— Murray semble bien décidée à obtenir un audit sur les comptes de Crowley, observa O’Connor.
McNamara et lui essayaient de donner un sens aux informations qu’elle leur avait communiquées et, notamment, de comprendre ce que Khan et Crowley avaient bien pu faire à Alexandrie.
— En plus d’être très jolie, cette fille est surtout une excellente analyste… une des meilleures de la NSA, mais elle n’a pas dû beaucoup fréquenter le Congrès et la Maison-Blanche. Si on s’en prend à Crowley sans apporter une tonne de preuves en béton, on va nous pendre haut et court et, croyez-moi, ce n’est pas une métaphore. D’un autre côté, si Crowley tient Davis par les couilles et si celui-ci devient président, c’est tout le pays qu’il aura entre ses mains.
— Vous pensez que Murray exagère son implication ?
— Considérons les éléments dont nous sommes sûrs, dit McNamara dont la longévité au poste d’espion en chef de la plus grande puissance du monde s’expliquait, entre autres, par sa capacité à envisager toutes les éventualités. Primo, Crowley est un connard avec un grand C et ça fait très longtemps qu’il exerce toutes sortes de pressions sur Capitol Hill pour faire annuler l’interdiction d’exporter les Scorpion et les Taipan. Il vendrait sa mère et sa grand-mère en prime pour gagner un dollar, mais jusqu’à présent, je n’ai jamais rien vu passer permettant de croire qu’il serait capable de s’associer à des terroristes… Même un salopard tel que lui ne prendrait pas de tels risques pour vendre quelques missiles. Khan, par contre, c’est une autre histoire… vous l’avez déjà rencontré, je crois ?
— Une fois, il y a quelques années, très brièvement, à Islamabad. Un personnage assez fuyant. Une caractéristique que semblent posséder beaucoup de généraux pakistanais.
— Et quelques-uns de leurs hommes politiques. La question est : pourquoi Crowley fréquente-t-il un type pareil ? Par ailleurs, il serait bon de savoir si d’autres personnes se trouvaient avec eux à Alexandrie, ce qui me paraît probable. Investir un site tel que le palais Kashta ne se justifierait pas pour une simple rencontre en tête à tête. Autre interrogation : quel est ce fameux lieu dont parle Khan ?
McNamara appuya sur l’interrupteur de son bureau et un grand écran vidéo s’alluma sur le mur opposé. Il pianota sur le clavier de son ordinateur et une carte du monde – classée secret défense – apparut. Elle montrait les endroits où les équipes de la CIA étaient actuellement déployées.
— Quels sont les principaux endroits stratégiques dans le monde en ce moment ?
O’Connor prit un petit pointeur laser sur la table.
— Tout dépend du point de vue qu’on adopte, celui des talibans ou celui d’Al-Qaida, dit-il. Pour les talibans qui combattent essentiellement sur leur sol, la clé est la passe de Khyber, mais étant donné notre puissance de feu à Bagram et à Creech, ils ne pourront en prendre le contrôle que par intermittence et pour de brefs moments. Le mieux qu’ils puissent espérer, c’est d’y monter des embuscades contre nos convois de réapprovisionnement.
— Je suis d’accord, donc allons un peu plus loin, qu’est-ce qui affecterait gravement l’Occident ?
C’était une des raisons pour lesquelles O’Connor appréciait autant de travailler avec McNamara. Non seulement son patron protégeait ses hommes et tentait de leur épargner les pressions exercées par la Maison-Blanche et le Capitole, mais – et c’était une qualité qu’ils partageaient – il possédait aussi la capacité rare de considérer chaque situation selon le point de vue de l’ennemi ; en l’occurrence, de se mettre dans la peau des terroristes.
— En dépit du succès de la fracturation hydraulique, dit O’Connor, nos besoins en pétrole restent notre point faible ; et il y a quelques endroits dans le monde qui sont de véritables goulots d’étranglement : les pipelines, les raffineries et les ports. Abqaiq et Ras Tanura sont sans aucun doute les installations les plus importantes et les plus vulnérables, dit-il, montrant avec son laser la raffinerie dans le désert saoudien et le port qui lui était associé sur la côte. Deux tiers des exportations de pétrole de l’Arabie saoudite passent par là… environ 7 millions de barils par jour.
— Mais difficile à frapper, marmonna McNamara. Al-Qaida a déjà tenté le coup à plusieurs reprises, sans succès ; ce sont des cibles immenses et la sécurité y est impressionnante.
— Ce qui, sur terre, nous laisse l’oléoduc Droujba, dit O’Connor en suivant le plus long pipeline du monde qui, partant du sud-est de la Russie, traversait l’Ukraine, la Hongrie, la Pologne et l’Allemagne. Il transporte plus d’un million de barils par jour.
— Et il est relativement vulnérable : 4 000 kilomètres de long, mais saboter le Droujba ne nous nuirait pas directement.
O’Connor acquiesça.
— Depuis le 11-Septembre et les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, Al-Qaida cible principalement les États-Unis… Personnellement, je penche plutôt pour une attaque en mer et je vois quatre endroits susceptibles d’intéresser des terroristes déterminés, en commençant par Suez.
La pointe rouge du laser balaya les 193 kilomètres du canal qui reliait la Méditerranée à la mer Rouge, permettant le transit des marchandises entre l’Europe et l’Asie sans avoir à effectuer le long détour par le cap de Bonne-Espérance.
— Sa fermeture en 1956 a provoqué notre première vraie pénurie, mais la crise de Suez ne devait rien aux fanatiques religieux… Nasser avait juste décidé d’emmerder Eisenhower. Furieux que les États-Unis et la Grande-Bretagne se soient retirés du financement du barrage d’Assouan, le président égyptien avait pris la décision de nationaliser le canal, provoquant une inflation des cours du pétrole et une nouvelle crise au Moyen-Orient qui avait encore empiré quand Anglais, Français et Israéliens s’étaient alliés pour lancer une attaque contre l’Égypte sans prévenir les États-Unis. Eisenhower en avait été malade.
Une étincelle dansa dans les yeux bleus de McNamara. Le fait que l’occupant du 1600 Pennsylvania Avenue ne soit pas à l’abri de tels moments d’inconfort n’était pas pour lui déplaire. Il y voyait une juste rétribution pour tous ceux qu’il avait lui-même connus dans la Situation Room, la salle de crise installée sous le bureau ovale de la Maison-Blanche.
— C’était pire encore après la guerre des Six Jours en 1967. Comment l’ont-ils appelée, déjà ? La Flotte jaune.
Quand la guerre avait éclaté entre Israël et l’Égypte alliée à plusieurs pays arabes, Nasser avait fait saborder des navires aux deux extrémités du canal, y bloquant seize vaisseaux pendant huit ans. Avec le temps, à mesure que la poussière du désert les recouvrait, on les avait surnommés la Flotte jaune.
— C’est à cause de ça qu’on a commencé à construire des supertankers, continua McNamara.
La fermeture de Suez en 1956 et à nouveau entre 1967 et 1975 n’avait fait que souligner la vulnérabilité de ce qui était, à l’époque, le principal goulot d’étranglement au monde. Si le pétrole transporté devait désormais contourner le cap de Bonne-Espérance, les compagnies pétrolières avaient dû faire en sorte que cela soit rentable ; en faisant construire d’immenses navires bien trop massifs pour accoster dans un port fermé, quel qu’il soit.
— Et je constate que cet enfoiré de Crowley vient d’en commander deux autres, ajouta McNamara. Le Evran Cosmos et le Evran Universe : des bâtiments de 510 000 tonnes chacun, longs comme quatre terrains de football avec un tirant d’eau de 25 mètres. Ce sont les plus gros du monde, trop gros par exemple pour emprunter la Manche, mais est-ce étonnant de la part de ce connard prétentieux ?
— Et c’est pourquoi je ne pense pas que l’endroit stratégique dont parle Khan soit Suez, dit O’Connor. À l’époque des supertankers, sa fermeture ne nous affecterait pas vraiment.
— N’oublions pas, cependant, que Khan et Crowley se sont rencontrés à Alexandrie, répondit McNamara. Bon, si ce n’est pas Suez, où cela pourrait-il être ?
— Le détroit de Malacca est une autre possibilité.
Le laser se promenait maintenant sur les 800 kilomètres qui séparaient l’île de Sumatra de la péninsule malaise, la principale voie de navigation entre l’Inde et l’océan Pacifique.
— Un mille nautique et demi de largeur ici, dit O’Connor, juste au sud de Singapour et un trafic d’environ un million de barils par jour… à peu près l’équivalent du canal de Suez. Pourtant, je ne le placerais pas en haut de la liste des priorités d’un terroriste.
— Je suis d’accord. Quoi d’autre ?
— Le Bosphore est le plus étroit du monde et c’est aussi une voie navigable assez dangereuse, dit O’Connor, montrant le détroit de 42 kilomètres reliant la mer Noire à la mer de Marmara, et de là à la mer Égée et à la Méditerranée. Les courants y filent à 7 ou 8 nœuds et il y a un virage à 45 degrés ici près de la pointe de Kandilli.
— Donc, facile à attaquer, mais l’effet se ferait surtout sentir en Russie et en Ukraine.
— Exactement, ce qui nous laisse le détroit d’Ormuz et ce serait mon choix, dit O’Connor en déplaçant le laser vers le bras de mer qui reliait le golfe d’Oman au golfe Persique.
L’endroit était l’un des plus sensibles du monde et les soulèvements du Printemps arabe contre des dictateurs comme l’Égyptien Moubarak ou le Tunisien Bel Ali, et sa femme Leïla – tous deux faisant l’objet d’un mandat d’arrêt international pour haute trahison et blanchiment d’argent –, n’avaient fait que déstabiliser un peu plus encore une région où la situation était déjà explosive.
— Si j’étais terroriste et si je voulais en priorité atteindre les États-Unis, je frapperais là, continua O’Connor. Avec 17 millions de barils qui y passent chaque jour dont la plupart sont destinés à l’Europe de l’Ouest, au Japon et aux États-Unis, les files d’attente devant nos stations-service seraient bien plus importantes encore que lors de la guerre du Kippour.
En 1973, cela faisait un bon moment que le président égyptien, Anouar el-Sadate, exigeait la restitution du Sinaï perdu lors de la guerre des Six Jours ; le président syrien, Hafez el-Assad, avait lui aussi reçu une fin de non-recevoir quant à ses demandes sur le plateau du Golan. Le 6 octobre, lors de Yom Kippour, le Grand Pardon, jour le plus sacré du calendrier religieux juif, les forces égyptiennes avaient traversé le canal de Suez pendant que les Syriens attaquaient le Golan. La surprise pour les Israéliens avait été totale.
— Je me souviens de cette guerre, dit McNamara. Je venais tout juste d’entrer à la CIA et j’étais en poste à Tel-Aviv. Les Israéliens ont bien failli se faire jeter à la mer. Nixon avait carrément déserté et il n’a pas assisté à une seule réunion du Conseil de sécurité nationale. Il a passé la guerre terré dans sa retraite de Key Biscayne à essayer de gagner du temps pendant que le procureur spécial Cox lui demandait les bandes du Watergate. Israël, assailli de toutes parts et n’ayant plus que trois jours de réserve en munitions, a reçu l’aide du secrétaire d’État Henry Kissinger qui avait pris sur lui d’organiser le soutien militaire. Les États arabes avaient été furieux et les nations de l’Opep, menées par l’Arabie saoudite, avaient interrompu toutes les exportations de pétrole à destination des États-Unis.
O’Connor sourit.
— Sans compter qu’il devait aussi se dépêtrer avec les retombées de la démission de son vice-président Spiro Agnew, pris la main dans le sac.
— Les queues devant les stations s’étendaient sur des kilomètres, l’attente durait des heures, les gens paniquaient à l’idée de ne plus avoir d’essence. Vous pensez qu’une attaque sur Ormuz aujourd’hui aurait les mêmes conséquences ?
— Nous sommes mieux préparés, mais ce serait quand même un coup très dur. En 1973, le prix du baril était passé de 18 dollars à plus de 100 ; aujourd’hui, une fermeture du détroit d’Ormuz aurait un effet similaire. Les prix à la pompe seraient multipliés par quatre. Les conséquences pour l’Occident et l’économie mondiale seraient sans doute très pénibles.
— Ce qui ferait la joie de ces enfoirés d’Al-Qaida, acquiesça McNamara. Le problème, c’est que les satellites bossent à temps complet sur l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. Difficile de leur assigner une nouvelle mission de surveillance, mais je vais voir ce que je peux faire.
— Ne devrions-nous pas briefer la Maison-Blanche ?
McNamara secoua la tête.
— Attendons d’avoir du solide. McGovern doit déjà se farcir l’Iran et son programme nucléaire, Netanyahou et Israël, el-Assad et la Syrie et Karzai et l’Afghanistan… Je ne vais pas l’embêter avec ce qui n’est pour l’instant qu’une hypothèse. Mais je vais les prévenir discrètement et j’en toucherai un mot au secrétaire d’État. En attendant, vous feriez bien de retourner à Alexandrie pour découvrir qui assistait à cette fameuse réunion au palais Kashta. Tant que vous y êtes, prenez un ou deux jours de congé supplémentaires et saluez Aleta de ma part, conclut McNamara avec un sourire.
En retournant dans le bureau qui lui avait temporairement été affecté, O’Connor songea à un Carter Davis devenu président. Le peuple américain n’était sûrement pas assez crédule pour élire un crétin pareil. Il secoua la tête. Avec quelqu’un comme Crowley à la manœuvre, tout était possible.