Sheldon Crowley engagea son Aston Martin One-77 sur la longue allée bordée d’arbres de son domaine dans Preston Hollow à Dallas. Seuls soixante-dix-sept exemplaires de ce modèle avaient été fabriqués, ce qui expliquait son nom, et à 1,85 million de dollars, c’était l’une des voitures les plus chères du moment. Irascible et impatient, Crowley choisissait toujours le moyen de déplacement le plus rapide, mais même lui ne pouvait approcher les limites de l’énorme V12 de 7,3 l de cylindrée : sa vitesse maximale de plus de 350 km/h était digne d’une Formule 1. Il possédait cet engin non parce qu’il pouvait exploiter ses formidables performances, mais parce qu’il en avait les moyens et parce que, là encore, c’était un objet des plus rares.
Les immenses grilles en fer forgé de Ploutos Park s’ouvrirent en silence pour se refermer ensuite derrière lui. Il se dirigeait à présent vers les tours jumelles et étincelantes du siège social d’Evran, à 8 kilomètres de là.
Le gardien le salua alors qu’il s’engageait dans le parking souterrain réservé aux cadres dirigeants pour se garer devant son ascenseur personnel. La cabine monta au quatre-vingt-deuxième étage où Rachel était déjà au travail.
Crowley pénétra dans son bureau, une pièce grandiose en angle dont les deux parois entièrement vitrées offraient une vue extraordinaire sur la ville. Les autres murs n’étaient qu’un étalage ininterrompu de grands maîtres – Rembrandt, Michel-Ange, Vinci –, tous acquis de façon légale dans des ventes aux enchères et chacun valant des dizaines de millions. Crowley s’immobilisa un instant pour jouir de la vue sur ces rues envahies de voitures, de camions et de cars tous alimentés par des dérivés du pétrole ou du gaz. Cette idée lui fit penser au Papyrus Euclide et à l’existence éventuelle d’une énergie alternative et il prit note de ne pas manquer de demander à Rubinstein s’il avait du nouveau.
Son regard balaya la ligne des gratte-ciel de Dallas. Contempler l’humanité grouillante et coincée sur Elm et Commerce, dans une des villes les plus embouteillées d’Amérique, lui procurait toujours une réelle satisfaction. Un télescope en cuivre trônant devant l’une des fenêtres venait souligner encore un peu plus la situation dominante de son bureau. Il éprouvait plus de plaisir encore à toiser les toits de la Bank of America, de la JP Morgan Chase Tower ainsi que l’extraordinaire architecture en prisme du Fountain Place avec les 172 fontaines qui dansaient à ses pieds et qui, vues d’ici, semblaient minuscules. Dès leur conception, Crowley avait tenu à ce que ses tours expriment cette domination. À 396 mètres de haut, elles étaient non seulement les plus hautes de Dallas, mais elles étaient aussi plus grandes que l’Empire State Building. En termes de hauteur, elles étaient les quatrièmes des États-Unis après le nouveau One World Trade Center bâti au nord-ouest du site du 11-Septembre et les tours Willis et Trump à Chicago. Le dernier étage était entièrement occupé par les bureaux de Rachel et Crowley, quelques suites, plusieurs salles de bains, saunas et salles de massage ainsi que par la salle du conseil d’administration que jouxtaient une immense salle à manger et des cuisines.
— Bonjour. J’espère que vous avez bien dormi, fit Rachel en entrant.
Le ton était sec, tout juste poli. Elle détestait être à Dallas. Sa maison luxueuse payée par Evran sur Strait Lane, l’une des rues les plus chics de la ville, n’était pas en cause. Non, son problème était ailleurs : elle n’aimait pas partager. Cela faisait un moment qu’elle s’était juré de forcer son patron à divorcer de sa femme, une créature grotesque en cardigan et collier de perles, pour enfin lui mettre le grappin dessus et ajouter l’administration de Ploutos Park à ses déjà nombreuses responsabilités.
Crowley se servit un café à la machine à expresso.
— Comment se présente la journée ?
— Bien remplie, répondit-elle en posant une sortie imprimée de son agenda électronique sur son bureau. Comme vous l’avez demandé, je vous ai laissé une disponibilité entre 9 et 10 heures du matin. Resterez-vous au bureau ?
— Il y a certaines choses auxquelles il n’est pas nécessaire que vous soyez mêlée, répliqua-t-il froidement.
Ses rencontres avec des tueurs comme Elias D. Ruger ne concernaient que certaines personnes choisies avec soin. Hormis le chef de la Zone 15, Eugene Reid, personne à Evran, pas même Rachel, n’était au courant.
— La réunion du conseil est à 11 heures, le déjeuner à 13 heures, répondit-elle, tout aussi glaciale.
— Ils sont tous là ?
— Tous, confirma Rachel.
Le dernier cadre qui s’était présenté en retard à une réunion du conseil d’administration avait été viré sur-le-champ. Ce qui n’empêchait pas cette réunion mensuelle de n’être qu’une mascarade. Les minutes qui lui étaient consacrées servaient uniquement à respecter la réglementation des autorités de régulation.
— Le système d’enregistrement ?
— Vérifié et en état de marche dans la salle de réunion ; au cas où vous en auriez besoin ici, celui de votre bureau est branché lui aussi.
À l’insu de ses plus hauts dirigeants, Crowley enregistrait toutes ses conversations avec eux ; les fichiers numériques étaient conservés dans des dossiers cryptés dont les mots de passe n’étaient connus que de Rachel et de lui-même. Il tenait à mettre Evran à l’abri d’un scandale du type Watergate. Les accords les plus scabreux étaient toujours discutés en face à face dans son bureau avec Rachel pour unique témoin. En cas de procès, ce serait la parole de deux personnes contre celle d’une seule.
— Et vous vouliez parler au pasteur Shipley pour gagner le vote évangélique. Voulez-vous que je m’en occupe ?
— Inutile. J’ai parlé à ce cul-bénit hier soir. Il refuse de soutenir Davis et ne fera pas campagne pour sa nomination.
— Je ne peux pas dire que cela me surprend… J’imagine que notre week-end à Cannes n’est plus à l’ordre du jour ? fit Rachel, un sourire aux lèvres, un sourcil haussé.
— On n’a toujours rien sur Shipley ? demanda Crowley avec irritation, ignorant délibérément ses avances.
Il tripotait son stylo plume en or massif, un Panthère de Cartier, incrusté de plus de 400 diamants et émeraudes.
— Peut-être. Un léger problème fiscal. Sa megachurch sur Hermit Road rapporte un peu plus de 40 millions de dollars par an, qui sont bien sûr exonérés d’impôts, mais ces cinq dernières années il a déclaré un revenu annuel de 50 000 dollars, ce qui ne l’empêche pas de disposer d’un jet privé et de rouler en Maserati. La Zone 15 travaille sur cette petite anomalie.
— Je ne vois pas l’intérêt de payer des impôts si on peut l’éviter et le dénoncer au fisc ne nous mènera nulle part. Où en sommes-nous avec Carter Davis ?
— Je viens d’avoir son assistante personnelle : Davis prendra votre appel quand vous serez prêt. Mais, avant cela, M. Reid désire vous parler… il dit que c’est urgent.
*
* *
Rachel ouvrit la porte pour faire entrer Reid avant de se diriger vers une des tables d’angle où, discrètement, elle brancha le système d’enregistrement, l’un des trois endroits dans la pièce où il pouvait être activé.
— Ce sera tout, Rachel.
Surprise, elle resta néanmoins impassible et se retira, refermant la porte insonorisée derrière elle. Elle était rarement exclue de ces discussions et, à chaque fois, cela la mettait en rage. Elle se promit d’écouter l’enregistrement.
*
* *
— Il y a eu du nouveau au Caire, dit Reid.
Comme Ruger, le grand et noueux chef de la Zone 15 arborait plusieurs tatouages, dont celui d’un crâne enflammé avec deux tibias croisés sur la nuque.
— Vous aviez demandé qu’on surveille tout ce qui concerne les papyrus. Eh bien, l’un d’entre eux vient tout juste de refaire surface. Le Papyrus Horus.
Crowley fut aussitôt en alerte. L’une des plus grandes menaces contre le dogme de la chrétienté avait enfin été retrouvée.
— Notre contact au Musée du Caire nous a envoyé ça, dit Reid en lui tendant le message décrypté ainsi qu’une photographie du papyrus et une traduction des hiéroglyphes. O’Connor et Weizman ont rencontré Badawi, le directeur du musée, et lui ont offert le papyrus pour ses collections, mais à la condition qu’il retarde l’annonce de sa découverte pendant qu’ils recherchent le Papyrus Euclide. Nous les surveillons tous les deux. En ce moment même, O’Connor se trouve à Washington, ce qui rend Weizman vulnérable.
C’était une question et Crowley ne s’y trompa pas. Il secoua la tête.
— Le Papyrus Horus est unique et cela seul lui offre une place dans n’importe quelle collection, répondit-il en l’insérant mentalement dans la sienne, mais pour le moment il représente surtout une menace pour l’Église. Le Papyrus Euclide est bien plus important et Weizman et O’Connor pourraient nous y mener.
— C’est possible, mais en ce qui concerne le Papyrus Horus, Aboud annonce un prix de 50 millions de dollars.
— D’où sort ce chiffre ? Il n’apparaît pas dans ce message.
— Nous l’avons mis sur écoute. Aboud l’a discrètement proposé à Rubinstein à Venise ; c’est pour cela que j’ai insisté pour vous voir au plus vite.
Les joues de Crowley se colorèrent.
— L’infect petit traître. Il croit pouvoir nous doubler. Qu’a dit Rubinstein ?
— Qu’il le recontacterait.
— Et le juif va me l’offrir pour 10 millions de plus.
— À vous ou au Vatican ?
— Ou aux évangéliques, marmonna Crowley, un plan se formant déjà dans sa tête. Laissez ça, je m’en occupe, et continuez à surveiller O’Connor, Weizman, Rubinstein et Aboud vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En attendant, j’ai rendez-vous avec un de vos anciens collègues, Elias D. Ruger.
Crowley scrutait le visage de Reid pour y chercher la moindre réaction à la mention de son ex-codétenu du pénitencier d’État de l’Illinois. Il n’en perçut aucune.
— Je lui ai donné accès à la Zone 15, mais uniquement pour les missions qui le concernent. Vous lui fournirez les informations nécessaires sur les affaires que je serai amené à lui confier, en commençant par un briefing sur les activités d’O’Connor et Weizman à Alexandrie et au Caire.
Une fois Reid parti, Crowley rappela Rachel.
— Je reviens dans une heure. Si Shipley est en ville, coincez-le-moi avant la réunion du conseil. S’il fait sa mauvaise tête, dites-lui que j’aimerais lui faire une nouvelle donation.
*
* *
— Bienvenue à Dallas, dit Crowley à Ruger en allumant un cigare.
Le maître d’hôtel les avait conduits dans un des salons privés du Leopard Club, l’un des nombreux endroits où ces messieurs fortunés de Dallas jouissaient de services exclusifs, nuit et jour. Il attendit que la jeune serveuse, dans une tenue qui ne laissait aucune latitude à l’imagination, serve leurs cafés.
— J’imagine que le logement que nous vous avons fourni est de meilleur standing que ce que vous proposait l’État de l’Illinois ?
— J’apprécie le changement.
Un mètre quatre-vingt-dix, une carrure d’ours, Ruger était visiblement soucieux de travailler sa condition physique. Ses cheveux noirs et courts commençaient à grisonner et une cicatrice, souvenir d’une bagarre dans un bar, barrait son visage grêlé.
— Je suis ravi que le juge O’Reilly ait arrangé les choses…
Crowley laissa un moment sa phrase en suspens, de façon à ce que Ruger n’ait aucun doute quant à l’identité de celui qui l’avait fait acquitter.
— Maintenant que ceci est réglé, il nous faut discuter de votre futur emploi.
L’homme qui avait payé le juge avait déjà informé Ruger que le prix de sa liberté lui serait expliqué à Dallas.
N’ayant guère de goût pour les mots, celui-ci se contenta d’acquiescer.
— Comme toutes les grandes entreprises, nous utilisons l’espionnage commercial qui, chez Evran, est pris en charge par un département que nous appelons la Zone 15. Il est bien évident que son existence n’est connue que d’un très petit nombre de personnes. Au sein de la Zone 15, disons que les activités sont compartimentées. Il peut parfois arriver que nous nous retrouvions face à des menaces qui nécessitent d’être éliminées, si vous voyez ce que je veux dire.
— Mes services ne sont pas donnés, monsieur Crowley.
— Et nous n’employons pas d’amateurs, Ruger, répliqua Crowley, glacial. L’argent n’est pas un problème. Tout ce qui nous importe, c’est que les missions soient accomplies de façon propre et discrète, sans laisser la moindre trace. Nous vous fournissons un appartement ici à Dallas, ainsi qu’un salaire fixe de 100 000 dollars par an, mais vous devez toujours être en mesure de répondre à nos demandes toutes affaires cessantes. À la condition que cela ne puisse dévoiler l’accord qui nous lie, ce que vous faites de votre temps libre ne regarde que vous. Quant aux missions, cela dépendra de leur nature, mais si elles impliquent des cibles de grande valeur, elles vous vaudront un dédommagement supplémentaire de 300 000 dollars. Des questions ?
— Avez-vous une cible en vue en ce moment ?
— Il pourrait y avoir quelques problèmes à régler dans le Montana…
Crowley lui expliqua vaguement les circonstances entourant la candidature de Davis.
— Il se présentera, j’en fais mon affaire, mais nous allons devoir payer certaines de ses maîtresses.
Ruger haussa les épaules et continua à écouter Crowley qui évoquait à présent O’Connor et Weizman et la quête du Papyrus Euclide à Alexandrie. S’il s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles le président de la plus grande multinationale du monde s’intéressait à un artefact antique, Ruger n’en montrait aucun signe.
— Pour le moment, enchaîna Crowley, un certain docteur Omar Aboud du Musée égyptien du Caire se charge de leur surveillance, mais nous devrons peut-être l’éliminer. Ce personnage n’est pas fiable. Il ne le sait pas, mais nous avons découvert qu’il fournit des informations à un vendeur d’art à Venise.
En lui donnant ce détail, Crowley s’assurait que Ruger comprenne bien que lui aussi serait placé sous surveillance permanente.
— Nous nous occuperons d’Aboud en temps voulu, mais notre tâche la plus pressante consiste à transférer une cargaison ultrasensible depuis notre installation nucléaire en Californie. On vous donnera tous les détails un peu plus tard dans la journée.
*
* *
Rachel décrocha le téléphone sur l’immense bureau en cèdre de Crowley et quelques secondes plus tard le tendit à son patron.
— Nancy Callahan, assistante personnelle du gouverneur Davis, annonça-t-elle à voix basse.
— Madame Callahan, bonjour, Sheldon Crowley à l’appareil. Merci… Gouverneur Davis, ravi de vous entendre. J’espère que vous allez bien ?
— En pleine forme, Sheldon. À quoi dois-je le plaisir de vous entendre ?
— Je vous ai observé à distance, Carter, et vous faites du sacré bon boulot là-haut ; comme vous avez une élection qui arrive bientôt, il y a quelques personnes ici qui aimeraient vous filer un coup de main. Je me rends compte que je m’y prends au dernier moment. Sachez cependant que je suis en train de vous parler d’une donation très importante. Votre agenda doit être surchargé mais si vous pouviez vous libérer dans deux semaines, je vous enverrai mon jet privé et nous discuterons de tout ça à Ploutos Park.
— Eh bien, c’est extrêmement aimable de votre part, Sheldon, attendez une seconde…
Crowley brancha discrètement le haut-parleur. La voix de Carter Davis, étouffée par sa main sur le combiné, restait néanmoins parfaitement audible.
— Nancy… qu’avons-nous dans deux semaines ?
— Le lundi, pas grand-chose, mais le mardi vous avez plusieurs rendez-vous, y compris avec le pasteur Elias Satchelby.
— Reportez-les.
— Ça fait déjà trois fois que vous le décalez.
— Décalez-le une quatrième fois. Mercredi ?
— La chambre de commerce, le matin, et le Bureau des députés juifs l’après-midi, suivi par la cérémonie de récompenses aux jeunes talents.
— Envoyez l’assistant du gouverneur.
— Et vous avez le concours de Miss Montana le soir. Je peux aussi proposer à l’assistant de vous remplacer.
— Non, non, ça je m’en charge… Sheldon, vous êtes toujours là ? Je pourrais venir le lundi matin et repartir le mercredi tôt dans l’après-midi. J’ai une importante réunion le soir.
— Nous serons ravis de vous voir et, j’aurais dû le mentionner, Mme Davis sera la bienvenue elle aussi.
— Mme Davis préfère éviter les voyages, Sheldon, mais aucun problème pour moi. Je suis impatient de vous voir.
— Excellent. Nos assistantes s’occuperont des détails. Ravi de vous avoir parlé.
Crowley tendit l’appareil à Rachel.
Celle-ci leva les yeux au ciel.
— Nancy… je ne crois pas que nous nous connaissions, mais j’espère que nous pourrons remédier à cela très vite. L’un des Gulfstream d’Evran sera à l’aéroport d’Helena à 9 heures le lundi pour prendre le gouverneur. Je vous préciserai tout ceci par mail… Ravie de vous avoir parlé, moi aussi.
— Il n’a pas changé, ajouta Rachel après avoir raccroché. C’est la première fois que j’entends dire que le concours de Miss Montana est une « réunion importante ».
— Ce sera à vous de faire en sorte qu’il n’ouvre pas sa braguette à tout bout de champ, dit Crowley avec irritation. Mais il ne suffit pas de le faire venir ici. Tant que ces connards d’évangéliques ne le soutiendront pas, ses chances d’être élu restent très maigres. Shipley est là ?
— Il vient d’arriver.
— Faites-le entrer.
*
* *
— Pasteur Matthias, quelle joie de vous revoir, dit Crowley en lui serrant la main.
Rachel grimaça. Elle avait déjà eu le douteux privilège de cette poignée de main et elle avait eu l’impression de saisir une méduse. Doté d’une peau très pâle, Shipley frôlait l’obésité. Le jet privé et la Maserati n’étaient pas les seuls petits avantages qu’offrait le commerce du salut des âmes. L’église de Hermit Road, obèse elle aussi, disposait de cuisines dignes d’un restaurant étoilé afin de satisfaire le délicat mais néanmoins copieux appétit du pasteur.
— Tout le plaisir est pour moi, répondit Shipley en s’installant sur un des canapés, même si j’espère que je ne suis pas ici pour parler de la candidature Davis. En ce qui me concerne, c’est une affaire réglée.
— J’y reviendrai plus tard mais, d’abord, parlons de votre fonds de construction. Je pensais à un montant dans les 50 000 dollars.
— C’est un don très généreux, Sheldon, que le Seigneur appréciera, j’en suis persuadé, s’il est accordé sans condition. Il nous est tout à fait impossible d’apporter notre soutien à un divorcé comme candidat à la Maison-Blanche. Les Écritures sont très claires sur ce sujet, poursuivit-il en sortant une vieille bible en cuir de son attaché-case.
Rachel réprima un gémissement.
— « Ce que Dieu a réuni, aucun homme ne peut le séparer… », Marc 10:2, fit le pasteur en martelant la page avec son index. Quiconque divorce de son épouse légitime pour s’unir à une autre femme est coupable d’adultère. Aucun doute ne doit subsister là-dessus, Sheldon.
— Je crois me souvenir que Ronald Reagan était divorcé et que vous l’avez pourtant soutenu… Avez-vous entendu parler du Papyrus Horus, Matthias ? demanda Crowley.
Le teint du pasteur, pourtant déjà très pâle, devint d’une blancheur de craie.
— Sornettes d’infidèles.
— Mais qui n’en demeurent pas moins une menace pour votre Église. Votre empire est bâti sur l’authenticité du christianisme.
— Les Égyptiens étaient des païens.
— Ce qui est justement le cœur du problème, non ? Si la religion chrétienne n’est que la réplique d’une religion païenne précédente, cela risque de soulever de très sérieuses questions parmi vos fidèles. Un dieu égyptien, Horus, né d’une vierge un 25 décembre et dont la venue a été annoncée par trois rois guidés par une étoile « d’orient ». Trois mille ans avant même qu’on entende parler du Christ. Autre miracle : ce dieu égyptien avait douze disciples, il marchait sur l’eau, il ressuscitait les morts et transformait l’eau en vin.
— Ce n’est pas la première fois que de soi-disant chercheurs ont tenté d’établir un parallèle.
— En effet. Mais il ne s’agit plus d’un parallèle, Matthias. Le Livre des Morts égyptien contient les Dix Commandements et ce, bien avant que Moïse ne les reçoive. Et les anciens Égyptiens ont gravé des hiéroglyphes sur les murs du temple de Louxor qui dépeignent l’Annonciation. Tout comme l’archange Gabriel annonce la future naissance du Christ à Marie malgré sa virginité, plusieurs siècles plus tôt, le dieu Thot avait annoncé celle d’Horus à Isis également vierge.
Rachel observait les deux hommes avec attention. Crowley, elle le savait, pensait que la religion n’était qu’un vaste bobard, mais il avait étudié le sujet. Si la crédulité de certains pouvait permettre à sa marionnette de se retrouver à la Maison-Blanche, il n’aurait aucun scrupule à s’en servir. Shipley, pour sa part, tentait de contrôler sa rage. Ce pasteur éprouvait-il une foi sincère, se demanda-t-elle, ou bien sa fureur était-elle provoquée par la menace qui pesait maintenant sur les fondations d’un empire multimillionnaire ?
— Jusqu’à présent, vous êtes parvenus à réfuter ces similarités en les présentant comme les divagations de chercheurs athéistes, mais désormais la preuve existe. C’est la première fois qu’un document antique, explicitant en détail la religion égyptienne, est mis à jour. Une religion quasiment identique au christianisme mais qui le précède de trois millénaires. Il semble plus que probable que ces histoires égyptiennes se soient retrouvées dans la Bible après avoir été transmises oralement depuis la nuit des temps, continua Crowley, broyant impitoyablement Shipley. Si le Papyrus Horus est publié, le monde entier saura que le dieu égyptien a été crucifié et a ressuscité trois jours après sa mort… Une coïncidence plus que remarquable, vous ne trouvez pas ?
— Où est ce papyrus ? demanda Shipley, la voix brisée.
Crowley sourit.
— En sûreté dans un coffre et, à condition que vous souteniez la campagne de Davis, il y restera.