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Siège d’Evran, Dallas, Texas


Installés dans son penthouse, Sheldon Crowley suivait avec Rachel Bannister la couverture des événements survenus dans le golfe Persique sur CNC. Rachel contemplait l’écran avec une horreur croissante, tout en restant perplexe devant le détachement affiché par son patron.

La voix mélodieuse mais grave de Walter Cronkwell emplissait la pièce.

« Le président a lancé un appel au calme tant que nous n’avons aucune certitude sur ce qui s’est réellement passé. Voici ce qu’il déclarait il y a quelques instants à peine. »

L’image changea, montrant un président McGovern, le visage fermé, dans la salle de presse au premier étage de l’aile ouest de la Maison-Blanche. En 1969, le président Nixon avait fait recouvrir la piscine de la résidence d’une dalle de béton afin d’utiliser l’espace ainsi récupéré, tout proche du bureau ovale, pour ses conférences de presse. Flanqué de la bannière étoilée d’un côté et du drapeau bleu frappé du sceau présidentiel, McGovern s’adressait à une foule de journalistes et photographes.

« Aujourd’hui, à approximativement 18 h 30, heure locale, deux supertankers ont été coulés dans les voies de navigation du golfe Persique… l’Atlantic Giant, un transporteur ultralarge, dans la voie nord, et le Leila, un très gros porteur, dans la voie sud, provoquant de fait la fermeture du détroit d’Ormuz. Nous n’avons pour l’instant aucune certitude quant aux raisons et aux modalités de ces attentats qui provoquent une menace sérieuse, mais gérable, sur l’approvisionnement en pétrole de ce pays et du monde entier, souligna le président. »

Alors qu’il parlait, la chaîne diffusait des images de files d’attente de deux à 3 kilomètres de long qui se formaient déjà devant des stations-service à travers tout le pays, où les prix avaient subitement grimpé à plus de 12 dollars le gallon. Incrédule, Rachel vit les scènes de bagarre qui éclataient entre automobilistes alors que la demande excédait très vite l’offre et que certaines pompes se retrouvaient à sec. D’autres reportages montrèrent la situation à Berlin puis à Paris où le litre d’essence avait franchi la barrière des 6 euros. Au Royaume-Uni, la somme astronomique de 552 pence par litre avait été atteinte tandis qu’en Australie, située en bout d’une très longue ligne d’approvisionnement, des consommateurs tout aussi enragés devaient payer jusqu’à 6 dollars australiens le litre. Des centaines de millions de familles à travers le monde devaient soudain faire face à un prix du fioul qui dépassait, de très loin, leurs moyens.

« Mieux vaut, continuait le président tandis que l’image revenait sur la conférence de presse, éviter de tirer des conclusions prématurément. J’ai convoqué une réunion du Conseil de sécurité nationale juste après cette conférence de presse, mais je veux que le peuple américain sache que nous prenons cette situation très, très au sérieux, et je veillerai personnellement à ce qu’il soit tenu totalement informé des futurs développements. À présent… j’ai juste le temps de répondre à quelques questions. »

Il esquissa un sourire sans joie quand une douzaine de voix se mirent à hurler.

« Un à la fois, s’il vous plaît. Michelle ? dit-il en montrant la correspondante du New York Times.

— On évoque l’utilisation de mines ou de missiles, mais que ce soit l’un ou l’autre, le consensus est que l’Iran serait l’instigateur de ces attaques. Votre avis, monsieur le président ?

— Tout ceci n’est que pure spéculation, évitons de tirer des conclusions hasardeuses.

— Monsieur le président, certains analystes comparent la situation présente à la guerre du Kippour, dit un autre journaliste. Étant donné que 35 % du pétrole du monde passe par ce détroit, ces mêmes analystes prédisent une augmentation du baril jusqu’à 400 dollars, ce qui signifierait une catastrophe économique d’une ampleur jamais vue. Vos…

— Voilà précisément le genre d’analyses irrationnelles dont je parlais, le coupa sèchement le président. Pour commencer, 35 % du trafic pétrolier maritime passe par le détroit d’Ormuz, ce qui équivaut à tout juste 18 % des 90 millions de barils que le monde utilise chaque jour. Je vous l’accorde, cela reste une quantité importante, mais il est ridicule de céder à la panique. Ici, aux États-Unis, nous disposons d’une réserve stratégique de 700 millions de barils en prévision d’une telle éventualité. »

La caméra revint sur Cronkwell en studio.

« C’était donc quelques extraits de la conférence de presse que le président vient de donner à la Maison-Blanche. Rejoignons maintenant notre correspondante, Susan Murkowski, à la Bourse de New York. Non seulement le prix de l’essence a grimpé en flèche depuis cette attaque, Susan, mais c’est également le cas des actions se rapportant à tous les dérivés du pétrole alors que le reste du marché dégringole.

— C’est exact, Walter. Le Dow Jones s’est effondré pour atteindre un cours qu’on n’avait plus vu depuis la crise de 2008. À l’époque, il avait perdu 54 % mais, aujourd’hui, c’est pire encore puisque la baisse approche des 62 % en quasiment une journée. »

Crowley en avait déjà l’eau à la bouche. De l’autre côté de l’Atlantique, Crédit Group s’était mis en chasse sur les marchés paniqués. René du Bois avait donné l’ordre à ses analystes d’acheter sur toutes les principales places boursières – New York, Londres, Francfort, Tokyo, Sydney et Shanghai – avec pour mission de se concentrer sur les compagnies figurant dans le classement des 500 plus importantes établi par Fortune, acquérant ainsi des centaines de millions d’actions à une fraction de leur valeur réelle.

À Wall Street, les traders étaient atterrés tout comme les courtiers vêtus de leur veste bleue si spécifique, arborant leurs numéros d’immatriculation blancs et le drapeau américain. Beaucoup restaient collés devant leurs écrans saturés de signaux d’alerte rouge ; d’autres étaient au téléphone, tentant de rassurer des clients désespérés. La caméra revint sur Susan Murkowski.

« Nous avons pu joindre George Sallis tout à l’heure et voici ce qu’il nous a dit. »

Le patron du Sallis Fund Management, le très célèbre et très respecté George Sallis, apparut, s’exprimant depuis son bureau dans son penthouse de Chicago.

« Ce krach est sans précédent, commença-t-il. Il faudrait remonter à 1929 pour trouver quelque chose de comparable par sa férocité et sa soudaineté… mais cela aurait pu être bien pire encore sans l’intervention de quelques très gros acheteurs qui s’activent en ce moment même sur les marchés.

— Savons-nous qui sont ces investisseurs surprises ? demanda Murkowski. »

Sallis poussa un long soupir, les traits marqués par la tension de ces dernières vingt-quatre heures.

« Des rumeurs non confirmées indiquent que tous les établissements financiers appartenant au Crédit Group s’emparent à coups de milliards de dollars de valeurs que cherchent à céder des vendeurs aux abois. Dans les circonstances actuelles, cela pourrait paraître bizarre, mais il est clair aussi qu’un immense pourcentage de ces actions est considérablement sous-coté, ce qui explique peut-être la réaction des analystes de Crédit Group.

— Donc, si Crédit Group a raison, cette crise financière pourrait s’achever relativement vite ? suggéra Murkowski.

— J’aimerais partager votre optimisme, mais nous sommes encore très loin de saisir toutes les implications de la fermeture du détroit d’Ormuz. Le Japon, par exemple, la troisième économie mondiale, importe 75 % de son pétrole par ce détroit et cela va non seulement dévaster son économie, mais affectera aussi gravement la Chine. Cela aura également un impact prolongé sur les économies européennes qui sont déjà bien mal en point, ainsi que sur l’Australie qui exporte d’immenses quantités de fer et autres minéraux vers la Chine et ses usines. La gravité de la situation est réelle et la convalescence risque d’être longue et douloureuse. Tout dépendra de la vitesse à laquelle le détroit sera rouvert.

— De bien sombres perspectives, Walter.

— En effet, dit Cronkwell. C’était notre correspondante, Susan Murkowski. Passons aux autres nouvelles. En raison de cette crise dans le golfe Persique, le président McGovern a dû annuler une visite prévue de longue date à Islamabad dans le but d’établir de meilleures relations entre les États-Unis et le Pakistan. Un porte-parole de la Maison-Blanche a déclaré aujourd’hui… »

Exultant, Crowley éteignit la télé. C’était dans des moments comme celui-ci qu’il jouissait vraiment de sa puissance, de la puissance de Pharos. En 1776, dans La Richesse des nations, le grand économiste Adam Smith avait introduit le concept d’une « main invisible » agissant sur les marchés : en raison de la compétition entre acheteurs et vendeurs, ceux-ci se réguleraient par eux-mêmes. Le groupe Pharos venait d’élever ce concept à un niveau bien supérieur en manipulant de façon massive et délibérée les places financières. D’ici peu, il serait en mesure de s’assurer le contrôle de la plupart des grandes banques et multinationales. Alors commencerait enfin l’ère du nouvel ordre mondial.

— Tout cela ne semble pas vous inquiéter outre mesure, Sheldon, remarqua Rachel.

— Il y a deux sortes d’investisseurs, ma chère. Ceux qui suivent la meute et ceux qui savent ce qu’ils font. Freud, Jung, Kierkegaard, Nietzsche, des économistes comme Veblen… ont tous décrit cette mentalité de chiens de Panurge telle que nous venons de la voir se manifester de façon éclatante ces dernières vingt-quatre heures. Ces gens sont à la merci de leurs émotions. Ils ne pensent qu’à leur profit immédiat.

Rachel resta impassible. Personne, à sa connaissance, n’était plus obsédé par le profit que Sheldon Crowley. Elle-même appréciait ce que cette richesse permettait de s’offrir, mais, à l’image de son patron, elle aimait par-dessus tout l’extraordinaire pouvoir qui l’accompagnait. Elle l’avait vu gagner des centaines de millions grâce à des délits d’initié qui, s’ils étaient rendus publics, lui vaudraient de longues années de prison. Lors de la précédente crise financière, il avait réalisé des bénéfices obscènes, mais cette fois-ci, c’était différent. Non seulement il semblait jouir d’informations que nul autre ne possédait, mais c’était aussi comme si, d’une certaine façon, il se trouvait lui-même à l’origine de cette chaîne d’événements. Une hypothèse proprement impensable.

— En cet instant, la meute n’obéit qu’à une peur abjecte, à une frénésie immonde. « Vendre ! Vendre à tout prix ! » Et cette peur se nourrit elle-même, accélérant encore l’effondrement des marchés.

Crowley se leva pour aller contempler les rues de Dallas, dont beaucoup étaient bloquées en raison des files d’attente devant les stations-service.

— Comme ces crétins, là en bas, qui, en cédant à la panique, contribuent encore à faire encore augmenter le prix de l’essence. Leurs semblables sur les marchés financiers ont oublié la première leçon de Wall Street : agir à l’opposé des masses.

Il se tourna vers une banque de moniteurs sécurisés par le système de cryptage de la Zone 15. Ses yeux se plissèrent et il hocha imperceptiblement la tête. En ce moment même, les banques de Crédit Group exécutaient une attaque massive, achetant des actions sur toutes les principales places financières du monde. Des milliards de dollars étaient déversés sur les marchés, mais la panique était telle que cela n’enrayait guère la chute catastrophique.

Une des chaînes de télévision câblée diffusait une interview d’un couple de retraités qui venait tout juste de voir les économies de toute une vie partir en fumée. La femme sanglotait, l’homme essayait de ne pas pleurer.

— Et plus ça baisse, mieux c’est, marmonna Crowley en jubilant.