les ports sont l’un des talons d’Achille de l’Infidèle, reprit-il. Si on prend par exemple l’Australie, les derniers chiffres dont je dispose montrent que les autorités ne contrôlent que 3 % des containers qu’on y décharge : 100 000 sur plus de 3 millions chaque année. La Grande-Bretagne ne fait pas beaucoup mieux, quant aux États-Unis, la Sécurité intérieure se soucie bien plus de ce qui entre dans le pays…
Il s’interrompit, craignant d’en avoir déjà trop dit : il n’était pas nécessaire de révéler à ses jeunes interlocuteurs la provenance du cobalt 60.
— Une fois que nous aurons accompli, je l’espère, avec succès les phases un et deux, conclut-il, nous passerons à la phase trois.
— Nous réussirons ! affirma Yousef, le regard brillant de haine et d’impatience.
Khan afficha une carte des États-Unis.
— Comme vous le voyez, n’importe qui peut trouver sur Internet l’emplacement de leurs principaux complexes nucléaires, dit-il en montrant les icônes jaunes que la communauté internationale imposait pour symboliser les unités de refroidissement.
» L’Infidèle n’est pas très malin, ricana-t-il. Il a demandé un rapport sur les faiblesses de ses installations qu’il s’est, ensuite, empressé de publier en ligne.
Il ouvrit une autre fenêtre et un rapport titré : « Protéger les installations nucléaires américaines d’une attaque terroriste ».
— Il existe 104 réacteurs nucléaires commerciaux aux États-Unis, une trentaine d’autres dans des centres de recherche universitaires éparpillés à travers tout le pays et plus encore dans des bases militaires. Les réacteurs affectés à la recherche sont moins surveillés que les unités de production, mais celles-ci ont aussi leurs faiblesses, surtout celles qui se trouvent à proximité des grandes zones urbaines et sont proches de la mer ou de rivières, comme ici.
Khan désignait la centrale de Indian Point sur la rive est de l’Hudson à 55 kilomètres à peine au nord de Central Park à New York.
— Le plan d’urgence de l’Infidèle pour Power Point, qu’on trouve aussi sur Internet, donne tous les détails concernant les mesures qui seraient prises en cas d’urgence par tous les services concernés : la police de New York, le département de l’Énergie, les pompiers, les hôpitaux, et par Westinghouse qui gère la centrale. Ce plan nous donne aussi la disposition des lieux, et surtout l’emplacement des bâtiments de confinement.
— L’unité un n’est plus opérationnelle ? demanda Yousef, lisant les indications sur l’écran.
— Elle a été fermée en 1974, mais l’unité deux a été mise en service la même année et la trois deux ans plus tard. Les bâtiments de confinement sont nos cibles principales. Si nous parvenons à y ouvrir une brèche et détruire la capacité de l’Infidèle à maîtriser la fusion du cœur, la contamination radioactive sera catastrophique.
— Pire qu’à Fukushima ? demanda Yousef.
— Bien pire. Pour commencer, il y a 8 millions d’habitants à New York et il leur faudra en évacuer plus de 5 millions. En comparaison, au Japon, il ne s’agissait que de 100 000 personnes. Si nous détruisons le cycle de refroidissement du réacteur, les cœurs des unités deux et trois feront fondre le confinement en acier, dit Khan, en montrant l’image sur l’écran. Une fois celui-ci hors-service – et c’est ce qui s’est passé à la fois à Tchernobyl et à Fukushima –, les débris radioactifs en fusion s’échapperont et viendront faire fondre la dernière couche de protection en béton. À ce moment-là, la réaction deviendra incontrôlable.
— On y arriverait plus facilement avec un avion, remarqua Jamal, réfléchissant à haute voix.
— Inutile de vouloir rejouer le 11-Septembre, les écoles de pilotage aux États-Unis sont maintenant très surveillées, dit Khan, mais des failles existent ailleurs. L’industrie nucléaire s’appuie sur les agences de renseignements pour obtenir des informations sur d’éventuelles menaces et, depuis 2008, la CIA estime officiellement que le principal danger est… Al-Qaida.
Yousef et Jamal échangèrent un grand sourire.
— Depuis le 11-Septembre, l’industrie nucléaire aux États-Unis a dépensé 2 milliards de dollars pour améliorer la sécurité de ses centrales, donc cette mission ne risque pas d’être ce que l’Infidèle appelle une promenade de santé, mais si nous tirons profit de ses faiblesses, nous réussirons.
Khan afficha une autre partie du rapport.
— Ils ne le clament pas sur tous les toits, mais dans les milieux bien informés, on sait qu’ils ont abandonné les mesures de protection contre les lance-roquettes, car cela leur reviendrait trop cher.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Yousef en montrant un ensemble de données dans un coin de l’écran.
— Il s’agit des prévisions de vent dominant à divers moments de la journée, basées sur un historique des données météorologiques, dit Khan. Pour anticiper, en cas de fuite de radiations, la direction qu’elles prendraient. L’évacuation forcée de 5 millions de personnes déclenchera à coup sûr des mouvements de panique, ajouta-t-il en ricanant. Ils ont aussi admis que le bouclier à l’épreuve des balles utilisé pour les réacteurs est inefficace contre des cartouches calibre 50 des fusils anti-matériel.
» Leur National Rifle Association nous rend de fiers services, poursuivit-il. Dans la plupart des États, il est parfaitement légal de posséder des mitrailleuses d’un tel calibre, dit-il en ouvrant une nouvelle fenêtre sur son écran pour afficher le site d’un vendeur d’armes bien connu. Et voilà… le Barrett calibre 50… celui-là même qui est utilisé contre nous ici en Afghanistan, une des armes préférées des forces spéciales de l’Infidèle.
— Des assassinats qu’il va payer très cher, intervint Yousef en référence à ses camarades disparus.
— On peut se procurer un des derniers modèles pour moins de 13 000 dollars en ligne. Il y a des difficultés, mais qu’on peut aisément contourner, toujours grâce à la NRA, expliqua Khan qui suivait attentivement la politique intérieure américaine. Il n’est pas rare que l’Infidèle se retourne contre lui-même et qu’un massacre ait lieu dans une école ou une université.
Ses deux jeunes protégés l’écoutaient attentivement.
— Le président McGovern tente bien de durcir les lois sur les ventes d’armes et d’instaurer des contrôles sur les acheteurs mais, à chaque fois, il est bloqué au Sénat.
— À cause de la NRA ?
— Oui, c’est un de leurs plus puissants lobbys. Cette organisation surveille chaque sénateur et chaque représentant. Si l’un d’entre eux vote contre elle, à l’élection suivante, elle s’en prend à lui. Mais, prévint Khan, les nôtres devront être très prudents. Les achats devront être faits à l’unité dans des États différents et à des intervalles de temps assez longs. Mais nous verrons ça plus tard. Pour le moment, nous devons résoudre un problème plus immédiat : comment introduire les nôtres dans les installations nucléaires. Peu importe l’emploi qu’ils pourront avoir – chauffeur, manutentionnaire – tant qu’ils bénéficient d’un accès et peuvent confirmer nos informations. Combien d’hommes avons-nous aux États-Unis en ce moment ?
— Difficile de donner un nombre précis, dit Yousef, car il ne cesse de grandir, mais nous pouvons compter sur au moins cent personnes dans tout le pays, dont dix à qui je confierais ma vie.
Khan hocha la tête.
— Bien, mais l’Infidèle surveille le moindre de nos mouvements. Pas question d’utiliser des ordinateurs ou des smartphones ; il faudra se contenter de téléphones à carte prépayée et ne s’en servir qu’une seule fois. Toutes les communications se feront par courrier ou par le site de philatélie.
Le général Khan dressa ensuite la liste des cibles nucléaires potentielles aux États-Unis, excluant toutes les installations appartenant à Evran, avant de passer aux plus fidèles alliés des États-Unis.
— En Australie, le choix est plus simple, dit-il. Il n’y a qu’un seul réacteur de recherche là-bas, dans un endroit nommé Lucas Heights au sud-ouest de Sydney. Il y a déjà eu des alertes mais personne n’est encore parvenu à lancer une attaque… pour le moment.
Il repassa sur Google Earth pour afficher une vue aérienne du site.
— Cette base militaire ici, à Holsworthy, dit-il en montrant une zone à quelques kilomètres du réacteur, est toute proche. Selon Wikipédia, elle abrite un régiment de commandos, le 6e régiment d’aviation, le Signals Regiment 17 et une importante unité médicale. Nous n’avons rien à craindre de leur part, car une fois que nous aurons fait sauter le réacteur, il sera trop tard. Avec un peu de chance, si les vents dominants viennent de l’ouest, ils porteront les radiations vers Sydney, leur plus grande ville.
— Les Australiens vont regretter de s’être alliés aux Américains, dit Yousef.
— Et les Anglais ? demanda Jamal.
— Là-bas, nous avons l’embarras du choix, expliqua Khan en ouvrant une autre fenêtre. Ils disposent de seize réacteurs commerciaux qui, comme vous pouvez le voir, sont éparpillés dans tout le pays, au sud à Dungeness et à Hinkley Point et jusqu’à Hunterston et Torness au nord. Dungeness est le plus proche de Londres, mais les vents dominants dans la région venant du sud-ouest, il vaut mieux cibler Hinkley Point pour toucher les zones les plus peuplées. Combien d’hommes avez-vous au Royaume-Uni ?
— Beaucoup plus qu’en Australie… assez pour attaquer deux ou trois centrales.